« Je le veux, sois purifié. »
SIXIEME DIMANCHE ORDINAIRE B
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 1, 40-45
Un lépreux vient trouver Jésus ; il tombe à ses genoux et le supplie : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Pris de pitié pour cet homme, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » A l’instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié. Aussitôt, Jésus le renvoya avec cet avertissement sévère : « Attention , ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre. Et donne pour ta purification ce que Moïse prescrit dans la Loi : ta guérison sera pour les gens un témoignage. » Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et répandre la nouvelle, de sorte qu’il n’était plus possible à Jésus d’entrer ouvertement dans une ville. Il était obligé d’éviter les lieux habités, mais de partout, on venait à lui.
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Des maladies contagieuses
On n’imagine plus, de nos jours, la terreur qu’inspirait la lèpre dans toutes les époques de l’humanité, avant qu’on n’ait trouvé un remède et qu’ainsi on ait trouvé les moyens d’éradiquer ce fléau. Ce qui, à l'heure actuelle, n'est pas encore terminé, d'ailleurs. Au temps de Jésus, la lèpre était considérée comme le symbole de toute maladie mortelle. Non seulement parce qu’elle rongeait progressivement, en commençant par la surface de la peau, tous les organes du corps humain, mais parce que, pour ces morts-vivants qu’étaient les lépreux, il n’y avait plus aucune possibilité d’une vie en société. Ils étaient les exclus par excellence. De nos jours, il y a encore des lépreux, certes, mais on a les moyens de les soigner et de les guérir. C’est d’ailleurs pourquoi, chaque année, on organise une quête pour venir en aide aux lépreux. Mais il ne s’agit plus, comme autrefois, de cette peur d’une pandémie qui viendrait ravager des continents entiers et anéantir des millions d’êtres humains.
Ce qui ne veut pas dire que nos peurs n’existent plus. Il n’y a pas si longtemps, on craignait encore les épidémies de peste ou de choléra. Et l’on sait que la grippe espagnole, en 1918, causa la mort de millions de personnes, qu’elle fit même plus de victimes que la guerre elle-même. Et si l’on prend un peu partout quantité de précautions devant les cas de grippe aviaire, c’est parce qu’on sait qu’elle se transmet aux hommes et que, peut-être, un jour, le virus qui en est responsable peut muter, se transmettre très rapidement entre les humains, et causer des millions de morts : les risques de pandémie ne sont pas illusoires. Il est donc normal que l’on prenne toutes les dispositions requises pour éviter cette catastrophe. Et je ne parle pas du Sida qui continue à faire des milliers – voire des millions – de victimes à travers le monde.
La prévention
Si l’on pense à cette actualité tragique qui est la nôtre, on comprend mieux les précautions d’ordre hygiénique que prenaient les contemporains de Jésus, précautions détaillées dans la Bible elle-même : il s’agissait d’éviter la catastrophe en retranchant du corps social quiconque était atteint de la maladie. Un peu comme on le fait aujourd’hui avec les poulets ou autres bestiaux contaminés ou qui risquent de l'être. Et si ces prescriptions étaient édictées par la Bible elle-même, c’était parce qu’à l’époque, toute maladie, tout malheur – je vous l’ai souvent répété – était considéré comme une punition de Dieu, et donc que tout malade était regardé comme un pécheur. Des pestiférés qu’on chassait, des êtres humains qu’on évitait, bien sûr, mais, plus encore, qu’on méprisait à cause de leur condition supposée de pécheurs.
Pitié !
Il faut avoir tout cela à l’esprit pour mesurer ce que l’attitude de Jésus a de scandaleuse, aux yeux des témoins de sa rencontre avec le lépreux. L’évangile de Marc nous dit premièrement que Jésus a été « pris de pitié ». La traduction est faible. Le mot grec, très difficile à rendre en français, fait référence aux « entrailles », au sein maternel, aux « entrailles de père », et donc, au sens figuré, au cœur. Le terme français qui serait le plus proche serait celui de « miséricorde », c’est-à-dire qu’il s’agit d’ouvrir son cœur à la misère des autres. Et deuxièmement, c’est mû par ce sentiment très fort et très profond que Jésus touche le malade. Il aurait pu se contenter de s’adresser au lépreux à distance. Un mot aurait suffi ! « Dis seulement une parole », lui dira le centurion qui lui demande de guérir son fils à distance. Eh bien non. Jésus, face à cet homme contagieux, tient à s’approcher et même à toucher.
Les quatre évangélistes ont pris soin de noter toutes les fois où Jésus a touché les malades. Dimanche dernier, nous l’avons vu toucher de sa main la belle-mère de Simon-Pierre pour que la fièvre la quitte. C’est également en touchant les yeux de deux aveugles qu’il les guérit. C’est en touchant les oreilles et la langue d’un sourd-muet qu’il lui rend l’ouïe et la parole. Enfin, à Naïm, il touche le brancard du jeune homme que l’on conduit au cimetière, afin de lui rendre la vie. Dans tous les cas, ce geste a quelque chose de scandaleux pour ceux qui l’entourent, car, ce faisant, Jésus contracte l’impureté du malade ou du mort. Chacun de nous, bien naturellement, a peur de la contagion : non seulement on a peur de s’approcher de celui ou celle qui est contagieux, mais à plus forte raison on ne veut pas toucher. Jésus le fait, comme pour nous indiquer, non seulement qu’il est plus fort que la maladie, mais qu’il accepte de prendre sur lui la maladie de celui qu’il touche. Avez-vous remarqué à quel point il prend sur lui la lèpre du malade qu’il guérit ? A la fin du récit, l’évangile nous dit « qu’il n’était plus possible à Jésus d’entrer ouvertement dans une ville. Il était obligé d’éviter les lieux habités » c’est-à-dire exactement le sort des lépreux tel qu’il était fixé par la Loi.
Je voudrais particulièrement insister sur l’origine de ce geste de Jésus, que j’ai décrit comme un geste de miséricorde. C’est parce qu’il sait ouvrir son cœur à toute misère qu’il pourra aller jusqu’à toucher le lépreux. Une telle attitude n’est pas évidente. Elle ne l’était pas pour ses contemporains ; elle ne l’est pas davantage pour nous aujourd’hui.
Humanité !
Lorsque j’ai lu pour la première fois La Peste de Camus, à la fin des années quarante, j’ai été profondément remué intérieurement. Ce roman, qui a valu le prix Nobel à son auteur, est comme une allégorie. Il raconte qu’une épidémie de peste survient dans une grande ville du bassin méditerranéen. Deux personnages principaux : un médecin et un prêtre (je résume très brièvement). Le médecin, dès qu’il découvre qu’il s’agit de la peste, se dévoue totalement à soigner les malades, à organiser les services de santé, à enterrer les morts, à chercher un vaccin. Il fait tout simplement ce qu’il doit faire dans une telle situation. Le prêtre, lui, au début, a toutes les réponses. Il commence par déclarer que si la ville est frappée par la peste, c’est qu’elle le mérite ; que, sans doute, c’est par miséricorde que Dieu envoie une telle calamité à cette ville pour que les gens se convertissent : la peste indique la voie du salut. Bref, il « justifie » la peste et voudrait amener ses concitoyens à se résigner et à accepter leurs souffrances. Mais, le jour où ce prêtre qui a toutes les (bonnes) réponses voit un enfant mourir dans d’atroces souffrances, il arrive enfin à manifester un peu de cette compassion que manifestait dès le premier instant le médecin.
J’ai lu ce roman de Camus comme une actualisation de l’attitude du Christ, qui devrait être notre propre attitude, nous qui nous disons ses disciples. Il est évident que l’attitude du prêtre, au début du roman, est comparable à celle des autorités religieuses d’Israël : en face de la maladie, on s’était contenté d’édicter des lois d’exclusion. Bien plus, dans leur esprit comme dans celui de toute l’humanité de l’époque, s’il y avait maladie, c’est qu’il y avait punition divine à cause du péché. Par contre l’attitude du médecin me fait penser à celle de Jésus. Lui, jamais il ne donne une explication sur l’origine ou la cause de la maladie ou du malheur. Il se contente de s’approcher, de toucher, de soigner, de guérir.
Et nous, où en sommes-nous ?