19e DIMANCHE ORDINAIRE (B)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean 6,41-50
C
omme Jésus avait dit : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel », les Juifs récriminaient contre lui : « Cet homme-là n’est-il pas Jésus, fils de Joseph ? Nous connaissons bien son père et sa mère. Alors, comment peut-il dire : ‘Je suis descendu du ciel’‘ ? » Jésus reprit la parole : « Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire vers moi, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : ‘Ils seront tous instruits par Dieu lui-même’. Tout homme qui écoute les enseignements du Père vient à moi. Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là seul a vu le Père. Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi a la vie éternelle. Moi, je suis le pain de la vie. Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts ; mais ce pain-là, qui descend du ciel, celui qui en mange ne mourra pas. Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. »
oOo
Mettons-nous un instant à la place de ces gens de Galilée qui ont été nourris abondamment par le Christ, alors qu’ils étaient sans provisions, un soir de printemps, loin de toute habitation. Ils n’en demandent pas plus. Jésus, pour eux, c’est un homme extraordinaire. C’est l’homme de Nazareth, dont on connaît tout, les origines familiales et le métier. Un homme qu’on voudrait bien avoir comme guide – pensez donc : il donne abondamment et gratuitement à manger – mais c’est tout. Ses discours ? Ils passent largement au-dessus de leurs têtes. Le voilà maintenant qui déclare qu’il est « descendu du ciel » ! Le malentendu qui s’instaure va aller croissant, tout au long de ce grand discours dans la synagogue de Capharnaüm que nous lisons par extraits tout au long de ces dimanches d’août.
Il faut reconnaître honnêtement qu’effectivement les paroles de Jésus avaient de quoi choquer ses premiers auditeurs et les laisser pour le moins perplexes. Ils ont mangé et voilà qu’on leur demande de comprendre que ce geste de Jésus était un signe. Et quel signe ! « Dieu est là et il se fait notre nourriture. » On est en présence d’un homme, Jésus, fils de Joseph, dont on connaît le père et la mère, et on doit conclure, à partir de ses actes et de ses paroles, que c’est le Père du ciel qui l’envoie et qu’il est lui-même le pain vivant qui vient de Dieu. On croyait simplement savoir d’où il venait, son origine terrestre, et il veut nous faire découvrir sa véritable origine : il est « de Dieu ». Pas étonnant que ses interlocuteurs se mettent à murmurer, à récriminer.
Murmurer, récriminer : ces mots ont perdu de leur force, aujourd’hui. Si je voulais traduire pour aujourd’hui, j’emploierais le mot « râler » : ces gens sont d’éternels râleurs. Ils sont bien dans la ligne de leurs ancêtres qui, lors de la longue marche de quarante ans au désert, n’ont jamais cessé de « râler ». On en trouve des dizaines de preuves dans les textes bibliques. A l’époque, ils « râlaient » parce qu’ils n’arrivaient pas à faire confiance à Dieu qui venait de les libérer de l’esclavage. Ils avaient peur de manquer de nourriture. Quelques années plus tard, ils avaient peur d’être exterminés par les tribus qui leur barraient le passage vers la terre promise. Contre Jésus, ils murmurent, ils « râlent » parce qu’il se prétend « vrai pain vivant descendu du ciel », et non un homme comme eux tous. Ils ne peuvent associer la condition humaine de Jésus et l’origine divine qu’il affirme. Nous verrons qu’à la fin du discours, beaucoup de disciples, même, se mettent également à murmurer : ils quitteront Jésus. La question n’a pas vieilli : oui ou non, reconnaissons-nous l’intervention de Dieu, le « Dieu avec nous », en cet homme de Galilée qui a vécu il y a deux mille ans ? La foi commence là. « Se laisser enseigner par Dieu » revient à recevoir sa Parole et cette Parole nous est donnée pleinement par Jésus.
A vrai dire, la question – qui est Jésus ? – court dans tout le Nouveau Testament. Les Évangiles de Matthieu et de Luc lui donnent une réponse très mystérieuse, dès les premiers chapitres, dans les évangiles de l’enfance : Jésus vient de Dieu. Au fil des récits de la vie publique, nous voyons les gens s’interroger : « Qui est-il ? D’où lui vient cette sagesse et cette puissance ? » Et la question ressurgit aussi bien dans le procès devant le Sanhédrin que dans le procès « païen » devant Pilate. On la retrouve dans les Épîtres. Il s’agit chaque fois de dépasser les apparences : on voit un enfant dans une crèche, un charpentier, fils de charpentier, originaire de Nazareth, un prédicateur itinérant, un condamné à mort. Devant cet homme, sa vie, sa mort, chacun est appelé à reconnaître qu’il est le Christ et qu’il est Dieu venant nous visiter. La résurrection elle-même n’est pas une « preuve » de la foi, mais son épreuve suprême.
Tout mouvement vital, capable d’engendrer la vie, vient de Dieu. Un double mouvement. Il peut se produire une rencontre, mais à condition que nous le désirions. Notre évangile nous parle d’abord de Dieu qui vient à nous. Il s’agit d’un déplacement de Dieu vers l’homme : le pain qui « vient du ciel », Jésus, qui seul « a vu le Père ». Voici donc Jésus en face de nous, extérieur. C’est alors que se produit un second mouvement, celui des hommes vers ce Jésus. Et l’origine de ce second déplacement est encore Dieu lui-même : c’est le Père qui « attire » par un « enseignement » intérieur, l’Esprit Saint. Mais le second mouvement peut ne pas se produire : il dépend de notre liberté. Celui qui refuse de se laisser attirer ne connaît ni le Christ ni le Père puisqu’il ignore cette parole intérieure qui porte témoignage au Fils.
Je relis ce passage d’Evangile. Que veut-on nous dire, au juste ? Si je voulais résumer, je dirais : une triple révélation. Sur les choses, d’abord : toutes portent la marque de Dieu, son image. Elles nous parlent de l’amour qui les fait être. Le pain, par exemple. Il y a du divin dans le pain de nos tables. Toute chose créée nous renvoie à l’au-delà de Dieu. Révélation sur Jésus, cet homme de Nazareth, ensuite. Il n’est pas que le fils de Joseph, « dont nous connaissons le père et la mère. » En réalité, il est la présence visible de ce Dieu-nourriture qui se donne à nous pour nous faire exister. Enfin, révélation sur nous : notre vie terrestre, nourrie du pain quotidien, trouve son achèvement, sa plénitude, sa vérité dans la vie même de Dieu, « vie éternelle ». Comment nourrir cette vie ? En consommant la Parole du Christ, cette Parole qui vient du Père, en nous laissant « enseigner par Dieu ». Tout, absolument tout, est en 3D, en trois dimensions.
La première fois qu’ils ont récolté la manne, cette nourriture quotidienne que Dieu leur donnait dans le désert, les Hébreux se sont dit : « Mann Hou », ce qui veut dire : « Qu’est-ce que c’est » Jésus, comme la manne, est celui qui restera toujours pour les hommes une question. A cette question, l’Esprit, l’hôte intérieur, nous invite à répondre aujourd’hui : cet homme est vraiment le fils de Dieu.