"Cède-lui ta place"

           VINGT-DEUXIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 14, 1...14

 


Un jour de sabbat, Jésus était entré chez un des chefs des pharisiens pour y prendre son repas. Remarquant que les invités choisissaient les premières places, il leur dit cette parabole : « Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place ; car on peut avoir invité quelqu’un de plus important que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendrait te dire : ‘Cède-lui ta place’, et tu irais, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui sont à table avec toi. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse, sera élevé. »

Jésus dit aussi à celui qui l’avait invité : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins. Sinon, eux aussi t’inviteraient en retour, et la politesse te serait rendue. Au contraire, quand tu donne un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux parce qu’ils n’ont rien à te rendre : cela te sera rendu à la résurrection des justes. »

oOo

Pharisiens

Les évangiles ont souvent caricaturé les pharisiens. A un tel point que le mot pharisien, si vous regardez dans votre dictionnaire, désigne quelqu’un d’orgueilleux et d’hypocrite. C’est une caricature. En réalité le mouvement pharisien, tel que Jésus l’a connu et fréquenté, était un mouvement respectable et respecté. Né dans le judaïsme près de 200 ans avant notre ère, il était composé de gens qui tenaient à restaurer leur religion dans toute sa pureté et toutes ses exigences. Saint Paul  lui-même dit sa fierté d’être « pharisien, fils de pharisien ». Ce n’est qu’après la mort et la résurrection de Jésus que naîtra une profonde incompréhension entre chrétiens et pharisiens, incompréhension qui ira jusqu’à l’excommunication de la petite Eglise chrétienne par les Juifs lorsque les pharisiens seront les artisans de la reconstitution de leur religion après la prise de Jérusalem et la destruction et du Temple en 70. Mais par certains aspects, Jésus était proche des pharisiens et de leur zèle à respecter et à faire respecter la Loi. Ce qu’il contestait, par contre, c’était, chez certains d’entre eux, l’outrance et les attitudes orgueilleuses qu’ils manifestaient en de multiples occasions. Mais n’oublions pas que les évangiles eux-mêmes nous présentent de manière sympathique un certain nombre de pharisiens, à commencer par Nicodème, et que nous voyons Jésus invité à table, à plusieurs reprises, chez des pharisiens. Luc précise même qu’un jour, des pharisiens sont venus avertir Jésus du danger qu’il courait en lui disant : « Va-t-en, pars d’ici, car Hérode veut te faire mourir. »

Propos de table

Donc, c’est au cours d’un repas de fête – car tout repas de sabbat prenait des allures de fête – que Jésus va tenir des propos de table. Ces propos, il ne faut pas les prendre à la lettre, sinon ils risquent de nous paraître scandaleux. Luc prend soin de nous dire qu’il s’agit d’une parabole, et que cette parabole évoque un repas de noces – entendez par là une évocation du Royaume de Dieu, que Jésus a souvent comparé à un repas de noces. Si on garde cette précision en tête, tout s’éclaire. J’ai envie de traduire ainsi : si tu veux entrer dans le Royaume, il faut, premièrement, ne pas faire le malin, et deuxièmement, être désintéressé et vivre dans le monde de la gratuité.

Humilité

Premièrement donc, ne pas faire le malin. Je dirais volontiers « être humble »  si la vertu d’humilité n’avait pas si mauvaise presse de nos jours. Car on vit dans un monde d’âpre compétition, où chacun veut être le meilleur, le plus fort, le premier, par conséquent un gagneur. Pas question de « s’écraser » ni de s’abaisser. Au contraire : pour réussir, on est capable, si nécessaire, d’écraser les autres, les plus faibles et les plus démunis. A nous les premières places, et pas question de nous laisser distancer par d’éventuels concurrents. Or, nous dit Jésus, dans le « Royaume » qu’il est venu inaugurer, c’est tout le contraire, à tel point que « les premiers seront derniers et les derniers seront premiers », et que « tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. »

Les interlocuteurs de Jésus – encore une fois, des pharisiens – ont bien compris qu’il parlait du « Royaume » : si vous lisez la suite du récit (il est dommage qu’on ne l’ait pas intégré dans le texte de notre évangile de ce jour), vous remarquerez (verset 15) qu’un des convives s’écrie alors : « Heureux qui prendra part au repas dans le Royaume de Dieu. » Oui, les valeurs du Royaume que Jésus vient promouvoir sont diamétralement opposées aux valeurs qui font courir les gens. Et ce sont les valeurs du Royaume, et elles seules, qui permettent aux hommes d’être vrais et donc d’éviter de faire les malins en se croyant supérieurs aux autres.

Et je peux parler d’humilité, si je me souviens de l’étymologie du mot. Humble, en latin humilis, vient de humus, la terre, et pas n’importe quelle terre, mais plus précisément la terre végétale, le terreau. Etre humble, c’est être une bonne terre, qui se laisse bien travailler pour être féconde. On comprend donc pourquoi elle arrive en tête de toutes les valeurs du Royaume : elle seule peut nous permettre, en nous laissant façonner par le Christ et en imitant ses manières de vivre et d’être en relations, d’être vrais.

Gratuité

Jésus va, au cours du même repas, préconiser une autre valeur essentielle pour vivre dans le Royaume : la gratuité. Elle aussi va nous faire ressembler au Christ, ressembler à Dieu. Donc le conseil de Jésus – « invite des pauvres, des estropiés, etc. – n’est pas à prendre nécessairement au pied de la lettre : il est une parabole, une manière paradoxale de nous inviter à être pleinement désintéressés, en ne cherchant jamais le « donnant-donnant » et les petits calculs. Il s’agit d’apprendre « à être généreux… à donner sans compter, à nous dépenser sans attendre d’autre récompense que celle de savoir que nous faisons votre sainte volonté » selon la belle prière de saint Ignace de Loyola, qui a été adoptée comme prière par le scoutisme.

Il s’agit donc de substituer à une religion des mérites, où tout est calculé en termes de marchandage (je fais telle œuvre de piété, tel geste de charité en espérant bien en être récompensé) une religion de la gratuité. Cette gratuité que les théologiens appellent « grâce » parce qu’elle est dont gratuit de Dieu. Le Royaume, c’est un monde où « tout est grâce ». Tu donnes à ceux « qui n’ont pas de quoi te rendre », et ainsi tu ne fais que reproduire dans ta vie ce que Dieu a fait et continue de faire pour toi et pour tous les humains, à commencer par le don de la vie.

Humilité et désintéressement : deux conditions indispensables pour être vrai, et donc pour nous situer dans une relation vivante et fraternelle avec les autres. Si nous apprenons sans cesse à les vivre, notre existence sera aussi belle et aussi agréable qu’un repas de fête pleinement réussi.

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