Alors, il se mit à les enseigner longuement.
SEIZIEME DIMANCHE ORDINAIRE (B)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc - 6, 30-34
En ce temps-là,
après leur première mission, les Apôtres se réunirent auprès de Jésus,
et lui annoncèrent tout ce qu’ils avaient fait et enseigné.
Il leur dit :
« Venez à l’écart dans un endroit désert,
et reposez-vous un peu. »
De fait, ceux qui arrivaient et ceux qui partaient étaient nombreux,
et l’on n’avait même pas le temps de manger.
Alors, ils partirent en barque
pour un endroit désert, à l’écart.
Les gens les virent s’éloigner,
et beaucoup comprirent leur intention.
Alors, à pied, de toutes les villes,
ils coururent là-bas
et arrivèrent avant eux.
En débarquant, Jésus vit une grande foule.
Il fut saisi de compassion envers eux,
parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger.
Alors, il se mit à les enseigner longuement.
oOo
Un bilan lucide
A un moment crucial de l'existence d'Israël (le peuple a été dispersé, une bonne partie des Juifs est déportée à Babylone), le prophète Jérémie fait un bilan lucide de la situation. Les rois, les notables, les chefs religieux, tous ceux qui avaient mission de guider le peuple ont failli à leur tâche. Ils se sont conduit comme de mauvais bergers. Et le prophète annonce, de la part de Dieu, qu'un jour viendra où le troupeau sera de nouveau rassemblé et, sous la conduite d'un vrai berger, il reviendra habiter la terre d'Israël.
A la suite de Jérémie, tout Israël, pendant des siècles, a attendu l'arrivée de l'envoyé de Dieu, le «pasteur d'Israël», le Messie qui serait un guide, c'est-à-dire un chef, celui qui prendrait en mains le destin de son peuple et qui le conduirait fermement vers une ère de prospérité et de paix.
Au temps de Jésus, c'est ainsi qu'on s'imaginait le Messie attendu. C'est ainsi que même les Apôtres ont envisagé la mission du Christ. Or, contrairement à la promesse de Jérémie, contrairement à l'attente de tout Israël, Jésus va donner un autre sens à la réalité du «pasteur d'Israël» qu'il vient incarner.
Une situation lamentable
Et cependant, je crois qu'en voyant le petit peuple qui courait après lui, dont il a eu pitié parce qu'ils étaient «comme des brebis sans berger», en vivant toute sa vie en proximité de ces pauvres, Jésus a dû avoir la tentation, souvent, de se mettre à leur tête, de devenir leur guide, de faire pour eux les choix essentiels. Ils étaient en effet dans une situation économique si précaire, pressurés d'impôts et de taxes, dominés par les gros propriétaires fonciers ou dépendant des usuriers ; ils étaient dans une situation politique si lamentable, et le joug du pouvoir romain pesait si lourdement sur eux, et les chefs religieux pratiquaient d'une façon éhontée la collaboration avec l'occupant, et tout geste de révolte était écrasé dans le sang ; ils étaient dans une situation religieuse si triste, écrasés par les obligations mesquines d'une Loi qui, à l'origine, devait en faire des hommes libres...!
C'est le troupeau qui commande
Eh bien, Jésus n'a pas cédé à cette tentation du pouvoir. Bien au contraire. Notre évangile d'aujourd'hui nous dit deux choses. D'abord, on remarque que c'est le troupeau qui commande, et que ce sont les besoins urgents des hommes qui obligent Jésus à changer d'avis, à modifier ses projets, son programme. Voilà que les Douze rentrent de mission : ils ont tellement de choses à raconter à Jésus ! Pas le temps. Ils ont besoin de repos ? La foule les empêche de se reposer. Pas même le temps de manger ! Jésus commande une manœuvre de repli : on va se sauver en barque et prendre un peu de repos dans un endroit plus calme. Eh bien, la foule a vite compris. Alors, plus question pour Jésus de renvoyer les gens et de passer une soirée tranquille avec ses amis. Voilà donc un Messie qui nous apparaît totalement livré aux gens. Rien d'un chef autoritaire. Au contraire, un Christ bien malléable.
Plus importante encore pour notre image du Messie est le dernier membre de phrase que nous venons d'entendre : «Alors, il se met à les instruire longuement».
Primordiale instruction
Une foule désemparée, qui tourne en rond, qui a perdu le sens! Non seulement Jésus ne prend pas la tête de cette foule. Il ne sera ni «guide suprême» ni «chef génial». Il se contente de «les instruire longuement». Rendez-vous compte de ce qu'il fait ! Il ne veut pas des moutons, mais des hommes qui tiennent debout, qui pensent par eux-mêmes, qui décident par eux-mêmes. Donner à quelqu'un savoir et connaissance, c'est lui donner le pouvoir. C'est le faire grandir. Celui qui apprend peut devenir l'égal de celui qui délivre le savoir. Il se libère de son ignorance et de son infériorité. Jésus ne veut pas des disciples qui le suivent comme les moutons suivent leur berger. Il veut opérer une véritable «promotion» de la foule qui court après lui, afin que tous puissent connaître la vérité par eux-mêmes et décider en connaissance de cause. «La vérité vous rendra libres».
Une Parole qui construit
Ce que Jésus a fait un soir pour la foule de Galilée est hautement significatif de ce qu'il fait pour nous, si nous le désirons. Car la situation du monde occidental ressemble un peu à celle de l'Israël du temps de Jésus. Des «bergers» discutables, notre époque en a connu. Et beaucoup d'hommes les ont suivi aveuglément. Je pense, plus qu'aux hommes politiques, à des penseurs comme Nietzche, Marx, Freud. Non qu'ils n'aient rien apporté à notre époque. Mais les idéologies dont ils sont les pères ont été bien souvent meurtrières. Elles ont engendré guerres, ruine économique, goulag. Ce n'est pas étonnant. Même le christianisme, à certaines époques de son histoire, quand il s'est comporté comme une idéologie, a engendré guerres, division, oppression de l'homme. Bref, beaucoup de bergers pour une humanité de plus en plus dispersée, divisée, malheureuse. C'est à ces hommes d'aujourd'hui, à vous, à moi, que le Christ s'adresse. Aujourd'hui encore, il est «saisi de pitié» pour notre monde. Et qu'est-ce qu'il fait ? Pas plus qu'au temps de sa vie terrestre, il ne va prendre la tête de la société pour une remise en ordre. Et il ne demande pas cela à son Eglise. Il se contente de nous instruire longuement. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que sa Parole est là, à notre disposition, comme une critique radicale et constante de toutes les idéologies. Par sa Parole, il remet en question tout ce qui dresse l'homme contre l'homme. Il nous permet de prendre du recul, de tenir debout, de dire non à tous les totalitarismes, de croire que l'homme est premier et que là est la seule chance de salut de notre monde.
L'écouterons-nous ?