« Passons sur l’autre rive. »
N'ayez pas peur
Toute la journée, Jésus avait parlé à la foule en paraboles. Le soir venu, il dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque, comme il était ; et d’autres embarcations le suivaient. Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait d’eau. Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Ses compagnons le réveillent et lui crient : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, il menace le vent et commande à la mer : « Silence, tais-toi. » Le vent tombe, et il se fait un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi avoir peur ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas la foi ? » Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 4, 35-41
DOUZIÈME DIMANCHE ORDINAIRE (B)
Marc, de retour
En ce dimanche de juin, nous retrouvons notre ami l’évangéliste Marc, dont nous avions quitté la lecture quasi-continue au début du mois de mars, pour relire les événements essentiels de notre foi : la mort et la résurrection de Jésus. Pour nous réhabituer à Marc, le passage de son évangile que nous venons de lire, qui rapporte la tempête apaisée, convient très bien. Mais pour cela, et selon notre bonne habitude, il nous faut remettre le texte dans son contexte.
Le contexte
Nous sommes dans la première partie de l’œuvre de Marc, qui a pour but de répondre à la question que tout le monde se pose : qui est Jésus ? Cette première partie sera conclue par la réponse de Pierre, à Césarée : Jésus est le Messie. Mais nous n’en sommes pas encore là, et tout le monde, aussi bien les curieux que ses propres disciples, se pose encore la question : qui est-il ? En effet, voilà un homme qui sort de Nazareth (« De Nazareth, que peut-il sortir de bon ? » demandera Nathanaël). Il est charpentier, n’a pas fait d’études et n’a jamais fait parler de lui. Or voici qu’il opère des guérisons, qu’il prêche aux foules. Et tout cela avec une parfaite simplicité, sans grands gestes spectaculaires. Si bien que beaucoup courent après lui Qui est-il ?
Il enseigne. Et voici que son enseignement se fait encore plus précis. En quatre petites histoires que tout le monde est capable de comprendre – même si les gens n’en perçoivent pas la signification la plus profonde – il explique ce qu’est ce « Royaume des cieux » dont il parle sans cesse : une réalité aussi riche de vie qu'un grain de blé semé en terre.
Sur l'autre rive
Et voici qu’il invite ensuite ses disciples à « passer sur l’autre rive. » L’autre rive, c’est le territoire païen de la Décapole. Jusque là, Jésus ne s’est adressé qu’aux Juifs de Galilée. Il s’agit maintenant d’un déplacement essentiel : la Bonne Nouvelle ne sera pas réservée à quelques-uns ; elle est accessible à tous. Je crois que la démarche est essentielle. Avant de relire le récit de la tempête apaisée, regardons la suite (il est dommage que, dans le découpage liturgique, cet épisode (Marc 5, 1-20) ne figure pas.) Jésus aborde en terre païenne, et guérit un possédé. Le démon qui l’habitait se nomme « multitude », ce qui n’est pas rien. Jésus le chasse et le démon « multitude » va se loger dans un troupeau de porcs qui disparaissent dans la mer. D’où l’invitation polie, mais pressante que font les habitants à Jésus d’avoir à déguerpir. Mais avant de repartir en barque, et alors que le possédé guéri demande à le suivre, il lui recommande de rester dans son propre pays pour y raconter ce que Jésus a fait pour lui. Et voilà cet homme qui devient à son tour porteur de la Bonne Nouvelle, cette fois chez des païens.
Il apaise la tempête
Mais revenons maintenant à l’épisode central : Jésus qui apaise la tempête. Ce geste est tellement significatif que ceux qui en sont témoins – les disciples dans la même barque que Jésus – vont formuler précisément la question qui court tout au long de l’évangile de Marc : « Qui est-il donc ? ». A ce propos, quelques remarques sont indispensables.
D’abord le fait que la plupart de ceux qui sont dans la barque sont des pêcheurs professionnels. Ils connaissent bien le lac de Tibériade, ses subites tempêtes, les vents qui se déchaînent subitement. Par contre Jésus est un terrien. Lui le charpentier de Nazareth, il n’y connaît rien, à la navigation. Il dort, après une journée fatigante de prédication. Il fait confiance à ses disciples : qu’ils fassent donc leur métier !
Confiance
Jésus fait confiance à ses disciples ? Pas uniquement, et pas principalement. Dans la barque qui se remplit d’eau alors qu’il dort, il a placé sa confiance en son Père. Son Père, c’est le Créateur, celui qui, selon Job, a imposé des limites à la mer, lui a dit : « Tu n’iras pas plus loin. » ; celui qui la dompte comme on dompte un animal fougueux. Ensuite seulement Jésus va en faire davantage : « Réveillé, il menace le vent et commande à la mer : « Silence, tais-toi. » Le vent tombe, et il se fait un grand calme. » Cette maîtrise des éléments déchaînés qu’il manifeste sous les yeux de ses disciples apeurés signifie qu’il possède un autre pouvoir, une compétence infiniment plus grande que celle des hommes. Alors, qui est-il ?
Hostilité
Lorsque Marc écrivait, vers l’an 66 de notre ère, les premières communautés chrétiennes avaient déjà connu les vents contraires et la tempête. Les autorités religieuses juives leur étaient hostiles, et le pouvoir romain, d’abord méfiant, se faisait épisodiquement persécuteur. Sans doute l’Église de Rome avait été ravagée par la persécution de Néron en 64. « Passer sur l’autre rive », s’adresser au monde païen plutôt qu’au monde de leurs coreligionnaires juifs n’était pas sans risques. Et pourtant la « semence » dont Jésus avait parlé prenait racine et commençait à donner du fruit. Même si le Seigneur donnait l’impression de « dormir » sur le coussin à l’arrière de la barque, c’est-à-dire à l’endroit où s’installe le pilote ! L’évangéliste Marc traduit donc son espérance, en des temps difficiles.
Aujourd'hui
Ces temps sont aujourd’hui encore les nôtres, et beaucoup ont envie de crier : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Mais en réalité, n’est-il pas dangereux de nous tourner d’abord vers Dieu et de crier vers lui en nous croisant les bras ? Et si Dieu, d’abord et avant tout, nous faisait confiance, comme le « terrien » de Nazareth faisait confiance à ses amis pêcheurs experts en navigation ? C’est le vieux proverbe qui dit : « Aide-toi et le ciel t’aidera. » Si Dieu nous fait confiance, c’est, d’abord, pour que nous reprenions confiance en nous, en nos propres forces, en nos propres initiatives. Dans toutes les circonstances.
Sans regarder en arrière
Autre danger possible : celui de vouloir revenir immédiatement au port. Aucun retour en arrière n’est possible dans notre histoire. Le passé est passé, définitivement, et aujourd’hui comme hier Jésus nous commande de « passer sur l’autre rive », avec tous les aléas que cela comporte. La grande aventure, inaugurée par le Christ et ses premiers amis, se poursuit malgré les vents contraires. A nous d’y vivre avec pleine confiance.
Mais, bien sûr, notre confiance, nous ne la mettons pas uniquement dans nos propres moyens. Même s’il dort, nous savons bien que Jésus est avec nous dans la barque-Église ; même quand la barque prend l’eau. Notre confiance en lui et notre confiance en nous vont de pair : aussi importantes l’une que l’autre La traversée se poursuit, toujours avec les mêmes imprévus et les mêmes risques. Mais toujours avec la même certitude : il est embarqué avec nous, celui qui a vaincu, par sa mort et sa résurrection, toutes les forces de mort.