LA SAINTE FAMILLE DE NAZARETH (A)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 2, 12-15 19-23
Après le départ des Mages, l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là-bas jusqu’à ce que je t’avertisse, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr ». Joseph se leva ; dans la nuit, il prit l’enfant et sa mère et se retira en Égypte, où il resta jusqu’à la mort d’Hérode. Ainsi s’accomplit ce que le Seigneur avait dit par le prophète : « D’Égypte, j’ai appelé mon fils ».Après la mort d’Hérode, l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph en Égypte et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et reviens au pays d’Israël, car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant ». Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère, et rentra au pays d’Israël. Mais, apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre. Averti en songe, il se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans une ville appelée Nazareth. Ainsi s’accomplit ce que le Seigneur avait dit par les prophètes : « Il sera appelé Nazaréen ».
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Une belle image
Cette fête de la Sainte Famille est une fête d’institution récente. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Eglise, pressentant tous les risques que courait l’institution familiale, a proposé à toutes les familles chrétiennes l’exemple de la Sainte Famille de Nazareth. Et nous nous rappelons, nous les anciens, comment dans notre enfance, notre piété était tournée vers tous ces détails folkloriques et légendaires concernant l’enfant Jésus à Nazareth : un beau petit Jésus en belle robe blanche, apprenant à lire dans un livre posé sur les genoux de sa maman (en belle robe bleue), tandis que Joseph, en belle robe brune, faisait son travail de menuisier. Ajoutez à cela quelques colombes dans un paysage idyllique : voilà les images de Saint-Sulpice qui nourrissaient notre imagination d’enfants.
Des réfugiés politiques
Il se trouve que les Evangiles ne nous présentent pas du tout une image idyllique de la famille de Jésus. Au contraire, Matthieu nous présente aujourd’hui l’image d’une famille prise dans un moment difficile de l’histoire humaine, où règnent la violence, la cruauté, l’arbitraire. Une famille de réfugiés, et de réfugiés politiques. Un enfant qui a fait ses premiers pas, et qui a probablement appris à parler dans un pays étranger, où l’on ne parlait pas sa langue maternelle. Un enfant, comme des millions d’enfants aujourd’hui.
Voilà la famille que Matthieu nous présente : des gens ballottés au gré des circonstances. Mais il nous raconte cet événement sans doute réel (l’histoire a retenu la cruauté d’Hérode le Grand, qui fit massacrer un certain nombre de ses propres enfants, de peur qu’ils ne prennent sa place), en employant un langage adapté à ses lecteurs, les Juifs convertis au christianisme à la fin du premier siècle de notre ère, qui eux-mêmes étaient en butte à toutes les persécutions du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Matthieu leur dit : « Jésus a déjà vécu cela ». Et il va leur donner une grande leçon en utilisant dans son récit une foule de réminiscences de l’histoire du peuple de Dieu. Non seulement les deux citations qui concluent les deux parties du récit, mais de nombreuses allusions à Joseph, fils de Jacob, à Moïse, au peuple hébreu lors de sa libération d’Egypte et de son errance dans le désert du Sinaï. Jésus reprend toute l’histoire de son peuple, dit Matthieu, pour la revivre et lui donner sens. Car le nouveau peuple de Dieu, la jeune Eglise, a le même chemin, les mêmes passages à faire, les mêmes épreuves à rencontrer sur sa route.
Aujourd'hui encore
Est-ce que cet épisode est significatif pour les familles chrétiennes aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de vouloir recopier l’histoire : nous vivons dans une situation bien donnée. D’une part, il y a les migrations. D’une plus grande amplitude, sans doute, qu’au cours de toute l’histoire. Récemment, j’entendais raconter par un médecin qui rentre d’Afrique noire ces foules qui essaient de fuir, en colonnes serrées, la terreur qui règne dans leur pays, et qui vont avoir, pour combien d’années, une vie déracinée et sans avenir. Souvenez-vous des « boat-people » : ça continue aujourd’hui. C’est, je crois, toutes les quarante secondes qu’un homme sur la terre est obligé de quitter son pays. C’est la réalité quotidienne. Mais il n’y a pas que des causes politiques à ces migrations. Il y a également des causes économiques. Nous avons assisté dans les dernières décennies à la grande migration du sud vers le nord, des pays pauvres et sous-développés vers les pays développés de notre hémisphère, pour trouver du travail et pouvoir survivre. Et ce n’est pas fini.
Dans notre pays
D’autre part, à côté des migrations géographiques, se passent, sous nos yeux, d’autres migrations, d’autres mutations, qui sont d’ordre sociologique, et qui affectent en premier lieu nos familles. Jamais, tout au long de l’histoire, il n’y a eu une époque qui ait connu une telle proportion de divorces. Jamais, autant qu’aujourd’hui, il n’y a eu autant d’enfants qui ne sont pas élevés par leurs parents, par ceux qui les ont mis au monde. Jamais, tout au long de l’histoire, il n’y a eu autant de couples de jeunes qui vivent la cohabitation dans le provisoire. Jamais enfin, il n’y a eu autant de vieillards qui se sentent délaissés, abandonnés, souffrant de la solitude. Il ne s’agit pas de gémir ni de se lamenter. Il faut regarder cette situation de façon réaliste et se dire : dans cette situation donnée, comment les familles peuvent-elles vivre, et vivre un avenir ?
La sagesse des nations
Il y a d’abord la vieille « sagesse des nations », telle que Ben Sirac le Sage l’énonçait tout-à-l’heure : respecte ton père, respecte ta mère ; c’est très important si toi aussi tu veux être respecté, honoré, aimé de tes enfants. « Tes pères et mères honoreras afin de vivre longuement ». On retrouve cela dans toutes les littératures. Je pense à des fabliaux du Moyen-Age, notamment. C’est la « sagesse des nations ». On n’a rien fait de mieux. « Et même si ton père commence à perdre la tête, respecte-le ».
Refus de la transmission
Mais dans une situation nouvelle, on ne peut pas se contenter de reproduire les modèles. Il y a cela, et il y a quand même autre chose. Il faut faire preuve d’esprit inventif, d’imagination. D’autant plus que ce que nous vivons en famille n’a jamais existé non plus. La famille avait toujours été le lieu de la « transmission ». On transmettait de père en fils, de mère en fille, un savoir, une sagesse, un savoir-faire, une foi. Le père pouvait dire à son fils : « Regarde-moi, fais ainsi et ça marchera ». Or, sur le plan technologique, aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Sur le plan professionnel, cela va tellement vite que, souvent, les jeunes apprennent aux adultes. Voir l’informatique. Or, ce qui se passe dans le domaine professionnel est en train de se passer sur tous les plans. Il y a comme une espèce de refus assez général (il y a certes des exceptions, mais elles sont rares) d’accepter les modes de penser, de vivre et de croire qui sont celles des parents. Et c’est tellement douloureux, pour combien de familles, ce refus de prendre le relais qu’on tend aux jeunes, ce refus de la transmission de la foi. C’est pourquoi nous nous disons : il faut faire preuve d’imagination. Oh, bien sûr, je n’ai aucun truc, je n’ai aucune recette. Mais je regarde la famille de Jésus en marche vers l’exil, puis en marche vers la Terre promise. Ils ont quelque chose à nous dire.
De passage en passage
Jésus nous dit d’abord : ce que vous vivez aujourd’hui dans vos familles, c’est ce que beaucoup ont vécu avant vous, c’est ce que j’ai vécu moi-même pour donner sens à votre aventure humaine. La vie est faite de « passages », de « pâques » très nombreuses. Elle est faite de passages de l’esclavage à la liberté (c’est la Pâque), mais ensuite, il y a la « traversée du désert », ces quarante ans (une vie humaine) d’errance. Certains vont tomber, d’autres vont s’arrêter, d’autres encore vont désespérer. Mais beaucoup d’autres vont continuer à marcher, tendus dans l’espérance de la réalisation de la Promesse. Jésus reprend dans sa propre vie tous ces événements de l’histoire de son peuple, pour dire aux premiers chrétiens, issus du judaïsme : « N’ayez pas peur. C’est moi qui vous conduis ».
Et aujourd’hui, c’est à nous, à toutes nos familles qu’il s’adresse pour leur dire que tous ces passages, toutes ces épreuves, toutes ces mutations sont nécessaires et qu’il s’agit de ne pas baisser les bras, de ne pas perdre confiance, de ne pas douter. Il s’agit de continuer à avancer, sachant que c’est lui, le Christ, qui marche avec nous et qu’il nous conduit vers le Royaume. Confiance, frères. Le Seigneur est avec nous. Il marche sur la route. Il nous conduit vers une réussite et un avenir de bonheur.