Une "Théologie pour les nuls"
L'EUCHARISTIE
5e SEQUENCE :
FAISANT
ICI MEMOIRE
L'organizer.
J'ai reçu, il y a quelques années, en cadeau de bienvenue à un club de lecture, un de ces petits "organizers" gros comme une calculette, fabriqués en Chine et qui savent tout faire. Non seulement ils calculent, donnent l'heure, me rappellent un rendez-vous important, mais ils servent également de carnet d'adresses, de répertoire téléphonique et d'agenda, sans oublier les fêtes et anniversaires à souhaiter. Bref, ils sont une partie de ma mémoire.
Mon identité = mon passé.
Quand je parle de mémoire, je pense automatiquement au passé. En effet, je ne peux m'identifier que par rapport au passé. Je suis celui que je suis devenu, au terme de toute une histoire, depuis le jour de ma naissance. Quand je me présente dans un groupe, je raconte ce que j'ai fait jusqu'à présent (mon curriculum vitae). Sans mémoire, un être humain n'a pas d'identité possible. L'amnésique, celui qui a perdu la mémoire, n'a plus d'identité. Le mot "anamnèse" est devenu un terme médical. On cherche à trouver l'identité de quelqu'un. Le mot est particulièrement utilisé en psychothérapie : à travers son passé, on va essayer de relever un homme malade pour lui faire retrouver son identité.
Mémoire - reconnaissance.
Mon carnet d'adresses est aussi une mémoire. Je le relis plus tard, et je revois des visages, je re-connais une personne que j'ai connue autrefois. Pas de reconnaissance sans mémoire. "Je reconnaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres", dit le renard (Le Petit Prince de Saint-Exupéry). Sans mémoire, pas de relations, pas d'amitié, pas d'alliance. Le mot "reconnaître" a un double sens : il veut signifier qu'on connaît de nouveau quelqu'un qui ne nous était pas inconnu ; il signifie également "remercier". Je manifeste ma reconnaissance envers quelqu'un en lui disant merci. Sans mémoire, il n'est pas possible de dire merci.
Passé-présent-avenir.
Ma mémoire ne me tourne pas uniquement vers un passé. Elle me permet de vivre le jour présent. C'est le rôle de mon agenda (le mot signifie étymologiquement : "choses à faire") qui m'indique à chaque instant ce que j'ai à faire, les rencontres programmées, les tâches à accomplir. Et, par avance, elle me tourne vers l'avenir, en m'indiquant ce que j'aurai à faire demain, dans un mois ou dans un an.
Passé, présent, avenir : tout est conditionné par ma mémoire. Je me souviens, et c'est en fonction de ce qui me revient en mémoire que je vais vivre des engagements pris autrefois. Vous vous êtes marié il y a cinq, dix, vingt ou cinquante ans : l'alliance que vous portez au doigt est votre mémoire. Elle vous rappelle chaque jour l'engagement que vous avez pris.
Mémoire-action.
Enfin, se souvenir, c'est agir. Rappelez-vous l'histoire de Joseph (Genèse 40-41). En prison, il interprète les rêves du panetier et de l'échanson. Puis il dit à l'échanson : "Souviens-toi de moi..." L'échanson ne se souvient pas, jusqu'au moment du rêve du pharaon. Il s'est peut-être parfois souvenu du pauvre esclave immigré rencontré en prison, mais son souvenir ne devient réel que lorsqu'il agit : alors, il en parle au pharaon. Et tout va changer.
Mémoire collective.
Mémoire personnelle, mais aussi mémoire collective d'un peuple, d'une nation, d'une ethnie. Il n'y a pas de peuple, pas de groupe sans cette mémoire collective qui forge l'identité du groupe. D'où l'importance, pour le souvenir, de ces fêtes qui jalonnent nos années : 14 juillet, 11 novembre, par exemple, pour la France.
Dans l'Israël ancien, le livre du Deutéronome occupe une place capitale. Huit fois il répète "souviens-toi", "tu te souviendras". Pour Israël comme pour chacun de nous, dire son identité, c'est dire son passé. D'où la "profession de foi" que chaque Israélite est invité à faire : "Mon père était un araméen nomade..." (Deutéronome 26, 5-10). Le peuple sait qu'il a été choisi parmi les Araméens païens et qu'après avoir été libéré, Dieu lui a donné la prospérité dont il jouit maintenant. Relisez ce texte : il passe du "je" au "il", avant de dire "nous". La libération opérée autrefois est actualisée : c'est aujourd'hui que Dieu nous libère encore. Il y a eu au point de départ une initiative de Dieu, le début d'une belle histoire d'amour. A cette initiative de Dieu doit répondre un libre choix : tu peux choisir entre la vie ou la mort (Deutéronome 30, 19).
Mémorial.
Pour permettre à Israël de ne pas laisser dans l'oubli tous les gestes d'amour de Dieu en faveur de son peuple, on va instaurer des rites. Selon la Bible, "faire quelque chose en mémorial" c'est rappeler un événement de l'histoire du salut en ayant conscience de son actualité et de la participation réelle à laquelle on accède : un événement jadis accompli, non réitéré, mais partout et toujours présent dans la parole et le rite. (J.P. Jossua). D'abord dans les actes de la vie quotidienne. Chacun de ces actes est indexé au moment fondateur de l'Exode. Plus solennellement, il y a le sabbat. "Le septième jour tu ne feras aucun travail...tu te souviendras que tu as été esclave" (sous-entendu : ne sois pas esclave de ton travail !). Tu as été libéré : sois libérateur. Enfin, et surtout, il y a la Pâque. Chaque année, on refait les mêmes gestes que lors de la première pâque : on mange l'agneau, la ceinture aux reins, debout, le bâton à la main. Il ne s'agit pas seulement de se souvenir d'un événement passé, mais de l'actualiser. Les gestes rendent efficace le souvenir. Le peuple d'Israël, célébrant la Pâque, refait le passage avec Moïse. C'est plus qu'un souvenir, c'est réel : tu es libéré. D'où un chant d'action de grâce. La mémoire nourrit tellement la vie du croyant qu'elle
devient son espérance. Remontant dans le passé, il confesse l'actualité du Jour de Dieu.
La messe : un mémorial.
"Faites ceci en mémoire de moi".
"Chaque fois que vous mangez ce pain et buvez à cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne". (1 Corinthiens 11, 26)
"Voilà pourquoi, Seigneur, nous célébrons aujourd'hui le mémorial de notre rédemption : en rappelant la mort de Jésus Christ et sa descente au séjour des morts, en proclamant sa résurrection et son ascension à ta droite dans le ciel, en attendant aussi qu'il vienne dans la gloire, nous t'offrons son corps et son sang, le sacrifice qui est digne de toi et qui sauve le monde" (Prière eucharistique 4)
En un sens, Jésus n'innove rien. La messe, comme mémorial d'un fait unique dans notre histoire (la Passion-Résurrection du Seigneur), est un héritage juif. Au soir du Jeudi Saint, Jésus célèbre la Cène comme le mémorial de la pâque ; et au cours du repas, donnant le pain à manger, le vin à boire comme signes de son corps livré, de son sang versé par amour pour nous, il demande simplement de refaire cela "en mémoire" de lui. Il fait du repas eucharistique un mémorial. Il demande simplement d'accomplir en souvenir de lui un geste que l'on était accoutumé à faire : un repas à portée religieuse (car chez les Juifs tout repas ordinaire se déroulait dans une atmosphère pascale).
Mémorial = re-présenter.
Nous voici donc en train de célébrer l'Eucharistie, une fois de plus. Il est important, bien plus même : indispensable, de la célébrer comme le mémorial de la Pâque du Seigneur. Relire ce que je disais au début de la mémoire : elle concerne, en même temps que le souvenir d'un événement passé, un fait actuel: c'est aujourd'hui que Jésus fait le passage de la mort à la vie. De plus elle est re-connaissance : je reconnais comme actuel l'amour de Dieu pour nous, amour qui va jusqu'à donner sa vie, et je manifeste ma reconnaissance en disant merci (en grec eucharistô). Enfin, elle me fait envisager l'avenir : si le Royaume de Dieu est déjà manifesté dans l'eucharistie, il n'est pas encore pleinement réalisé. Je vis dans l'attente du retour du Seigneur.
Un peuple qui fait mémoire.
Passé, présent et avenir sont concentrés dans une même action. Le Christ, fixé dans un flash-résurrection, au moment essentiel du don de lui-même ; et nous-mêmes, faisant mémoire certes, mais pour actualiser l'événement sauveur. Le récit que nous faisons à chaque eucharistie n'est pas le récit d'un passé, mais la proclamation d'une présence actuelle et éternelle.
"L'Eucharistie fait l’Église". Identité, projet, relation, peuple : la mémoire crée tout cela. Se souvenir, c'est agir. La parole laisse le souvenir dans le passé. Elle nous invite à vivre l'aujourd'hui de Dieu en hommes sauvés, ressuscités.
Cela devrait se voir, même sur nos visages (et à plus forte raison dans nos vies), chaque fois que nous "faisons mémoire".