Tu es bénie entre toutes les femmes
QUATRIEME DIMANCHE DE L'AVENT (C)
Evangile de Jésus Christ selon saint Luc 1, 39-45
En ces jours-là, Marie se mit en route rapidement vers une ville de la montagne de Judée. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elisabeth. Or, quand Elisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant tressaillit en elle. Alors, Elisabeth fut remplie de l'Esprit Saint, et s'écria d'une voix forte : " Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni. Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu'à moi ? Car lorsque j'ai entendu tes paroles de salutation, l'enfant a tressailli d'allégresse au-dedans de moi. Heureuse, celle qui a cru à l'accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur.
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L'unique sacrifice
Pour dépasser l’expression anecdotique de la scène de la visitation et entrer dans sa signification profonde, je crois qu’il est bon de réfléchir quelques minutes sur le passage de la Lettre aux Hébreux que l’Eglise nous propose de lire ce matin. Il y est question de sacrifice. En gros, l’auteur oppose la conception ancienne et quasi-universelle des sacrifices à l’unique sacrifice : celui de Jésus. Il vient révolutionner l’idée et la pratique anciennes. Désormais tout cela, c’est terminé. Par l’offrande de sa vie, réalisée une fois pour toutes, il rend caducs tous les rites des anciennes religions. Bien plus, il réduit à néant quantité de nos attitudes religieuses les plus ancrées et de nos manières de faire.
Je lisais il y a quelques jours le compte-rendu d’une controverse entre un prêtre intégriste et un théologien « conciliaire ». Le premier parlait sans cesse du « Saint Sacrifice de la Messe » et le second employait le mot « Eucharistie ». Dans leur esprit, il y avait plus qu’une querelle de mots pour désigner une même réalité. Comme quoi il est important de bien définir les mots. Qu’en est-il donc de l’idée de « sacrifice », qu’on emploie, non seulement pour parler du « Sacrifice de la Croix », mais également dans le langage courant, par exemple quand on indique des « prix sacrifiés » Quand j’étais enfant, j’appartenais à un mouvement qui s’appelait la Croisade Eucharistique, dont la devise tenait en quatre mots : « Prie, communie, sacrifie-toi, sois apôtre ». On nous recommandait de faire chaque jour de petits sacrifices, et on mettait en valeur l’exemple de certains enfants-modèles qui, par exemple, mettaient un petit caillou dans leur soulier pour aller à l’école. Avec le recul, je me demande s’il n’y avait pas dans ce précepte comme une invitation à la pratique d’un certain masochisme !
Marchandage ou raccommodage
Quand je regarde l’histoire religieuse des civilisations, je m’aperçois que la pratique des sacrifices y est quasi-universelle. Ces attitudes ritualisées peuvent avoir des intentions diverses. Ce peut être une affaire de marchandage : m’adressant à la divinité, je lui offre quelque chose qui est ma propriété, je m’en défais, je le détruis, je le brûle même, pour obtenir du dieu un bienfait sollicité. Ce peut être aussi, comme l’a bien montré René Girard, le sacrifice d’un « bouc émissaire » : dans une communauté qui est en train de se dissoudre et de se déchirer, on choisit une victime, un bouc émissaire chez les Israélites, qu’on charge de toutes les fautes de la communauté ; et ainsi, on refait sur son dos l’unité de la communauté, cité, état, famille.
Voue le voyez, sous l’appellation de « sacrifice », on met un certain nombre de rites qui ont tous en commun de rendre sacrée la victime, puisqu’elle est offerte à la divinité ; et de comporter chaque fois une dépossession, un don, une offrande. Or, la Lettre aux Hébreux commence par rappeler que Jahvé ne désire pas nos sacrifices ; elle cite le psaume 40 où il est précisé que Dieu « n’a voulu ni sacrifice ni offrande », qu’il n’a demandé « ni holocauste ni expiation » Et le psaume 50 est encore plus explicite. Donc, Dieu rejette carrément tous ces rites sacrificiels qui étaient le quotidien de la liturgie du Temple de Jérusalem. Et l’Ecriture ne s’arrête pas à un rejet et à une condamnation. Dès le temps des psaumes, elle annonce leur remplacement par un unique sacrifice : « Tu m’as fait un corps. Tu n’as pas accepté les holocaustes et les expiations pour le péché, alors je t’ai dit : « Me voici, mon Dieu, je suis venu pour faire ta volonté. » Conclusion : « Ainsi (le Christ) supprime l’ancien culte pour établir le nouveau… grâce à l’offrande que Jésus Christ a faite de son corps, une fois pour toutes. »
Le don d'amour
Il n’en demeure pas moins vrai que le mot « sacrifice » demeure plein d’ambiguïté et qu’il nous faut l’utiliser qu’avec beaucoup de précautions. Prenons l’exemple de cette appellation : « faire la volonté de Dieu ». Elle peut cacher les pires résignations et véhiculer l’image d’un Dieu cruel, à qui on attribue tous les malheurs qui surviennent. On a beau répéter sans cesse que « la volonté de Dieu, c’est que l’homme vive », beaucoup ont du mal à le croire. De même, demeure dans l’esprit de beaucoup que se sacrifier, c’est se priver, se faire souffrir, ou de marchander ainsi la bienveillance divine. Je préfère donc employer, pour désigner de manière positive la signification de la mission du Christ, le mot « don ». Si Dieu lui « a fait un corps », c’est pour qu’il puisse faire le plus beau don d’amour qu’on puisse faire : le don de sa vie. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Et répondre à cet amour par l’Eucharistie, mot qui signifie, vous le savez, « Merci ». J’ai à dire merci, chaque fois que je célèbre, pour le merveilleux don d’amour que Jésus a fait à l’humanité en donnant sa vie. Notre prière est avant tout prière d’action de grâce, pour un incessant merci à notre Dieu d’amour.
Si nous relisons maintenant l’évangile qui nous est proposé, qu’y entendons-nous, par-delà les détails anecdotiques ? Une double action de grâces. Voilà le sacrifice authentique. Il est double : celui de deux futures mères qui ont à dire merci. Non seulement parce qu’elles sont enceintes, mais parce que c’est Dieu qui vient. On appelle cette scène « la Visitation ». Mais au-delà de la visite que fait Marie à Elisabeth, il y a la visite de Dieu. Ces deux femmes sont figure de l’humanité en son accueil de Dieu. Notre vie dépend de cet accueil. Marie, comme son Fils, pouvait reprendre le mot du psaume 40 : « Me voici, Seigneur, je viens faire ta volonté. »
A quelques jours de Noël, soyons, nous aussi prêts à accueillir « celui qui vient ». Puissions-nous surtout apprendre de Marie que toute fécondité spirituelle s’enracine dans un acte de foi qui reste stérile aussi longtemps qu’il n’est pas « incarné. »