"Il y a là un jeune garçon..."

Cinq pains et deux poissons !

 

Jésus était passé de l'autre côté du lac de Tibériade (appelé aussi mer de Galilée). Une grande foule le suivait, parce qu'elle avait vu les signes qu'il accomplissait en guérissant les malades. Jésus gagna la montagne, et là, il s'assit avec ses disciples. C'était un peu avant la Pâque, qui est la grande fête des Juifs. Jésus leva les yeux et vit qu'une foule nombreuse venait à lui. Il dit à Philippe : " Où pourrions-nous acheter du pain pour qu'ils aient à manger ? " Il disait cela pour le mettre à l'épreuve, car lui-même savait bien ce qu'il allait faire. Philippe lui répondit : " Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun ait un petit morceau de pain. " Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : " Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d'orge et deux poissons, mais qu'est-ce que cela pour tant de monde ! " Jésus dit : " Faites-les asseoir. " Il y avait beaucoup d'herbe à cet endroit. Ils s'assirent donc, au nombre d'environ cinq mille hommes.

Alors Jésus prit les pains, et, après avoir rendu grâce, les leur distribua ; il leur donna aussi du poisson, autant qu'ils en voulaient. Quand ils eurent mangé à leur faim, il dit à ses disciples : " Ramassez les morceaux qui restent, pour que rien ne soit perdu. " Ils les ramassèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux qui restaient des cinq pains d'orge après le repas.

A la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : " C'est vraiment lui le grand Prophète, celui qui vient dans le monde. " Mais Jésus savait qu'ils étaient sur le point de venir le prendre de force et faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira, tout seul, dans la montagne.

Evangile de Jésus Christ selon saint Jean 6, 1-15

17e DIMANCHE ORDINAIRE (B)

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Changement d'orientation.

" La Pâque, la grande fête des Juifs, était proche." Si Jean l'évangéliste prend la peine de noter ce détail dans son récit de la multiplication des pains, c'est qu'il se passe quelque chose d'insolite. Au moment de la Pâque juive, en effet, de grandes foules partaient, de tous les bourgs et de tous les villages, en pèlerinage à Jérusalem. Jésus lui-même, d'après les évangiles, s'est rendu ainsi en pèlerinage pascal, dès l'âge de douze ans avec ses parents, et ensuite, à l'âge adulte, avec ses disciples. Or, cette fois, les " grandes foules " se dirigent, non pas vers Jérusalem, mais vers Jésus, dans la nature, de l'autre côté du lac de Tibériade, en territoire païen. Relisez le texte : vous y verrez quantité d'allusions à l'Exode, dont la célébration de la Pâque était le mémorial. C'est comme si Jean nous faisait un clin d'œil : " Je vais vous raconter quelque chose qui se rattache, dans le passé, à la sortie d'Egypte et à la traversée du désert ; mais qui, également, a un lien avec la passion-résurrection du Christ ".

En effet, nous pouvons faire plusieurs méprises sur le sens de la mission du Christ, comme sur le sens de l'Eucharistie, et même sur la signification des solidarités humaines, si nous faisons une lecture trop rapide de cet évangile.

Manger gratuitement.

Les foules courent après Jésus, nous dit l'Evangile, " parce qu'elles avaient vu les signes qu'il accomplissait en guérissant les malades ". En d'autres termes, elles cherchent un guérisseur. Avec une telle insistance que même lorsque Jésus gagne la montagne, s'assied avec ses disciples, elles continuent à affluer, sans même penser à se procurer de la nourriture. Jésus va leur donner à manger. Gratuitement. Ce faisant, il situe sa mission dans la continuité directe de l'action de Yahweh au service de son peuple : de même que Dieu a nourri la foule au désert, pendant quarante ans, avec la manne, aujourd'hui, Jésus fait un signe : il nourrit abondamment une foule nombreuse, cinq mille hommes (sans compter femmes et enfants). Jésus n'est pas qu'un guérisseur. Il dira plus tard à Philippe : " Qui m'a vu a vu le Père ". Quand on voit Jésus nourrir la foule, on voit effectivement le Père. Dieu, c'est cela.

Pain et poisson.

Mais avec le pain, il y a le poisson : les deux symboles du Christ lui-même dans l'Eglise primitive. Jésus ne nous donne pas une nourriture étrangère : c'est sa vie même qu'il distribue. Dieu nous fait vivre de sa propre substance. Exister, c'est participer, par grâce, à l'être de Dieu. Etre Dieu, c'est se déposséder pour qu'un autre soit. " Lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu, mais il s'est dépouillé. " La multiplication des pains et des poissons est donc un signe, à déchiffrer certes, mais pour le disciple, signe de la présence parmi nous d'un Dieu qui se donne par amour, et qui ira jusqu'au bout de l'amour en donnant sa propre vie.

Grâce à un jeune garçon...

Autre méprise à éviter : nous faire l'idée d'un Dieu interventionniste, d'un Dieu qui fait tout, qui "tire les ficelles" ; nous faire une fausse idée de la Providence divine. Visiblement, Dieu ne se manifeste pas à coups de miracles pour nourrir les affamés du tiers et du quart monde. Par contre, l'Esprit du Christ suscite des gens comme l'abbé Pierre ou soeur Emmanuelle, pour ne citer que les plus médiatiques. Il peut aussi nous inspirer de livrer à la foule nos très insuffisants cinq pains et deux poissons. A partir de ce geste dérisoire, goutte d'eau dans le feu, le miracle peut avoir lieu. Le miracle de la contagion du don. Dieu nourrit, certes, mais par l'intermédiaire des hommes. Pas seulement par l'action " caritative ", mais par le social, le politique… Le jeune homme de l'Evangile, c'est cette humanité nouvelle qui vit du don qu'elle fait. Nous pouvons déjà en être.

Le Très-Bas.

Méprise de la foule, qui voudrait que le Christ, que Dieu, prenne directement les commandes. Les hommes, souvent, se contenteraient ainsi d'un statut d'assistés, attendraient que le pain leur tombe du ciel. Jésus, certes, a parlé du Père qui donne du pain à ses fils et non des cailloux, mais il n'a jamais parlé de paternalisme. Bien au contraire. Le Père nous donne essentiellement sa ressemblance. Nous pouvons devenir comme lui, " qui fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes ". La foule voudrait s'emparer du Christ pour le faire roi. Jésus, sans cesse, refusera ce qui fut (d'après les évangiles synoptiques) sa dernière tentation : "Tous les royaumes de la terre, je te les donne", lui promet Satan. Et pourtant, il revendique le titre de roi devant Pilate. Mais " élevé de terre ", il attirera les hommes en dévoilant la vérité de Dieu. En lui, Dieu se révèle, non comme le " Très-Haut ", mais comme le " Très-Bas "

Qu'est-ce que cela !

Cinq pains d'orge (la nourriture des pauvres) et deux poissons, " qu'est-ce que cela pour tant de monde ", s'interroge André. Aujourd'hui, une poignée de pratiquants dans nos églises, qu'est-ce que cela, au milieu de la multitude. Trois-quarts d'heure de prière commune dans une semaine, qu'est-ce que cela ! Eh bien, il se passe pour nous, aujourd'hui, ce que l'évangile raconte. En communiant, nous donnons corps au Christ ressuscité. Car communier, ce n'est pas d'abord se nourrir du corps du Christ. C'est, " devenant ce que nous avons reçu " (Saint Augustin), être collectivement présents au monde pour continuer ensemble l'œuvre de salut inaugurée il y a vingt siècles. C'est continuer dans notre vie ce que nous signifions dans notre prière.

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