THEOLOGIE "POUR LES NULS"
CETTE ANNEE : LE BAPTEME.
4e séquence : le vrai baptême de Jésus.
(Avril 2001)
Au centre de nos propos sur le Baptême, il y a Jésus. Normal, n'est-ce pas !
Jésus baptisé par Jean-Baptiste, Jésus qui fait le catéchisme à Nicodème, puis à la Samaritaine, rien d'étonnant jusque-là.
Mais pourquoi ce titre : "Le vrai baptême de Jésus" ? Simplement parce qu'en évoquant son propre baptême, Jésus ne parle pas du baptême au Jourdain, qui inaugure sa mission de Fils de Dieu, mais d'un autre "baptême", d'un autre plongeon.
C'est ce que nous allons découvrir ce mois-ci.Deux déclarations :
"Je dois recevoir un baptême, et quelle n'est pas mon angoisse jusqu'à ce qu'il soit consommé !" déclare Jésus. (Luc 12, 50)
"Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire et être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ?", demande Jésus à Jacques et Jean. (Marc 10, 38)
Voilà les deux seuls textes de tous les évangiles où Jésus parle de son baptême. De toute évidence, il évoque, non pas le baptême inaugural par Jean-Baptiste, mais un autre "baptême", un autre plongeon : le plongeon dans la mort. On comprend son angoisse à cette perspective.
Remettons ces deux textes dans leur contexte. Si, dans l'évangile de Luc, la déclaration de Jésus précède l'annonce de sa passion prochaine, dans Marc, c'est immédiatement après la troisième annonce de la passion que Jacques et Jean demandent à Jésus de leur accorder les bonnes places dans le Royaume. Et nous sommes à la veille de l'entrée triomphale à Jérusalem. Jésus tient à "mettre les points sur les i" et à préciser qu'avant la "gloire", il y a le plongeon dans la mort. C'est sans équivoque. C'est clair et net. Jésus ne se fait pas d'illusions et il ne veut pas que ses disciples s'illusionnent. Suivre Jésus, c'est accepter de faire le plongeon.
Quel plongeon ?
Précisons bien, une fois encore, que faire un plongeon, ce n'est pas pour rester au fond de l'eau, mais, après avoir touché le fond, pour remonter à la surface. Il faut le préciser, pour que l'image employée par Jésus, évoquant son propre destin, mais aussi le destin de tous ses disciples (le nôtre aujourd'hui), soit suffisamment parlante. Il reste cependant quand on va plonger, sinon l'angoisse, du moins l'appréhension, avant de faire le saut. Regardons ce qu'il en est, d'abord dans le cas de Jésus.
Après vingt siècles de christianisme, la littérature, la théologie, la piété populaire ont énormément atténué le scandale de la mort de Jésus. Nous récitons tranquillement : "il est mort pour nos péchés" ; nous sommes habitués à la représentation de la croix. Or, pour tout le monde, croyants et incroyants, beaucoup d'autres innocents sont morts et meurent encore aujourd'hui, dans des circonstances parfois plus scandaleuses encore. Il ne faudrait pas laisser cette mort devenir banale, mais lui rendre tout d'abord sa force de "scandale" et de "folie", comme l'écrivait saint Paul.
Jésus, homme libre.
Pourquoi, au terme de quelques mois (au maximum trois ans) de prédication, le prophète de Nazareth a-t-il été rejeté et mis à mort ? Certes, ce qui nous séduit au premier abord quand on relit l'évangile, ce sont souvent les façons d'agir de Jésus, son audace , l'humour avec lequel il sait se tirer de toutes les situations. Il est bien dans sa peau et il sait où il va. Dans ses moindres faits et gestes se manifeste une fascinante liberté, vis à vis de tous, enfants, femmes, étrangers. Tout cela devait paraître insolite à beaucoup. Il ne fait jamais comme tout le monde. Il se pose, vis à vis de la tradition de ses pères, d'une manière originale : ni acceptation inconditionnelle, ni refus pur et simple. C'est comme si une référence plus radicale, celle de sa prière personnelle, venait tout relativiser, tout remettre à sa juste place. Rupture par rapport à certains préceptes et usages ; et en même temps, une exigence plus grande, comme un retour à ce qu'il y a de fondamental dans la Loi : l'amour des frères.
Scandaleux !
Et c'est précisément ce qui entraînera le conflit. Si Jésus n'avait fait qu'enseigner à relativiser certaines pratiques rituelles, il eût été seulement un maître plus ouvert que la plupart des rabbins. Quant à son attitude politique, elle n'avait rien qui puisse alerter les pouvoirs en place, ni Pilate ni Hérode. Le véritable affrontement se fit avec le Sanhédrin, et sur ce terrain de la Loi juive. Et non pas tant parce que Jésus l'aurait niée, mais parce qu'il semblait lui ajouter un nouveau chapitre, prétendant la mener à terme. Ce qui a perdu Jésus, ce n'est pas son combat mais la signification religieuse qu'il a tenu à lui donner. Ce qui scandalisa, c'est moins sa liberté que le sens filial qu'il lui donna. Ainsi, lors de l'incident du Temple, ce qui déclenche l'indignation des grands prêtres, ce n'est pas le geste symbolique d'un prophète, mais c'est le fait que Jésus agisse, guérisse et se fasse acclamer (lire Matthieu 21, 14-17) dans le Temple comme s'il y était chez lui. Jean, lui, centre cet épisode autour de l'appellation "maison de mon Père", qu'il met dans la bouche de Jésus, et en fait une parabole de la résurrection (Jean 2, 13-22).
De même, lorsque surgit un conflit à propos du sabbat. Jean ne fait que dévoiler le véritable enjeu du conflit : "Dès lors, les Juifs n'en cherchaient que davantage à le faire périr, car non seulement il violait le sabbat, mais encore il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu". (Jean 5, 18)
Nous voilà au véritable point de rupture. C'est la manifestation par Jésus d'une prétention inadmissible qui a déclenché tout le processus. Ce qui scandalise le Sanhédrin, c'est moins le titre de messie que la façon transcendante dont Jésus conçoit son messianisme : "Le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel" (Matthieu 26, 64). Et dans le récit parallèle, Luc en fait le point culminant du procès : "Tu es donc le Fils de Dieu !" s'écrient les grands prêtres et les scribes, scandalisés. "L'affaire Jésus", c'est le scandale d'une relation inimaginable avec le Très-Haut ; le procès de Jésus, c'est le procès du Fils de Dieu. Ramener le procès et la mort de Jésus à l'élimination d'un homme politiquement dangereux, c'est lui voler sa mort.
Annoncer un messie crucifié !
Pour la communauté des disciples, la mort de Jésus, c'est d'abord un échec de sa mission et une impasse pour leur prédication. Quel culot ne faut-il pas avoir pour oser annoncer un "messie crucifié". Mais après une première réaction d'incompréhension devant la mort de Jésus (et au début, on met tout sur le dos des bourreaux, comme une véritable conjuration des forces du mal), les chrétiens vont s'interroger sur le sens que Jésus lui-même a voulu donner à cette mort qu'il a vu venir avec lucidité, à cette mort annoncée tant de fois. Et c'est là que le titre de Fils peut éclairer sur le projet de Jésus, sur sa conscience devant sa mort. Si Jésus va jusqu'au bout, c'est à cause d'une parole entendue au jour de son baptême dans le Jourdain, une parole qu'il a prise au pied de la lettre : "Tu es mon Fils, mon bien-aimé. En toi j'ai mis tout mon amour". Jésus ira jusqu'au bout de sa logique : parce qu'il est le Fils, il ne fait rien de lui-même ; sa nourriture est de faire la volonté de son Père qui l'a envoyé. Il sera "obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix".
Obéissant jusqu'au bout.
Entendons-nous bien. Quand on parle de l'obéissance de Jésus, il ne s'agit pas d'une soumission aveugle à un plan préétabli du Père ; il ne s'agit pas de faire de la mort de Jésus l'objet de la volonté de Dieu. On a connu, hélas, cette monstruosité théologique à propos du salut : Dieu aurait décidé le supplice de Jésus comme une sorte de châtiment qu'il devait subir à notre place. Non, ce que le Père veut - et Jésus avec lui - c'est que l'homme vive, qu'il se sache aimé de Dieu et que cet amour le libère de tout le reste. Le mot "obéir", étymologiquement, signifie avancer ou prêter l'oreille, écouter quelqu'un. "Le Seigneur Dieu m'a ouvert l'oreille", écrit le prophète Isaïe au début du "chant du Serviteur". La Passion de Jésus est l'acte obéissant du Fils, mais cet acte d'obéissance n'est jamais présenté comme une réponse à une décision de Dieu. . Elle est plutôt à l'intersection de deux logiques qui s'affrontent. Il y a la logique du refus : "Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas accueilli". C'est la fermeture et l'endurcissement des gens en place, toutes les forces du mal et du péché étant liguées contre lui. Et puis, en face, il y a sa logique à lui, Jésus : son refus de capituler devant cette menace, sa volonté d'aller au bout, de prendre lucidement le risque de l'affrontement, du procès et de la mort, parce qu'il ne veut rien renier de sa mission et de son identité, parce qu'il veut manifester totalement, jusqu'au bout, l'amour universel du Père. "Ayant aimé les siens, il les aima jusqu'au bout". Et c'est là qu'il se montre le Fils.
Voilà le plongeon !
On est loin d'une perspective doloriste, comme s'il avait fallu "de son Père apaiser le courroux". Il s'agit de tout autre chose. Premièrement, nous dit Jésus, "ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne". Et deuxièmement, "il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime". Ce faisant, Jésus dit parfaitement Dieu, dont il est le Fils. "Qui me voit, voit le Père", a-t-il précisé.
Le moment terrible de l'angoisse (à Gethsémani) est passé. Jésus va marcher résolument - avec quelle dignité ! - jusqu'au supplice atroce de la croix. Il y aura encore le long gémissement du crucifié : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?", juste avant le mot de la confiance éperdue d'un enfant qui dit, une dernière fois, la prière du soir que sa maman lui avait apprise dans son enfance, qu'il a récitée, comme tout bon juif, tous les soirs de sa vie : "Entre tes mains, Père, je remets ma vie". Et Jésus plonge dans la mort.
Toi, tu ne mourras pas.
J'aime le mot du philosophe Gabriel Marcel qui dit : "Aimer quelqu'un, c'est lui dire : "Toi, tu ne mourras pas". A son enfant qui lui remet sa vie, le Père va redonner vie. La mort de Jésus, qui semblait être la mort de toutes les espérances mises en lui et le démenti de sa revendication filiale, va devenir le point de départ d'une révélation stupéfiante. "Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l'a ressuscité". Non, on ne plonge pas pour rester au fond de l'eau !
(à suivre le mois prochain)