«Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris !»
VINGTIÈME DIMANCHE ORDINAIRE (A)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 15, 21-28
Jésus s'était retiré vers la région de Tyr et de Sidon. Voici qu'une Cananéenne, venue de ces territoires, criait : «Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon.» Mais il ne répondit rien. Les disciples s'approchèrent pour lui demander : «Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris !» Jésus répondit : «Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.» Mais elle vint se prosterner devant lui : «Seigneur, viens à mon secours !» Il répondit : «Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens. - C'est vrai, Seigneur, reprit-elle : mais justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.» Jésus répondit : «Femme, ta foi est grande, que tout s'accomplisse comme tu le veux !» Et, à l'heure même, sa fille fut guérie.
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Le vieux conflit
Pour bien comprendre l’enjeu fondamental que représente le message de notre évangile, il nous fait remonter aux origines. Nous constaterons alors que, dans tout le récit biblique dès les premiers textes légendaires, la Parole de Dieu nous présente l’histoire humaine comme pleine de divisions et de conflits, dont la racine est l’envie, la jalousie. A commencer par l’histoire d’Abel et de Caïn. Pour illustrer cette rivalité entre frères ennemis, rivalité-jalousie qui peut aller jusqu’au meurtre, l’auteur de la Genèse utilise le vieux conflit qui a longtemps existé entre agriculteurs et pasteurs. Tout au long de la Bible, on retrouve les frères ennemis, en certains moments décisifs. Rappelez-vous l’histoire d’Ésaü et de Jacob, Joseph vendu par ses frères, le roi Saül jaloux de la popularité du jeune David, son rival. Toujours la même histoire, fruit de l’envie. Et dès la constitution du peuple d’Israël comme peuple élu, le peuple de Dieu, nous le voyons en bute à des affrontements sans limites. C’est l’opposition séculaire entre le juif et le païen, successivement entre Hébreux et Égyptiens, puis avec Babylone, puis viendront les Grecs, et enfin les Romains. C’est toujours ce peuple élu, seul contre tous les autres. L’apôtre Paul a beaucoup réfléchi à ce fait historique, qui marquait profondément la conscience de ses coreligionnaires. Et il en était arrivé à la conviction qu’était arrivé enfin le jour – la fin de l’histoire – de la réconciliation du juif et du païen. Ils avaient été solidaires dans le mal : ils s’étaient même mis d’accord pour crucifier Jésus. Ils seront solidaires dans le pardon reçu de Dieu. Jésus, dit-il, a réconcilié par sa mort les hommes divisés. C’est dans ce contexte qu’il nous faut situer le récit de la rencontre de Jésus et de la Cananéenne.
L'ennemi héréditaire
Cette femme sympathique est la représentante bien typée d’une race que les Juifs avaient particulièrement en haine : les Cananéens sont en effet les premiers occupants de la Terre Promise, qui s’appelait primitivement, d’ailleurs, Canaan. Là, sur cette Terre, Abraham et les patriarches avaient vécu en nomades et en étrangers. De cette terre, les Cananéens ont été éliminés ou chassés par les Hébreux aux alentours du XIIIe siècle avant notre ère. Et depuis la conquête, les premiers occupants et les conquérants vivent en état de conflit plus ou moins permanent. Ces Cananéens sont d’ailleurs des idolâtres. Ils servent des dieux cruels, les Baals, dieux de la fécondité, et certains juifs ont toujours risqué de se laisser séduire par leur religion. Bref, la Cananéenne anonyme est symbolique de tout un peuple méprisé et haï. Certes, depuis plusieurs siècles, les prophètes annoncent que les païens peuvent entrer dans l’héritage des « enfants » juifs. Isaïe – notre première lecture d’aujourd’hui nous le rappelle – annonce que « les étrangers qui se sont attachés au service du Seigneur » seront accueillis, à condition qu’ils observent les prescriptions de la loi juive. Mais en fait, demeure dans l’ensemble de l’opinion publique juive l’idée que les païens ne sont que des « chiens », auxquels on ne parle pas, qu’on ne regarde pas. Jésus lui-même fait comme s’il n’avait pas entendu la demande de la Cananéenne. Et pourtant, elle l’appelle « Fils de David » ! Est-ce parce que cette appellation inhabituelle dans la bouche d’une non-juive, a une connotation particulièrement nationaliste ? Le « Fils de David », en effet, dans l’esprit d’un bon Juif, serait celui qui rétablirait à la fois l’indépendance du royaume d’Israël, sa grandeur politique et sa prospérité économique. Pourtant l’enjeu est de taille : la fille de cette pauvre femme est « tourmentée par un démon », sans doute le démon qui asservit les peuples païens dont cette fille est le symbole. Jésus fait semblant de ne pas entendre. Ce sont des tiers, les disciples, qui jouent le rôle d’intercesseurs.
Jusqu'au bout de la foi
C’est comme s’il fallait une médiation, la médiation des croyants, pour que la guérison soit possible. Comme s’il fallait qu’il y ait un accord entre eux et, d’une part cette femme qui implore, et d’autre part, Jésus qui fait la sourde oreille. Mais pourquoi ce simulacre de résistance de la part de Jésus ? Lorsqu’un autre païen, le centurion de Capharnaüm, est venu demander la guérison de son fils, Jésus n’a pas fait tant de manières ! Je crois que pour cette Cananéenne, Jésus tient à la « faire marcher ». Non pas au sens habituel du terme, mais pour qu’elle poursuive sa démarche de foi jusqu’à son terme. Elle demande un miracle. Jésus veut la faire dépasser cette idée de « miracle » un peu magique, en quelque sorte mécanique, comme si Jésus n’était qu’un magicien, pour opérer avec elle une véritable thérapie dans un court dialogue, par un échange de paroles. Jésus parle de « petits chiens » : il faut qu’elle mesure bien toute la distance qui la sépare d’Israël. Elle en convient. Et même elle va plus loin puisqu’elle compare leur relation à celle des chiens avec leurs « maîtres ». Jésus la pousse donc à aller jusqu’au bout de la foi ; une foi plus grande que celle des Juifs, plus grande que cette de ses propres disciples, si souvent qualifiés « d’hommes de peu de foi. » Une foi comparable à celle de cet autre païen, le centurion, dont il n’a pas trouvé pareille foi en tout Israël. « Ta foi est grande, que tout se fasse comme tu veux », lui dit Jésus. Puissance de la foi, capable de déplacer les montagnes.
Je vous disais pour commencer que les divisions entre les hommes, conséquences de l’envie et de la jalousie, étaient aussi vieilles que le monde. Voici qu’avec Jésus, est inauguré un monde nouveau, un monde réconcilié. Un monde où « il n’y a plus ni Juif ni Grec », dit saint Paul. A nous d’y pénétrer. Pour cela, il y faut beaucoup d’ouverture d’esprit et de cœur. Il y faut cultiver le sens de l’accueil, du respect de l’autre dans sa différence. Il y faut apprendre à aimer comme Jésus nous l’a appris et démontré.