SIXIEME DIMANCHE DE PAQUES (B)
Evangile de Jésus Christ selon saint Jean 15, 9-17.
A l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il disait à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous êtes fidèles à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour ; comme moi, j’ai gardé fidèlement les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que vous soyez comblés de joie. Mon commandement, le voici : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que veut faire son maître ; maintenant, je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure. Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l’accordera. Ce que je vous demande, c’est de vous aimer les uns les autres ».
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Le temps pascal est l’occasion de laisser le Ressuscité nous ressusciter, en Le laissant davantage agir en nous ! C’est bien cette invitation-là que j’entends dans l’Evangile de ce jour quand Jésus nous invite à demeurer dans son amour pour espérer porter du fruit. Nous avons déjà entendu cette invitation à « demeurer en Lui » dimanche dernier, quand Jésus se comparait à la vigne et demandait aux sarments que nous sommes de demeurer sur Lui pour porter du fruit.
Mais que signifie concrètement « demeurer » dans son amour ?
Ce verbe implique une notion de durée, un contact long, durable, comme pour s’imprégner l’un de l’autre, qui est exactement l’action nécessaire pour qu’une greffe prenne. Je vous en parlais le mois dernier en prêchant sur Thomas (notre jumeau) et je vous disais que pour qu’une greffe prenne, il fallait deux entailles : une sur l’arbre et une sur le greffon, une sur la vigne et une sur le sarment, le tout bien serré par des liens intimes pour qu’au bout d’un certain temps, la sève de l’arbre alimente le greffon.
L’entaille du côté de l’arbre ou de la vigne a été faite le vendredi saint, c’est donc de nous désormais que dépend le fait que la greffe prenne : dans notre choix de demeurer en Lui, plaie contre plaie, blessure contre blessure, afin que la sève de vie du ressuscité passe en nous. Pour ce faire, il convient de reconnaitre ses blessures et demander au Christ qu’il vienne les guérir. Mais j’avoue que cela n’est pas facile. Comme vous certainement aussi, je n’aime pas parler de mes blessures, je préfère les oublier, les nier ; or je sais d’expérience que c’est par leur reconnaissance et leur accueil que je vais pouvoir être guéri.
N’est-ce pas ce que nous chantions le vendredi saint ? « C’est par ses blessures que nous sommes guéris » qui est une reprise d’une parole de Pierre dans sa première épitre : « Dans ses blessures (celles du Christ) nous sommes guéris » (1P 2, 24). Nous avons simplement oublié de dire que Ses blessures ne nous guérissaient que si nous mettions les nôtres dans les siennes. (Petite précision importante pour éviter de tomber dans une justification de la souffrance rédemptrice). Et ce n’est pas un hasard que ce soit Pierre qui ait découvert cette idée de mettre nos blessures dans celles du Christ, lui qui a reconnu sa propre blessure d’avoir renié Jésus et qui s’est ensuite laissé aimer par le ressuscité malgré tout.
Maintenant que nous savons davantage ce que signifie « demeurer » (= être greffé), voici comment j’entends l’invitation de Jésus à « demeurer dans son amour » : pour moi c’est comme s’il disait : « restez greffés sur moi pour que mon Amour alimente votre amour, laissez-vous faire par moi, je suis la sève de votre vie, l’énergie de votre énergie, l’Amour de votre amour. Si vous restez branchés sur moi, alors ma sève va pouvoir passer jusqu’à vous et vous porterez du fruit en abondance, un fruit qui demeure ».
A propos de ces fruits qui demeurent, je ne sais pas jusqu’à quand vous les faites murir avant de pouvoir les consommer, mais un théologien suisse du siècle dernier, Hans Urs von Balthasar, leur donne une date limite de consommation éternelle ! Écoutez plutôt : « c’est Lui le cep de vigne (le Christ), c’est Lui qui réalise et qui donne vie ! Laissons la sève du Christ monter en nous jusqu’à ce que nous soyons des grains de raisins, lourds et dorés. Alors toute l’œuvre de la terre aura atteint en nous sa maturité dans nos graines bien arrondies ! Et lorsqu’un jour, dans les berceaux verdoyants du ciel on offrira ce vin aux noces de l’agneau, c’est le monde entier qui sera contenu en lui. Alors on pourra goûter en quelle année du salut et sur quel coteau il a muri et l’on pourra se délecter de la saveur de toute la contrée d’où il provient et aucun bonheur, même le plus petit, ne sera perdu pour vous ! »
Voilà pourquoi Jésus insiste tant sur l’importance de demeurer en Lui : pour que toutes nos actions, de la plus grande à la plus petite, serve au bonheur dont nous pourrons tous nous régaler au ciel. Pour le dire autrement, je crois que tout ce que je fais ici sur terre avec amour, est comme une maille d’éternité que j’aurais tricotée ! Dès que j’aime en vérité, cette action est aussitôt éternisée car elle est le fruit de l’Amour du Christ. L’amour du Christ agit comme une substance qui est ajoutée à mes actions pour les éterniser, un genre de « durcisseur » ou « d’éterniseur » de mes actions empreintes d’amour durant ma vie terrestre. Alors, à ma mort, au moment de passer en vie éternelle, tout ce que j’aurai tricoté au cours de ma vie terrestre, passera automatiquement en vie éternelle.
Bien sûr, j’aurai bien encore à tricoter au ciel pour devenir tout comme Dieu, tout Amour, mais cela ne m’empêche pas de commencer dès aujourd’hui, comme le dit très bien un autre théologien suisse du siècle dernier, Maurice Zundel, que j’aime beaucoup : « Le ciel n’est pas là-bas : il est ici ; l’au-delà n’est pas derrière les nuages, il est au-dedans. L’au-delà est au-dedans, comme le ciel est ici maintenant. C’est aujourd’hui que la vie doit s’éterniser, c’est aujourd’hui que nous sommes appelés à vaincre la mort, à devenir source et origine, à recueillir l’histoire, pour qu’elle fasse, à travers nous, un nouveau départ. Aujourd’hui, nous avons à donner à toute réalité une dimension humaine pour que le monde soit habitable, digne de nous et digne de Dieu. »
Voilà à quoi sert le temps pascal : à nous habituer à l’extraordinaire densité que la résurrection donne aujourd’hui à notre vie. La vie éternelle, je ne sais pas trop à quoi elle ressemblera, mais ce que je sais, c’est que je suis appelé à vivre dès maintenant, quelque chose de l’éternité, c’est-à-dire quelque chose de ce qui ne peut pas mourir ! Et je crois que seul l’amour est éternel.
« Et pour ceux qui ne connaissent pas le Christ ? » me direz-vous. Eh bien, il en va de même pour eux, du moment qu’ils aiment, qu’ils mettent de l’amour dans leurs gestes, leurs paroles et leurs actions, cela sera éternisé aussi. Je n’ai aucun doute : la sève de l’Amour du Christ agit dans tous les humains, quels qu’ils soient ! Qu’ils soient croyants ou non, de religion chrétienne ou non, du moment qu’une personne aime en vérité, c’est assurément la sève du Christ qui agit en elle ! Rappelez-vous la 1ere lecture : Pierre et la foule constatent (à leur grand étonnement), que l’Esprit agit chez un païen (Corneille) autant que chez les chrétiens : « Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu ».
Alors apprenons nous aussi, à voir l’Esprit du Ressuscité à l’œuvre dans le monde, chez les hommes et les femmes que nous rencontrons et comme Pierre, réjouissons-nous qu’il ne soit pas seulement réservé aux chrétiens, mais qu’il donne à tous la possibilité de tricoter des mailles d’éternité.
Amen
Gilles Brocard