Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait
QUATRIEME
DIMANCHE ORDINAIRE (A)
Evangile de Jésus Christ
selon saint Matthieu 5, 1-12
oOo
ETRANGE
Voilà un étrange message de bonheur ! Et ce n'est pas
étonnant que notre monde moderne, bien qu'ayant entendu depuis vingt siècles ce
message de l'évangile des Béatitudes, le refuse et vive d'une manière
diamétralement opposée. En effet, les valeurs de ce monde exaltent la force, la
puissance, l'énergie, la volonté. Les critères de réussite sont des critères
"guerriers" : il s'agit de s'imposer, de se présenter face à l'autre,
de lui en imposer. Et voilà que l'évangile, aujourd'hui, vante les petits, les
faibles, les humbles, ceux qui n'ont rien et ceux qui ne sont rien. Il est donc
normal que notre monde récuse en pratique le message des Béatitudes.
D'ailleurs, nous le sentons bien, chacun de nous, au fond de lui-même, se sent
dérangé : il y a quelque chose en nous qui se hérisse, quand on nous dit
"Heureux les pauvres, ceux qui pleurent", et même "Heureux les
doux". Alors, faut-il pleurer pour être heureux ? Faut-il connaître le
malheur pour être heureux ? Que veut dire ce paradoxe de l'évangile ?
En y réfléchissant un peu, nous allons essayer de voir comment ce message des Béatitudes est la seule solution possible pour notre vie en société, sur tous les plans : national, international, professionnel, familial ; et la seule solution possible pour notre vie personnelle, si nous voulons vivre heureux. Et d'abord, je voudrais vous rappeler que ce message des Béatitudes reflète toute la personnalité de Jésus. J'ai souvent dit qu'au lieu de dire : "Heureux les pauvres de cœurs, les doux..." on pouvait dire, parlant du Christ : "Heureux LE pauvre de cœur, LE doux...".
JESUS
Regardez : il naît dans une écurie. Quelques jours après,
c'est un gosse de réfugiés politiques. Quelques années plus tard, il est un
humble travailleur, et il vivra les neuf dixièmes de sa vie comme un humble
travailleur, dans un village tellement petit qu'à certaines périodes de
l'histoire, on ne trouve pas ce nom de Nazareth sur les cartes. Voilà qui est
le Fils de Dieu. Toute sa vie, il la passera au milieu des humbles, des petites
gens ; comme disciples, il appellera quelques travailleurs, des hommes qui
n'ont pas de culture, qui n'ont pas étudié dans les grandes écoles ; toute sa
vie, il sera proche de ceux qui souffrent. Il vivra, dit Saint Paul, la vie des
esclaves, et il mourra de la mort des esclaves, nu, sur une croix.
Et lui-même, parlant de ce qu'il est, alors qu'il avait tous les moyens de la puissance, étant Fils de Dieu, parce qu'il avait la possibilité de faire des choses extraordinaires, il nous dit vouloir refuser 'tout ce qui le faisait égal à Dieu" pour se faire transparent à son Père. "Les œuvres que je fais, dit-il, ne sont pas les miennes, mais celles de mon Père. Les paroles que je prononce ne viennent pas de moi, mais du Père qui m'a envoyé". Il se laisse "traverser" par la volonté de son Père, il est totalement transparent, et c'est pourquoi nous pouvons savoir de la façon la plus claire qui est Dieu. A travers lui, on sait que Dieu est le Dieu des petits, des pauvres, des humbles, et ainsi, il réalise le salut du monde. Il inaugure un monde transfiguré, dans lequel les vraies valeurs seront des valeurs de justice, de paix et de douceur.
ET NOUS AUJOURD'HUI
Alors, maintenant, il faut regarder de notre côté. Et
nous demander si, aujourd'hui, dans ce monde tel qu'il est , dans ce monde de
violence, un monde dur, un monde d'agression (pas seulement physique ou verbale
; pas seulement entre nations, pas seulement avec des armes, mais également sur
le plan économique, où règne une guerre totale, qui fait beaucoup de victimes)
: dans ce monde-là, peut-on être encore aujourd'hui l'homme des Béatitudes ?
Je pense que non seulement c'est possible, mais que c'est
nécessaire, indispensable. Il faut devenir le pauvre de cœur, parce que toutes
les Béatitudes ne sont qu'une explicitation de la première : "Heureux les
pauvres de cœur". Qu'est-ce que cela veut dire ? Il ne s'agit pas de la
pauvreté de celui qui n'a rien, ou qui a peu. Cela, c'est un mal. La misère,
c'est un mal qu'il faut combattre. Il s'agit d'autre chose.
Nous sommes nés nus. Nous mourrons nus. Sans rien.
C'est-à-dire que si nous nous considérons comme propriétaires de quoi que ce
soit, nous sommes dans l'erreur. Bien sûr qu'à ma naissance, j'ai reçu un
certain nombre de choses : un héritage, une culture, des manières de penser,
une éducation ensuite, peut-être des biens matériels. Avant tout cela, j'ai
reçu ce qui fait que je suis moi : un certain nombre de chromosomes, des gènes
qui font que je suis différent de toi. Mais d'où vient tout ce que j'ai reçu ?
De mes parents, certes ; mais mes parents n'ont fait que transmettre des
éléments qu'ils avaient eux-mêmes reçus...et on peut remonter ainsi jusqu'au
premier vivant, lorsqu'il a émergé du néant. C'est la chaîne de la vie. Cette
vie m'a été transmise, avec toutes mes caractéristiques, non pour que je la
garde, mais pour que je la transmette. Tout ce que je suis, tout ce que j'ai,
je le transmettrai. Si bien que je ne peux que me considérer comme le maillon
d'une immense chaîne. Ce qui me donne une certaine humilité : je ne vais pas me
considérer comme le "nombril du monde". Mais ce qui me donne
également une valeur : je vais me sentir solidaire de tout ce qui vit, de tous
ceux qui, comme moi, sont des maillons de la même chaîne. Et ce que j'ai reçu,
si je le garde pour moi (c'est cela, être riche : garder pour soi ce qu'on a et
ce qu'on est, pour son profit, sa sécurité ou son plaisir), sans rien
transmettre, je me coupe. Et je fais mon malheur. Et je fais le malheur des
autres, puisque je ne transmets rien, puisque je ne communique pas. Se sentir
pauvre, c'est le contraire de se sentir propriétaire. Se sentir pauvre, c'est
se sentir gestionnaire de tout ce qu'on a, de tout ce qu'on est.
Réfléchissez un instant : si chacun de nous mettait au service de ses frères, non seulement ce qu'il possède, mais ses dons naturels, il connaîtrait le bonheur. Car la vraie valeur, c'est d'être en relation. D'être relié, et pas coupé des autres. Ne croyez-vous pas que ce serait notre bonheur personnel ? Ne croyez-vous pas surtout que, reliés à tous ceux qui pleurent, à tous ceux qui ont faim et soif de justice, à tous ceux qui travaillent pour la paix, à tous ceux qui ouvrent leur cœur à la misère des autres, nous serions heureux, et nous construirions un monde de bonheur !