Psautier d'Ingeburg de Danemark
Musée Condé, Chantilly
Faites ceci en mémoire de moi.
Avant la fête de la Pâque, sachant que l'heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout. Au cours du repas, alors que le démon avait déjà inspiré à Judas Iscariote, fils de Simon, l'intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu'il est venu de Dieu et qu'il retourne à Dieu, se lève de table, quitte son vêtement, et prend un linge qu'il se noue à la ceinture ; puis il verse de l'eau dans un bassin, il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu'il avait à la ceinture.
Il arrive ainsi devant Simon-Pierre. Et Pierre lui dit : "Toi, Seigneur, tu veux me laver les pieds !" Jésus lui déclare : "Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras." Pierre lui dit : "Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais !" Jésus lui répondit : "Si je ne te lave pas, tu n'auras point de part avec moi." Simon-Pierre lui dit : "Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !" Jésus lui dit : "Quand on vient de prendre un bain, on n'a pas besoin de se laver : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs... mais non pas tous." Il savait bien qui allait le livrer ; et c'est pourquoi il disait : "Vous n'êtes pas tous purs."
Après leur avoir lavé les pieds, il reprit son vêtement et se remit à table. Il leur dit alors : "Comprenez-vous ce que je viens de faire ? Vous m'appelez "Maître" et "Seigneur", et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc, moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C'est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme je l'ai fait pour vous."Evangile selon saint Jean 13, 1-15 JEUDI SAINT oOo Un aspect particulier.
Nous nous rassemblons en ce soir du Jeudi-Saint pour célébrer la Cène, c'est-à-dire pour faire mémoire du dernier repas que Jésus a pris avec ses amis, quelques heures avant d'être arrêté, jugé, condamné et mis à mort. Nous faisons mémoire de ce dernier repas, comme il nous a demandé de le faire. En fait, nous en faisons mémoire chaque fois que nous célébrons l'Eucharistie. Cette célébration de ce soir a-t-elle donc quelque chose d'exceptionnel et d'unique, par rapport à toutes les autres ? Je ne le crois pas. Simplement, à mes yeux, elle revêt un aspect particulier parce qu'elle lie étroitement les deux gestes particulièrement significatifs que Jésus a faits ce soir-là : avant de changer le pain et le vin en son corps et en son sang pour nous les donner en nourriture, il a lavé les pieds de ses disciples. Les deux fois, après le signe qu'il venait de faire, il a insisté pour qu'à notre tour, nous fassions la même chose en mémoire de lui. Pourquoi avoir ainsi lié le lavement de pieds et l'eucharistie ?
Un rapport certain.
Jean l'Evangéliste, contrairement aux trois évangiles synoptiques, lorsqu'il raconte la Cène, ne parle pas de l'institution de l'Eucharistie. Par contre, il est le seul à rapporter le geste étrange de Jésus qui tient à laver les pieds de ses disciples ; geste curieux, car ce travail vil et peu ragoûtant relevait du service des esclaves domestiques. Et la liturgie de ce jour a tenu à insérer dans cette célébration du Jeudi-Saint, non pas le récit de l'institution de l'Eucharistie, mais le récit du lavement de pieds. C'est donc qu'il y a un rapport certain entre les deux, rapport qu'il nous faut rechercher.
Un certain pouvoir.
N'importe quel homme "haut placé" peut faire de temps en temps des gestes condescendants. Le PDG peut faire une fois ou l'autre la vaisselle pour rendre service. Mais il sort de son rôle d'homme important. Il accomplit des gestes qui ne sont pas les siens. Avec le Christ, c'est différent : c'est en se mettant dans la situation d'esclave qu'il montre comment, en quel sens, Dieu est "Seigneur". Qui dit "Seigneur" dit une personne qui a un certain pouvoir. Quel est donc le pouvoir de Dieu ? Le contraire de ce qu'instinctivement nous pouvons penser lorsque nous évoquons le "pouvoir" de quelqu'un. Lorsqu'on pense "pouvoir", on pense "domination". Jésus vient, par son geste, nous dire que le pouvoir de Dieu, c'est le pouvoir de faire vivre, de faire exister, le pouvoir d'acheminer ce qu'il a fait exister vers la plénitude de l'existence. Et cette plénitude n'est autre que lui-même. Ce pouvoir est donc en fait un service. Dieu, c'est la puissance à notre disposition, et non la puissance qui nous dominerait. Puissance qui fait vivre : Jésus l'a montré dans tous les gestes de sa vie publique : guérison de malades, réinsertion d'exclus, remise en route d'hommes bloqués. Il le montre d'une manière définitive, le soir du Jeudi-Saint, en se donnant lui-même en nourriture. C'est par là qu'il se montre Dieu.
Notre désir premier.
Mais, au fait, avons-nous besoin de cette vie de Dieu, de cette vie que Dieu nous offre ? Certes, nous avons envie de liberté, de bonheur, de vie sans limite. C'est comme si nous désirions être Dieu. Eh bien, c'est aussi le projet de Dieu pour nous. Mais il y a un malentendu tragique entre Dieu et nous. Ce désir, en effet, nous le comprenons en termes de puissance, de domination, d'accaparement. C'est notre tentation fondamentale. C'est la tentation à laquelle ont succombé l'homme et la femme dans le récit légendaire de la Genèse. Or, chercher la puissance et la domination, ce n'est pas du tout devenir comme Dieu, c'est rater la cible de notre désir. Dieu, c'est tout le contraire, et Jésus nous le rappelle par ces gestes que nous évoquons ce soir. Il nous le rappelle en nous invitant à imiter Dieu, en nous faisant serviteurs de la vie dans les autres. "Faites ceci en mémoire de moi", cela ne signifie pas d'abord la répétition de rites à travers les siècles, mais cela signifie qu'il s'agit d'imiter Dieu dans le don de la vie.
"Comme des dieux".
"Vous serez comme des dieux". Oui, nous le serons donc, à condition de ne pas nous tromper de Dieu. Etre comme Dieu, c'est faire vivre, faire exister. Facile à dire ! Mais voilà : nous avons toujours un peu peur de perdre, et cela parce que nous ne faisons pas tellement confiance à Dieu. A cela, nous avons des excuses : faire vivre, c'est accepter de mourir. Pourtant, ce que nous avons à chercher, ce n'est pas mourir, c'est donner. La mort, certes, est quotidiennement sur notre chemin. Mais elle est mort de notre avarice, mort de notre sécurité. En réalité, le don traverse la mort. Il s'agit de se dessaisir pour pouvoir donner. C'est en cela que nous devenons comme des dieux, nourriture pour les autres. Et alors, rien ne peut nous atteindre. Nos idées sur la vie et sur la mort sont dépassées. Aussi le Christ ressuscite. Faire exister, c'est le chemin, le seul, pour exister.
Toute cette réflexion peut sembler exigence et contrainte ! C'est vrai qu'il y a un passage obligé, et que cela exige de notre part une conversion. Conversion du regard, et conversion de nos comportements. Ne serait-ce pas que ce qui nous est difficile, c'est de recevoir. recevoir la vie, nous recevoir d'un autre, recevoir la chair et le sang de Dieu pour en faire notre vie. Ce "recevoir" nous dépossède, car il nous montre que de nous-mêmes, nous n'avons pas. Mais recevoir et donner, n'est-ce pas la même chose ? Ce que nous avons à donner, c'est notre accueil.
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