" Réconciliation"
SIXIEME DIMANCHE ORDINAIRE (A)
Evangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 5, 17-37
Comme les disciples s'étaient rassemblés autour de Jésus, sur la montagne, il leur disait : "Je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux.
Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu'un commet un meurtre, il en répondra au tribunal. Eh bien, moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal...
Vous avez appris qu'il a été dit : Tu ne commettras pas d'adultère. Eh bien, moi, je vous dis : Tout homme qui regarde une femme et la désire, a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur...
Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu ne feras pas de faux serments, mais tu t'acquitteras de tes serments envers le Seigneur. Eh bien, moi, je vous dis de ne faire aucun serment... Quand vous dites "Oui", que ce soit un "Oui" ; quand vous dites "Non", que ce soit un "Non". Tout ce qui est en plus vient du Mauvais."
oOo
Trop difficile !
Ma première réaction, en entendant ce discours du Christ, c'est de m'écrier : "C'est trop difficile ! C'est même impossible." Alors, je ne marche plus, je laisse tomber. Déjà, le fait d'observer les commandements de Dieu, honnêtement, scrupuleusement, c'est difficile. Mais cette fois, Jésus va trop loin ! Ne pas tuer, ça va, ce n'est pas trop difficile. "Je n'ai ni tué ni volé", comme disent les gens. Mais ne pas se mettre en colère ! Alors, là, c'est trop difficile pour moi. De même, ne pas commettre l'adultère, c'est faisable. Mais ne jamais désirer la femme (ou l'homme) qu'on rencontre, tout au long de son existence, est-ce possible ? Je veux bien encore ne pas faire de faux serments, mais je me surprends si souvent à dire "Je te le jure". C'est si mal que çà ?
Et, de plus, il y a tous ces passages du même discours où le Christ semble m'interpeller directement pour me dire : "Si ton frère a quelque chose contre toi, va te réconcilier"...comme s'il ne pouvait pas venir lui-même s'expliquer ! Ou encore : "Si ton œil t'entraîne au péché, arrache-le", alors que je sais bien que le mal n'est pas dans la vision, mais dans le regard, donc, dans mon esprit, dans mon cœur !
Bref, j'ai envie de rejeter tout cela en bloc, parce que je ne comprends pas. Et pourtant, je pressens dans ces paroles comme un appel à un mieux-vivre. Essayons donc de voir avec plus de précision ce que Jésus veut nous dire.
Vivre, c'est choisir
La première lecture de ce jour, tirée du livre de Sirac le Sage, va me mettre sur une piste : vivre, c'est choisir. Je ne suis pas un robot, je ne suis pas un esclave. J'ai la possibilité de faire des choix, de ne pas subir ma vie, de ne pas être conditionné uniquement par mes instincts. Je peux choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort, entre mon bonheur et mon malheur. Je suis libre. C'est très important, à une époque où tant de gens se disent : "Qu'est-ce que j'y peux ! Je suis fait comme çà !" Je suis libre, mais pas pour faire n'importe quoi. Ma liberté, ce n'est pas l'absence de toute règle. Au contraire. Cette loi de Dieu, transmise au Peuple par Moïse, est comme un matériel de signalisation. Elle n'est pas une loi arbitraire, fixée par Dieu dans son vouloir tout-puissant. Elle est une loi de fonctionnement. C'est un peu comme si je vous disais : "Si tu te jettes par le fenêtre du huitième étage, tu meurs". Cette loi de liberté indique une route. Elle me dit : "Si tu sors de cette route; tu risques de te perdre".
Donc, je suis invité à faire des choix d'une importance vitale. Mais il y a la manière de faire ces choix. Pour prendre un exemple, c'est comme un élève qui applique bêtement, sans bien comprendre, un théorème ; à côté de lui, un autre élève a compris le pourquoi du théorème et se joue de toutes les difficultés. C'est dans la manière de faire les choix vitaux qu'intervient le divorce entre, d'une part les scribes et les pharisiens, et d'autre part les disciples de Jésus.
Une piste nouvelle
En effet, scribes et pharisiens, déjà au temps de Jésus, mais encore davantage après 70, c'est-à-dire après la chute de Jérusalem, au temps où Matthieu rédige son Evangile, se présentent comme les meilleurs fidèles, ceux qui appliquent le plus parfaitement la loi du Sinaï. Ils en ont médité tous les articles, et ils en ont même rajouté : gloses, commentaires, prescriptions minutieuses, au fil des ans, sont venues faire de cette loi un carcan, un joug qu'ils cherchent à imposer au peuple. Jésus les critiquera durement : "Ils lient de pesants fardeaux et les imposent sur les épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du bout des doigts". Les disciples de Jésus, eux aussi, à la suite du Maître, se présentent comme les fidèles observateurs de la Loi. Ils ne veulent pas enlever un mot, une lettre de la Loi. Mais ils veulent l'appliquer dans un nouvel esprit : ne plus vivre une religion de façade, mais écouter l'appel du Christ à vivre une conversion du cœur.
Et cette Loi, avec le Christ, n'est plus un code rigide, une série de commandements : elle devient un appel à vivre la liberté. Avant Jésus, elle était "un joug que ni nous, ni nos pères n'avaient pu porter", comme dira l'apôtre Pierre. Avec Jésus, elle devient un chemin, une piste, elle engage à une mise en route.
Et pourtant, elle nous apparaît comme une loi impossible. Peut-on vivre sans colère et sans désirs, par exemple ? Essayons de mieux comprendre l'intention du Christ dans ce discours où se succèdent des formules assez paradoxales.
Dépasser la morale
Je crois qu'il nous indique dans quel sens nous avons à faire les choix vitaux pour trouver le bonheur et procurer le bonheur aux autres. Le loi du Sinaï, nous dit-il, voilà jusqu'où elle va : si tu te contentes de ne pas tuer, ce n'est pas suffisant. Il y a mille manières de tuer quelqu'un, en parole ou par des attitudes. Le péché n'est pas dans la matérialité d'un acte repérable. Il est en nous, là où naît notre liberté, notre désir. C'est bien de s'abstenir d'actes mauvais, mais il faut aller plus loin. Il faut aller jusqu'à faire du neuf au fond de nous-mêmes : un bon coup de balai au fond de ton coeur, là où est la racine de tous les mauvais désirs.
Voilà le sens, l'orientation que donne Jésus : notre bonheur, le bonheur des autres n'est pas dans la facilité, ni dans l'esclavage que créent nos instincts. Il est dans la recherche de choix vraiment libres.
C'est impossible ? Jésus répond : "Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu". Ce qu'il veut, c'est que notre "justice", c'est-à-dire notre fidélité à la Loi, ne soit pas celle des pharisiens : une série d'attitudes de façade. Dire : "Je n'ai ni tué ni volé", ce n'est pas une attitude de disciple du Christ. Mais se dire : "Je suis loin de l'idéal de perfection auquel le Christ m'invite", c'est être sur le bon chemin. Me reconnaître pécheur, faible. Ne pas faire le malin, ni devant Dieu, ni devant les hommes, c'est être disciple du Christ. Il me demande simplement de manifester ma bonne volonté, de ne pas m'arrêter, satisfait de moi, à la formule : "Je n'ai ni tué ni volé". Aller plus loin. Sur la route de la vraie liberté. Au fond, Jésus nous invite à dépasser toutes les morales. Ce dépassement n'est pas hors de notre portée, puisque lui-même s'engage à nous soutenir, à nous entraîner, à faire de nous des hommes libres.