"On viendra de l'Orient et de l'Occident"

EFFORCEZ-VOUS D'ENTRER

 

Dans sa marche vers Jérusalem, Jésus passait par les villes et les villages en enseignant. Quelqu'un lui demanda : " Seigneur, n'y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ? " Jésus leur dit alors : " Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car, je vous le dis, beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront pas. Quand le maître de la maison se sera levé et aura fermé la porte, si vous, du dehors, vous vous mettez à frapper à la porte en disant : 'Seigneur, ouvre-nous', il vous répondra : 'Je ne sais pas d'où vous êtes.' Alors vous vous mettrez à dire : 'Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné sur nos places.' Il vous répondra : 'Je ne sais pas d'où vous êtes. Eloignez-vous de moi, vous tous qui faites le mal.' Il y aura des pleurs et des grincements de dents quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et que vous serez jetés dehors. Alors on viendra de l'Orient et de l'Occident, du nord et du midi, prendre place au festin dans le Royaume de Dieu. Oui, il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers. "

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 13, 22-30

VINGT-ET-UNIEME DIMANCHE ORDINAIRE C

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Combien d'élus ?

Combien y aura-t-il d'élus ? Seulement 144 000, comme l'annoncent les Témoins de Jéhovah ? Mais d'abord, la question se pose-t-elle pour vous, personnellement ? A entendre les réflexions des gens, à voir leurs comportements, j'ai souvent l'impression que la question ne se pose pas. On vit, on travaille, on fait des projets, uniquement dans le cadre restreint et limité de notre vie terrestre : quelques dizaines d'années. Après ? Elle est lointaine, l'époque où les prédicateurs répétaient sans cesse : "Travaillez à votre salut" Je ne dis pas que la question ne se pose jamais au cours de l'existence, un jour ou l'autre, pour chacun de nous. Mais "j'y pense, puis j'oublie", comme dit la chanson.

Pourtant, cette question, qui a longtemps inquiété le peuple chrétien, était déjà d'actualité au temps de Jésus, dans les milieux rabbiniques en particulier. Ce devait être une question d'école, dont on discutait d'une façon plus ou moins abstraite. Elle fait apparaître au grand jour une conception de la relation de l'homme avec Dieu qui, pour être très ancienne dans l'histoire de l'humanité, n'en est pas moins totalement contraire à la pensée chrétienne. Dans cette conception primitive, Dieu est vu comme un souverain qui a tout pouvoir de décision, et qui fixe arbitrairement le nombre des "sauvés". Il y a encore des gens qui pensent ainsi. C'est toute la querelle sur la "prédestination" : je suis sauvé ou damné, "c'est écrit", je n'y peux rien. Quant à l'homme, il est passif. Il reçoit le salut ou s'entend signifier sa perte. S'il y a beaucoup de rescapés, chacun peut estimer avoir une chance ! N'empêche que la question de l'interlocuteur de Jésus est une question théorique.

Efforce-toi d'entrer.

Jésus refuse de répondre à cette question purement " théologique ". Il renvoie le questionneur à lui-même, à ce qu'il est, à ce qu'il fait : "Toi, efforce-toi d'entrer". Pour lui, le nombre des sauvés ne dépend pas de Dieu. Tout est mis entre les mains de l'homme. Entre nos mains. Essayons de lire le texte évangélique en démêlant l'écheveau passablement emmêlé selon lequel il nous est parvenu. En effet, il amalgame deux thèmes, celui de la porte étroite opposée à la porte large, et celui de l'arrivée en retard devant une porte désormais fermée. On peut comprendre assez facilement que cette porte étroite, c'est le Christ ("Je suis la porte") et qu'il fait allusion à sa mort-résurrection, passage étroit vers la vie, passage qu'il nous faudra emprunter. Mais la porte fermée nous renvoie à un tout autre enseignement : il s'agit d'un appel à la vigilance et à la prévoyance, comme dans un certain nombre de paraboles, particulièrement en Matthieu 25.

Je crois que l'enseignement central de ce passage d'Évangile n'est pas là. J'ai envie de le traduire simplement en une phrase : "Le plus proche de Dieu n'est pas forcément celui qu'on pense". Faire partie du peuple élu, avoir fréquenté les mêmes lieux que le Christ, ne sont pas des titres suffisants pour l'entrée dans le Royaume. "Je ne sais pas d'où vous êtes", répond le maître de maison à des gens qui viennent pourtant d'Abraham. Par contre, il sait d'où sont les gens qui viennent des quatre points cardinaux. En d'autres termes, posons-nous la question : à quoi ça sert d'être de l'Église, de manger et boire avec le Christ, à chaque Eucharistie ?

Accapareurs !

Les auditeurs de Jésus sont critiqués vertement parce qu'ils accaparent Abraham, l'alliance et finalement, Dieu. Il pensaient en effet : nous sommes les descendants d'Abraham, nous sommes le peuple élu, donc, nous sommes sauvés ; et, par conséquent, les autres, tous les hommes qui ne sont pas descendants d'Abraham, ne peuvent pas avoir accès au salut. La critique de Jésus ne se limite pas à ses interlocuteurs juifs : elle nous atteint, nous aussi, aujourd'hui, si nous cherchons à accaparer le Christ, à en faire une sorte de monopole de l'Église. Il n'y a pas si longtemps que nous n'avions que de la commisération, voire du mépris pour les "hérétiques", ou pour les "impies", bref, pour tous ceux qui n'appartiennent pas au groupe. Dans cette attitude, le Christ ne sert plus à rien, puisqu'il est utilisé contre ce qu'il est et contre ce qu'il fait : il est annexé. Le Christ, c'est en effet la proclamation que Dieu est unique et qu'il est Dieu de tous les hommes. Dieu appartient aux musulmans, aux bouddhistes, à l'Orient, à l'Occident autant qu'à nous. Jésus est celui qui annonce à tous que Dieu les aime tels qu'ils sont. Être du Christ, c'est les aimer à notre tour, et non brandir le Christ comme un drapeau, ni penser que nous seuls avons la vérité. La seule vérité, c'est que Dieu aime tous les hommes.

Le salut, aujourd'hui.

La tentation est toujours aussi grande, pour chacun de nous, de n'entendre de l'Évangile que ce qui nous arrange. Aujourd'hui, par exemple, en étant sourds à l'invitation de Jésus : "Efforcez-vous…" Concrètement, sommes-nous prêts à entrer par la Porte qui est le Christ, et donc à devenir comme lui l'image de ce Dieu qui est l'amour qui pardonne, en entrant dans cette logique de l'amour universel ; en cherchant à ouvrir, à élargir notre regard, notre pensée, notre cœur aux dimensions de la fraternité universelle. Tout homme est-il, pour moi, un frère, quelles que soient ses origines, sa race, sa religion, ses opinions ?

Qui peut être sauvé ? L'erreur commune consiste à penser le salut comme une réalité de l'au-delà : nous pensons automatiquement "jugement dernier", ciel ou enfer. En réalité, le salut, c'est aujourd'hui. Rappelez-vous Zachée : après sa déclaration et sa promesse de rembourser, Jésus conclut : "Aujourd'hui le salut est entré dans cette maison". Ne nous trompons pas de clé pour passer la Porte, dès aujourd'hui. Fausses clés, la confiance que nous pourrions mettre dans notre appartenance à l'Église, dans notre assistance à la messe, dans nos pratiques religieuses. Une seule bonne clé : l'accueil fraternel de tous ceux que nous approchons et à qui nous donnons un peu de notre vie, une parcelle d'amour : ils sont le Christ présent incognito dans notre monde. Si nous pouvons le reconnaître en tout homme, notre frère, lui, à son tour, nous reconnaîtra : "Venez, les bénis de mon Père", nous dira-t-il, au dernier jour, quand nous serons "examinés sur l'amour" (saint Jean de la Croix)

 

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