Et ce que tu auras mis de côté, qui l’aura ?

     DIX-HUITIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 12, 13-21

 

Du milieu de la foule, un homme demanda à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Jésus lui répondit : « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » Puis, s’adressant à la foule : « Gardez-vous bien de toute âpreté au gain ; car la vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ses richesses. » Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche, dont les terres avaient beaucoup rapporté. Il se demandait : ‘Que vais-je faire ? Je ne sais pas où mettre ma récolte.’ Puis il se dit :  ‘Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y entasserai tout mon blé et tout ce que je possède. Alors je me dirai à moi-même : tu as des réserves en abondance pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, profite de la vie.’ Mais Dieu lui dit : ‘Tu es fou : cette nuit même, on te redemandera ta vie. Et ce que tu auras mis de côté, qui l’aura ?’ Voila ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. »

oOo

Illusions ?

Cette jeune dame, rencontrée il y a quelques semaines, me parlait de sa grand-mère et de l’une de ses tantes. Elle en faisait l’éloge, en admirant leur façon de croire : « Elles parlent beaucoup de Dieu », me disait-elle. Je me suis demandé, en mon for intérieur, si le fait de « beaucoup parler de Dieu » était le signe d’une foi bien assurée. Nous avons tous connu, en effet, des gens qui manifestaient ainsi, en paroles, une forte religiosité, et qui, dans la pratique de leur vie quotidienne, n’étaient pas tellement chrétiens.

Je pensais à cela, ces derniers jours, en relisant les textes de l’Ecriture qui nous sont proposés en ce dimanche d’été, trois textes qui, pour une fois, manifestent une certaine convergence. Bien sûr, saint Paul nous recommande en premier lieu de « rechercher les réalités d’en-haut » pour les opposer aux réalités purement terrestres, mais justement, les deux autres textes, aussi bien l’Ecclésiaste que l’Evangile, pourraient avoir pour titre : « Du bon usages des choses terrestres . »  En tout cela, il s’agit donc du sens que nous donnons à notre existence terrestre.

Qohelet

J’aime beaucoup Qohélet, ce livre de la Bible qu’on appelle aussi l’Ecclésiaste. On en parle trop vite comme d’un auteur excessivement pessimiste. Certes, il est pour le moins désabusé. Mais son réalisme me plait, en ce que ce livre ne nous parle pas d’abord de Dieu ni de religion, mais tout simplement du sens qu’il donne à la vie humaine. Cet auteur, qui écrivait trois siècles avant Jésus-Christ, lisez-le : vous verrez qu’il est bien moderne. Et même, dirait-on aujourd’hui, en notre époque où la pensée dominante est revenue de tout, et en particulier des idéologies du siècle précédent, qu’il est post-moderne.

Vous pensez que, pour être un bon croyant, il faut continuellement parler de Dieu ? Qohélet, comme la plupart des écrits de Sagesse qui composent une bonne partie de l’Ancien Testament, est là pour nous détromper. Certes, pour lui, la vie humaine est régie par un ensemble de lois d’origine divine : Dieu est l’origine. Mais plutôt que de chercher une nouvelle révélation divine, lui, comme tous les sages qui ont écrit cette part importante de la Bible, se pose d’abord la question – essentielle pour eux – du sens de la vie. Sans faire référence au peuple d’Israël, à son histoire et à sa religion propre, mais d’une façon très générale : pour l’humanité entière. Lisez Qohélet : il vous semblera au premier abord délivrer un message de sagesse tout humaine, un message qui n’a même rien de religieux, et qui, cependant, est rempli de sagesse divine. Il est comme ces croyants que nous connaissons, que nous avons rencontrés ou dont nous avons lu les écrits, qui ne parlent pas tellement de Dieu, mais qui vivent le mieux possible leur vie humaine telle que Dieu leur a donné de la vivre.

Notre vraie richesse

Notre vie humaine, notre vie quotidienne ! Elle est faite de beaucoup de choses : travail, richesse, plaisir, douleur, pauvreté, joie, maladie, santé, religion, temps qui passe… Quel est le sens de toutes ces choses qui sont notre quotidien. Et d’abord, est-ce que tout cela a un sens ? Oui, si, plus que toutes ces choses qui sont notre lot quotidien, nous privilégions l’essentiel : la vie. Ce dont est remplie notre vie a son importance, mais à condition de privilégier la seule chose qui compte : notre vie. Relisez le livre de Job : c’est la même leçon qui nous est délivrée. Job a tout perdu, tout ce qui faisait sa richesse et son bonheur. Il s’interroge alors, et même il interpelle Dieu. N’est-ce pas absurde, cette vie ? Il va lui falloir dépasser toutes ces épreuves pour se rendre compte que, plus que tous ses biens, plus que tout ce qu’il possédait et qu’il a perdus, l’essentiel, c’est qu’il vit toujours.

Prélude à l’enseignement du Christ, l’exclamation de Qohélet - « vanité des vanités, tout est vanité » - va nous faire mieux comprendre pourquoi l’essentiel est d’être « riche en vue de Dieu » De quelle richesse s’agit-il ? La vraie richesse, nous dit Jésus, c’est notre vie. Mais notre vie vécue dans une perspective d’éternité. Dans sa vraie dimension. Si nous avons la « vue basse », nous n’avons qu’une perspective à court terme : la simple durée de notre existence terrestre. Alors, si nous vivons dans le court terme, notre vie est scandale : « Que reste-t-il à l’homme de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue ? » Jésus répond : « Insensé ! Cette nuit même, on te redemande ta vie ! » 

Il nous faut donc « rechercher les réalités d’en-haut » et donc adopter une autre perspective : celle dans laquelle notre vie terrestre, plus ou moins longue, débouche sur la vie éternelle. Alors nous vivrons autrement. Si nous oublions cette valeur d’éternité de notre existence, nous en ferons de même par rapport à l’existence des autres : nous ne respecterons pas leur vie. Saint Paul nous invite donc à ne pas centrer le sens de notre existence sur les choses périssables, mais sur la réalité de la Vie nouvelle. Vie avec Dieu, et donc vie fraternelle où toutes les divisions, toutes les séparations de races, de classes sociales, de religions sont abolies. Tous frères, où il n’y a plus « ni Juif ni Grec, ni Israélites ni païens, ni barbares ni sauvages, ni esclaves ni hommes libres » Tous frères en Jésus Christ. Libérés de l’appétit de l’argent, du pouvoir, des biens matériels, et enfin capables de nous ouvrir aux autres. Nous Chrétiens, nous devons faire attention : nous risquons de nous gargariser trop facilement de belles formules, de parler trop facilement de Dieu et des choses spirituelles. La sagesse de Qohélet, reprise par Jésus, puis par saint Paul, nous rappelle que c’est tout d’abord en vivant pleinement la vie humaine, voulue et créée par Dieu, dans sa véritable dimension, une dimension d’éternité, que nous travaillerons à faire advenir le Royaume de Dieu sur notre terre. Un Royaume – faut-il le rappeler ? – de justice, de paix et d’Amour.

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