Ils partirent donc dans la barque pour un endroit désert, à l’écart.
SEIZIEME DIMANCHE ORDINAIRE (B)
Evangile de Jésus Christ selon saint Marc 6, 30-34
Après leur première mission, les Apôtres se réunissent auprès de Jésus, et lui rapportent tout ce qu’ils ont fait et enseigné. Il leur dit : « Venez à l’écart, dans un endroit désert, et reposez-vous un peu. » De fait, les arrivants et les partants étaient si nombreux qu’on n’avait même pas le temps de manger. Ils partirent donc dans la barque pour un endroit désert, à l’écart. Les gens les virent s’éloigner, et beaucoup le reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent là-bas et arrivèrent avant eux. En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de pitié envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les instruire longuement.
oOo
Mauvais bergers !
La parole que le prophète Jérémie transmettait, de la part du Seigneur, aux mauvais bergers du peuple d’Israël est d’une extrême dureté. Y avez-vous prêté attention ? Reprochant aux autorités politiques et religieuses d’avoir laissé les pauvres gens s’égarer et se disperser, parce qu’elles ne se sont pas occupées d’eux, Dieu déclare : « Eh bien, moi, à cause de vos méfaits, je vais m’occuper de vous ! » Je n’aurais pas aimé être à la place de ces « bergers » responsables d’Israël cinq siècles avant notre ère !
La situation politique et économique était différente au temps du Christ, mais elle n’était pas plus belle ! Alors qu’au temps de Jérémie sévissaient de grandes invasions, au temps de Jésus, c’était l’occupation romaine. Et ce que les historiens nous rapportent de la conjoncture économique de l’époque justifie l’expression de Jésus, qui, nous dit l’évangile, fut pris de pitié pour la foule qui « allait et venait » (était-ce qu’ils tournaient en rond, sans but et sans objectifs ?) « parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. » Et pourtant, même sous l’occupation romaine, il y avait encore beaucoup de « bergers » en terre d’Israël : docteurs de la Loi, scribes, rabbins de tout acabit. Ecoles florissantes où les « maîtres » enseignaient moyennant finances de nombreux disciples, toute une caste de commentateurs de la Loi, divisés en tendances diverses et souvent opposées. Je crois que le petit peuple de Galilée n’intéressait pas beaucoup cette caste intellectuelle. C’est pourquoi, et malgré la prétention des autorités religieuses à diriger l’ensemble du troupeau, pour Jésus, la grande foule est « comme des brebis sans berger. »
Manipulations !
Or, des gens sans instruction sont en danger mortel. Parce qu’ils risquent sans cesse d’être les victimes de tous les beaux parleurs et de suivre aveuglément le premier aventurier qui passe. L’histoire regorge d’exemples. Les foules manipulées sont capables des pires excès ; elles ne se rendent même pas compte qu’en faisant le malheur des autres, elles courent elles-mêmes à la catastrophe. Même dans notre « Occident chrétien » ! Je ne prends qu’un exemple. L’Allemagne, au siècle dernier, comptait parmi les peuples les plus cultivés du monde. Et également parmi les nations les plus sérieusement christianisées. Que s’est-il passé pour que les masses adhèrent à une idéologie à la fois païenne, raciste et antichrétienne qui les a conduits à la catastrophe ? C’est mon interrogation depuis bien longtemps. Pourquoi est-ce en terre christianisée depuis des siècles qu’ont pris racine les grandes idéologies (fascisme, marxisme) qui ont sévi sur la terre au XXe siècle ? Ces derniers jours, regardant à la télévision les foules du Moyen-Orient descendre dans la rue et manifester en masse, je me souvenais de ce que j’avais vu en Allemagne, quelques années avant la dernière guerre. Des foules manipulées. « Allant et venant ? » Où est passé l’esprit critique ? Et la liberté de pensée ? Brebis sans berger ?
Il se met à les instruire
Jésus ne se contente pas d’exprimer la pitié qu’il éprouve pour ces foules. L’évangile de Marc précise en de multiples occasions les réponses qu’il apporte à cette misère qu’il constate chez ses contemporains. Il note plusieurs fois son humanité, l’efficacité de son service des pauvres, et, avec la pitié qu’il exprime, un sentiment de colère qui l’envahit face à certains comportements d’exclusion. Efficacité : en priorité il guérit, il nourrit ; aujourd’hui, il enseigne. Non pas, comme a traduit notre évangile de ce jour, « longuement », mais, dans sa traduction exacte : « il enseigne beaucoup de choses ». Disons qu’il aborde un tas de questions diverses. Ce qui ne devait pas manquer d’intérêt. Marc est d’ailleurs l’évangéliste qui insiste le plus sur l’importance que Jésus attachait à l’instruction.
Ce qui me paraît normal, d’ailleurs. N’est-il pas la Parole de Dieu ? Toujours est-il que c’est instructif, pour nous, de remarquer l’importance que Jésus attache à l’enseignement. Il devait en être de même des Apôtres. La semaine dernière, nous avions vu Jésus les envoyer en mission. Une mission précise : essentiellement une lutte contre l’esprit du mal. Or, aujourd’hui, je constate que les Apôtres ont outrepassé les consignes qu’ils avaient reçues. Non seulement ils ont procédé à des guérisons et à des exorcismes, mais ils ont eux-mêmes enseigné (ce qui ne leur était pas demandé par le Maître, qui jusqu’ici s’était réservé cette mission). Toujours est-il que Jésus va jusqu’au bout donner priorité à l’instruction. Celle des disciples, des intimes, et celle des foules. Pour que tous ceux qui veulent le suivre soient, non pas des gens endoctrinés, mais des gens instruits. Pas besoin de diplômes ni de grandes écoles pour cela. Une instruction à la portée de tous, riches ou pauvres, gens intelligents ou déficients intellectuels. Relire les évangiles. Vous pourrez alors imaginer Jésus dans l’intimité d’une soirée entre amis ou à table chez Marthe et Marie, dans une synagogue ou en pleine nature, ou en marchant sur la route, toujours en conversation, en explications, en controverse. Il est vraiment le « Verbe fait chair », la Parole vivante. Accueillie ou refusée, toujours proposée à tous comme nourriture de l’esprit et du cœur Jusqu’à cet après-midi de Pâques où il rejoint deux disciples désabusés pour « ouvrir leur cœur à l’intelligence des Ecritures. »
Mais aujourd'hui ?
Mais aussitôt je m’interroge : comment se fait-il qu’aujourd’hui, après vingt siècles de christianisme, nos contemporains – pas tous, mais certainement l’immense majorité - soient encore « comme des brebis sans berger » ? Même parmi les peuples de vieille tradition chrétienne. Je me demande quel est actuellement l’impact de l’instruction que donna Jésus, instruction relayée par les Evangiles, les autres écrits du Nouveau Testament, des milliers de livres, l’enseignement et la prédication de tant de serviteurs de la Parole, tous plus doués les uns que les autres. La Parole rencontrerait-elle donc de perpétuelles résistances ? Certes, elle est dérangeante. La preuve, c’est que les premiers auditeurs, dans leur grande majorité, n’ont pas adhéré. Seules, quelques centaines de personnes, du vivant du Maître, ont vraiment adhéré. Et encore, avec quelles hésitations ! Beaucoup, qui avaient couru après Jésus dans les premiers mois de sa prédication, s’en étaient retournés déçus, ou effrayés devant ses exigences. Car la Parole est dérangeante. Elle se heurte aux pesanteurs, individuelles ou collectives, qui « somnolent » en tout groupe humain, sous des formes diverses.
On pourrait rechercher de multiples raisons à cette apparente inefficacité de la Parole de Dieu, de nos jours comme au temps du Christ. Inefficacité toute relative d’ailleurs, puisqu’il y eut des avancées considérables, dès les premiers siècles, de la Bonne Nouvelle annoncée par l’Eglise. Certes, la situation actuelle de l’Eglise dans des parties du monde où elle manifesta autrefois force et puissance (y compris temporelle) n’est pas très brillante. Je me demande parfois si, au lieu d’annoncer la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu pour le monde, nous ne nous sommes pas trop annoncés nous-mêmes. Plutôt que d’annoncer l’Eglise, sa mission, ses privilèges, il faudrait d’abord annoncer Jésus.
Oser une Parole !
Notre position de chrétiens est délicate, d’abord en raison de notre petit nombre. Mais aussi parce que, suite à des analyses divergentes concernant nos rapports avec la masse incroyante, nous envisageons des solutions opposées, allant de la nostalgie des méthodes du passé au besoin de faire table rase pour repartir à zéro. L’Evangile de ce dimanche suggère une autre orientation, bien modeste certes, mais tout aussi positive dans le long terme : « Il commença à les enseigner. » Certes, dans le flot de paroles et d’informations diverses que les médias déversent sur nos contemporains, cette modeste et discrète instruction risque d’être balayée. Et si, pourtant, à la réflexion, c’était la seule manière de respecter l’autre, de lui laisser sa pleine et entière liberté de juger et de penser, pour lui permettre de tenir debout ? On a peut-être trop insisté, de nos jours, sur « l’écoute ». C’est bien d’être « à l’écoute du monde », mais ne faudrait-il pas, davantage, oser une Parole ? L’apôtre Paul recommandait de prêcher « à temps et à contre-temps. » Oui, certes, mais avec discrétion, patience et respect d’autrui, comme le Christ qui se contentait de proposer, puis d’ajouter : « Si tu veux… »