Pardonner

Remets-nous nos dettes !

 

Pierre s'approcha de Jésus pour lui demander : "Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ?" Jésus lui répondit : "Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. En effet le Royaume des cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait quand on lui amena quelqu'un qui lui devait dix mille talents (c'est-à-dire soixante millions de pièces d'argent). Comme cet homme n'avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : "Prends patience envers moi et je te rembourserai tout." Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d'argent. Il se jeta sur lui pour l'étrangler, en disant : "Rembourse ta dette !" Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : "Prends patience envers moi, et je te rembourserai." Mais l'autre refusa et le fit jeter en prison jusqu'à ce qu'il ait tout remboursé. Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés et allèrent tout raconter à leur maître. Alors celui-ci fit appeler l'homme et lui dit : "Serviteur mauvais ! Je t'avais remis toute cette dette parce que tu m'avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ?" Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il eût tout remboursé.

C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur."

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 18, 21-35

VINGT-QUATRIEME DIMANCHE ORDINAIRE (A)

oOo

Impossible ?

Pardonner ! Pas seulement une fois, ni sept fois, mais sans cesse, comme nous le demande Jésus ? C'est compliqué, pour ne pas dire impossible, me semble-t-il à première vue. Nous sommes le 11 septembre, jour anniversaire de l'attentat contre les " twin tower " de New York. Peut-on pardonner les instigateurs de cette tuerie ? Peut-on pardonner le génocide des camps de la mort, la participation aux déportations des juifs ? Les viols, parfois suivis de meurtres ? La liste est longue, et le problème difficile à solutionner, même si on se veut disciple de Jésus.

Et toi, qu'aurais-tu fait ?

Si je lis attentivement la parabole que Jésus nous raconte aujourd'hui, je m'aperçois qu'elle nous invite à un retournement du problème. En effet, pour chacun de nous, les minables, les mauvais, les tarés, les pervers, ce sont toujours les autres. Nous, " on n'est pas si mal que çà ! " On est dans la logique du jugement. On se juge soi-même et on s'acquitte, on juge les autres et on les condamne. Mais voilà que Jésus nous dit : " Et toi, qu'aurais-tu fait ? Quel aurait été ton comportement ? " Les garçons de ma chorale de jeunes, il y a quelques années, aimaient à chanter une chanson de Goldman qui dit :

" Et si j'étais né en dix-sept à Leidenstadt
Sous les ruines d'un champ d'bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j'avais été Allemand
Berçé d'humiliation, de haine, d'ignorance
Nourri de rêves de revanche
Aurais-je été de ces improbables consciences
Larmes au milieu d'un torrent.

Si j'avais grandi dans les dockland de Belfast
Soldat d'une foi, d'une caste
Aurais-je eu la force envers et contre les miens
De trahir, tendre une main
On n'saura jamais vraiment c'qu'on a dans nos ventres
Caché derrière nos apparences
L'âme d'un brave ou d'un complice ou d'un bourreau
Ou le pire ou le plus beau.
Serions-nous de ceux qui résistent
Ou bien les moutons d'un troupeau
S'il fallait plus que des mots. "

 

Il est vrai que certains ont su n'être pas les moutons d'un troupeau, mais moi ? Certaines indignations vertueuses devant l'horrible cachent une peur et un doute : je sais qu'il y a cette possibilité du monstrueux dans la nature humaine, et je ne suis qu'un être humain. Alors, vite, effaçons en condamnant. C'est un peu facile. On ne peut pas se désolidariser du mal de l'homme, et surtout en répondant à la violence par la violence.

Attention : dynamite.

Allons plus loin dans notre réflexion. Tant qu'on demeure dans le domaine de la justice, on touche à de la dynamite. Réciprocité oblige. Il faut sortir de cet horizon bouché. Or, nous dit Jésus, chacun de nous est bénéficiaire d'une sentence d'acquittement, et nous ne pouvons vivre que sous le régime de l'acquittement : on nous a remis toute notre dette. La dette du prochain envers nous nous semble énorme ? Regardons bien : celle qui nous a été remise était un million de fois plus lourde que la sienne. Responsables et coupables ; nous le sommes tous : nous avons crucifié le Christ, nous avons crucifié l'amour. Mille fois. Et nous le recrucifions chaque fois que nous refusons le pardon, car alors nous renions tout ce qu'il représente.

Refuser de pardonner, c'est se dé-créer. C'est un choix de mort, une option pour le néant. Car j'ai été créé " à l'image et à la ressemblance " de Dieu. De ce Dieu qui " fait lever son soleil sur le méchant comme sur le juste ", de ce Dieu qui est l'Amour qui donne et qui pardonne. Nous sommes sa ressemblance ou rien du tout. " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ", nous dit encore Jésus. Ce n'est facultatif : c'est la seule manière d'être des vivants. Refuser de pardonner, c'est refuser la vie.

Ce qui est reproché au serviteur impitoyable, c'est de n'avoir pas été comme son maître : " Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié comme moi-même j'avais eu pitié ? " Cet homme est sorti du régime du pardon pour se placer sous celui de la stricte justice. A nous de choisir. Le choix de la justice résulte le plus souvent d'un grand aveuglement. C'est toujours l'histoire de la poutre que nous avons dans l'œil : nous ne voyons pas que nous avons été bénéficiaires d'un pardon incessant, d'un pardon infiniment plus fort que toutes nos petites et mesquines revendications.

Dilemme

" Si vous ne pardonnez pas, votre Père non plus ne vous pardonnera pas. " Nous voilà gênés : Jésus semblait nous dire que Dieu pardonne largement, avant toute démarche de notre part, et à la fin de l'histoire, Dieu a l'air de se venger, de nous punir de ne pas pardonner. Donc il n'est pas pardon jusqu'au bout ? De plus, si exister, pour nous, consiste à " être comme Dieu ", voilà que Dieu se met à nous imiter, à ne pas pardonner si nous ne pardonnons pas. Comment comprendre cela ? Simplement en nous rappelant que nous sommes comme des canaux par lesquels circule le don de Dieu. Dieu est source et il ne fait que donner, amplement. A commencer par la vie, cette vie qui m'a été transmise, qui me traverse pour être transmise à d'autres. Vie qui engendre à travers moi un être nouveau, que ce soit l'existence biologique, la sagesse, la foi, l'amour, un amour qui se fait pardon quand il rencontre le mal. Comme un canal, je ne peux recevoir de la source que l'eau que je laisse passer à travers moi. J'ai le pouvoir, en ma liberté, de régler le débit et de fixer la mesure. Si je ne laisse pas passer à travers moi le pardon de Dieu, je ne suis plus irrigué par ce pardon.

Il est vrai cependant que ce n'est pas facile d'imiter le pardon de Dieu, ce pardon qui pourtant nous maintient debout. C'est souvent parce que nous croyons que pardonner relève simplement d'un sentiment. On dit : " Je ne peux pas lui pardonner. " Mais le pardon n'est pas d'abord sentiment : il est décision. Dès que l'on désire prendre cette décision, même si on n'y arrive pas pour l'instant, le pardon est déjà là : celui que nous recevons et celui que nous donnons.

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