"Cède-lui ta place."

Une oreille qui écoute !

 

Un jour de sabbat, Jésus était entré chez un des chefs des pharisiens pour y prendre son repas. Remarquant que les invités choisissaient les premières places, il leur dit cette parabole : " Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place ; car on peut avoir invité quelqu'un de plus important que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendrait te dire : 'Cède-lui ta place', et tu irais, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t'a invité, il te dira : 'Mon ami, avance plus haut', et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui sont à table avec toi. Qui s'élève sera abaissé ; qui s'abaisse, sera élevé. "

Jésus dit aussi à celui qui l'avait invité : " Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n'invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins. Sinon, eux aussi t'inviteraient en retour, et la politesse te serait rendue. Au contraire, quand tu donne un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux parce qu'ils n'ont rien à te rendre : cela te sera rendu à la résurrection des justes. "

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 14, 1...14

VINGT-DEUXIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C)

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Deux dangers

Deux dangers nous guettent à une lecture sommaire de ce passage d'Évangile. Le premier consiste à n'en faire qu'une leçon de bonne conduite, de politesse élémentaire. Même si, nous dit le texte, Jésus remarque que les invités, de son temps, choisissaient les premières places, je crois qu'il ne viendrait à l'esprit de personne, aujourd'hui, de faire de même, sinon il passerait pour un goujat. Le deuxième danger consiste à tirer de ce texte une bonne petite leçon de morale, nous invitant à être attentifs aux pauvres, aux estropiés.. de préférence à nos amis ou à nos frères. Une telle lecture serait rabaisser le message évangélique à un tel point qu'il en deviendrait insignifiant.

Pour éviter de tomber dans de tels dangers, il faut faire attention à un mot : "Il leur dit une parabole". Ce texte ne parle pas de conseils, ou de recommandations qu'aurait données Jésus ce jour-là, mais d'une parabole. Qu'est-ce à dire ? Une parabole, c'est un propos de Jésus qui prend appui, certes, sur nos comportements spontanés, sur nos habitudes sociales, mais pour nous faire passer sur un autre registre. Une parabole part d'une ressemblance, mais pour indiquer une différence : elle nous fait changer de niveau. Prenons un exemple : dans la parabole de l'intendant infidèle qui se fait des amis avec l'argent volé à son maître, Jésus ne loue pas l'intendant pour son vol, mais il nous invite à être aussi astucieux que lui pour nous faire des amis en vue du Royaume. Dans la "parabole" de notre texte, Jésus veut nous faire comprendre que ce qui se passe parmi nous se vérifie à plus forte raison et autrement dans nos relations avec Dieu. Nous sommes tous ces gens qui convoitent les bonnes places, qu'en est-il "dans le Royaume" ?

Le Très-Bas

Dans le Royaume, "celui qui s'élève sera abaissé, celui qui s'abaisse sera élevé". C'est la dernière phrase du texte qui donne sens à l'ensemble du propos de Jésus. Eh bien, seul Jésus a le droit de proclamer cela, parce que c'est ce qu'il a vécu, ce qui fait le sens de sa vie, ce qui le fait "image visible du Dieu invisible". En dehors de Jésus, de sa vie et de son message, je ne peux rien savoir de Dieu. Jésus nous révèle que Dieu est "Le Très-Bas", selon la belle expression de Christian Bobin.

La première génération chrétienne a exprimé cela merveilleusement, dans une hymne qui nous est parvenue grâce à saint Paul, qui la cite au chapitre 2 de sa lettre aux Philippiens. Relisons le texte, et nous comprendrons la parabole de notre évangile : "Comportez-vous entre vous comme le fait Jésus Christ : lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu, mais il s'est (littéralement) vidé lui-même, prenant la condition d'esclave, devenant semblable aux hommes…il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé…"

Humilité

"Qui s'abaisse sera élevé". C'est toute la vie du Christ. C'est ce qu'il a le droit de nous demander, si nous voulons être ses disciples : "Comportez-vous entre vous comme Jésus". Il ne s'agit pas, comme ont voulu nous le faire croire Nietzche et certains penseurs contemporains, d'une forme de masochisme qui nous pousserait à nous effacer, à nous écraser, à ne plus savoir oser, etc. Il s'agit de tout autre chose. Il s'agit au contraire de se grandir par l'humilité. L'humilité est une qualité de la relation avec les autres. Elle consiste essentiellement à renoncer à nous imposer par le poids de ce que nous sommes, ou de ce que nous possédons ; elle refuse de faire pression sur l'autre, pour laisser l'autre exister par lui-même. Bien plus, il ne faut pas seulement laisser exister l'autre, mais le faire exister. Comme Dieu le fait pour chacun de nous. Il ne nous écrase pas de sa toute-puissance, il nous donne simplement, humblement, les moyens de nous réaliser nous-mêmes. "Si tu veux", dit Jésus avec une infinie discrétion. Allons plus loin encore : l'humilité consiste à considérer que l'autre a quelque chose à nous apprendre, et que Dieu nous parle par lui. "L'idéal du sage, nous dit Ben Sirac, c'est une oreille qui écoute". Il grandit par la grandeur de l'autre. Il ne peut pas y avoir d'amour sans cette humilité-là.

Au point zéro

Jésus ne s'adresse pas à ceux qui ont du mal à être eux-mêmes devant les autres, à ceux qui restent en deçà de leurs possibilités.. Vous qui êtes écrasés, ne vous faites pas de souci pour ces paroles du Christ : on parle ici à ceux qui vous écrasent. Jésus, nous dit l'évangile, s'adressait à des gens qui, invités comme lui chez un des chefs des pharisiens, choisissaient les premières places. Cela me fait penser au récit mythique de la première transgression, au jardin d'Eden : le serpent invite l'homme et la femme (vous et moi) à manger du fruit défendu en leur promettant : "Vous serez comme des dieux". Et ça marche. On veut s'emparer de ce que Dieu veut donner, de peur que Dieu ne le donne pas. Or, acquérir la condition divine ne se conquiert pas : c'est un don. Donc, "celui qui prend la première place" de sa propre autorité se trompe : Dieu seul peut élever. Celui qui s'abaisse se place au contraire dans sa vérité : en ce lieu où nous ne sommes rien et où, par conséquent, Dieu peut se mettre à tout faire. Le point zéro de notre création, le point où nous sommes simplement accueil. Dieu ne peut nous créer que si nous lui laissons l'espace pour cela. Le riche, l'homme de la première place, n'est pas au lieu de la création : ce qu'il a lui suffit et il se trouve bloqué au niveau de sa richesse. Il ne sait pas qu'il a besoin d'aller plus loin, d'être créé autre.

Etre vrais

Il faut nous y faire : l'évangile nous demande de ne pas nous mettre en valeur, de ne pas nous imposer. Bref, en apparence, le contraire de ce que nous pensons et faisons. Nous admirons ceux qui "ont du caractère", ceux qui "ont de la personnalité", ceux qui "tiennent leur place". Nous ne pouvons pas nier ces valeurs, et la foi chrétienne ne nous invite jamais à "nous écraser". Jésus, aujourd'hui, s'adresse à ceux qui "s'élèvent", à ceux qui prétendent occuper une place qui n'est pas la leur, bref, aux candidats à la domination. Il s'adresse à tous ceux qui, occupant leur juste place, se comportent en "supérieurs". Si nous voulons être vrais, apprenons à être nous-mêmes ; nous ne ferons pas les malins, nous ne chercherons jamais à écraser l'autre, de notre force ou de notre savoir. Ah, si nous pouvions être toujours "une oreille qui écoute" !

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