"Va te planter dans la mer !"
Le monde de la gratuité.
Un jour, les Apôtres dirent au Seigneur : " Augmente en nous la foi ! " Le Seigneur répondit : " La foi, si vous en aviez gros comme une graine de moutarde, vous diriez au grand arbre que voici : 'Déracine-toi et va te planter dans la mer' ; il vous obéirait.
Lequel d'entre vous, quand son serviteur vient de labourer ou de garder les bêtes, lui dira à son retour des champs : 'Viens vite à table' ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : 'Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et que je boive. Ensuite tu pourras manger et boire à ton tour.' Sera-t-il reconnaissant envers ce serviteur d'avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous a commandé, dites-vous : 'Nous sommes des serviteurs inutiles : nous n'avons fait que notre devoir.' "
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 17, 5-10 VINGT-SEPTIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C) oOo Provocateur !
Je me demande si Jésus n'était pas particulièrement agacé par ses interlocuteurs, ce jour-là ! En tout cas, ses propos ont quelque chose de tranchant, voire d'excessif et de provocateur. Car enfin les disciples sont en droit de lui demander d'augmenter leur foi, eux qui l'ont entendu à maintes reprises les traiter " d'hommes de peu de foi ". Alors, pourquoi ces paroles paradoxales : " La foi, si vous en aviez gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore de se jeter dans la mer et il vous obéirait " ? Et les propos qui suivent sont d'une telle dureté ( bien que la traduction du lectionnaire les édulcore ) ! Jésus ne parle pas de " serviteurs quelconques ", mais d' " esclaves inutiles ". Nous, disciples du Christ, qui essayons de faire la volonté de Dieu, de bien faire notre travail, nous méritons bien, pourtant, un peu de considération, un peu de reconnaissance, non ? Nous ne sommes pas des esclaves inutiles, des " bons à rien " !
Et cela, d'autant plus que Jésus est surpris aujourd'hui en flagrant délit de contradiction. Relisez, dans le même évangile de Luc, les paroles du même Jésus. Parlant des serviteurs qui attendent le retour de leur maître en veillant, il annonce que le maître, à son arrivée, " prendra la tenue de travail, les fera mettre à table et passera pour les servir lui-même. " (Luc 12, 37).
Une autre lecture.
Cette contradiction, nous allons essayer de le voir, peut se résoudre par une lecture de ces textes à un niveau plus élevé. Pour faire simple, je vais me permettre de traduire - sans trahir - les propos de Jésus en termes actuels. C'est comme s'il nous disait : vous vous trompez totalement, lorsque vous vous faites de Dieu l'image d'un patron. Bon. Supposons que Dieu soit votre patron. Dans ce cas, c'est normal que lui et vous, vous vous placiez dans une relation de marchandage. Il attend de vous un travail. Et vous, vous attendez de lui un salaire. Normal. Mais n'attendez rien d'autre de lui. Ni reconnaissance ni félicitations, ni même récompense. Il doit vous payer ce qu'il vous doit, un point c'est tout. Pas de cadeau. N'allez pas imaginer qu'il va vous " faire une fleur ". Il paie ce qu'il doit, un point c'est tout.
En fait, Jésus est plus radical encore. Il s'adressait à des gens qui vivaient dans une situation où les maîtres avaient tous les droits sur leurs esclaves. Ils les avaient achetés, et ils pouvaient en faire ce qu'ils voulaient. C'est donc comme si Jésus disait à ses interlocuteurs : si Dieu, pour vous, est un maître comme le sont les propriétaires d'esclaves, n'attendez rien de bon de lui.
L'univers de la gratuité.
Mais, ajoutera-t-il immédiatement, Dieu n'est pas Celui que vous croyez, heureusement. C'est même tout le contraire d'un patron. Il est la gratuité absolue, et il nous a créés et fait entrer dans le domaine de la gratuité. Tout est grâce en lui et par lui. Il est Don, le don parfait (Jacques 1, 17). Alors, si vous entrez dans le monde de la grâce (de la gratuité), tout change. Plus question de mérites, de salaires, de récompenses ni de félicitations. Vous allez même pouvoir vous considérer vous-mêmes comme des êtres inutiles. Pourquoi ? Parce qu'il n'est plus question d'utilité dans l'univers de la gratuité. Un objet peut vous être utile, mais pas une personne. Si vous cherchez à utiliser quelqu'un, vous le réduisez à l'état d'objet. Vous êtes sortis de l'univers de la grâce, de la gratuité, de l'univers du divin dans lequel nous avons été créés et recréés. Vous vous servez des personnes comme de moyens pour arriver à vos fins. Vous vous servez même de Dieu.
Dieu-Serviteur
Hélas, j'ai été élevé dans une religion-culte du " mérite ". On m'a appris à acquérir des mérites, à chercher à mériter le ciel, et quand il m'arrive un ennui quelconque, je m'écrie : " Je n'ai pas mérité cela ! " On aurait voulu que je considère ma vie religieuse comme un perpétuel marchandage avec Dieu. Et j'ai essayé ! Heureusement, cela n'a pas marché. Mais il a fallu du temps pour que je comprenne que je n'avais pas besoin de mériter quelque chose, parce que tout m'était donné d'avance, et gratuitement, gracieusement, comme le plus beau des cadeaux. Dieu me précèdera toujours : il suffit que j'attende et que je sois prêt à ouvrir. C'est le sens du verset de Luc 12, 36. Serviteur, il l'est toujours. Et Jésus lui-même, " image visible du Dieu invisible ", après avoir lavé les pieds de ses amis, leur déclare : " Vous m'appelez maître et Seigneur, et en effet, je le suis…Si donc je vous ai lavé les pieds, c'est pour que vous fassiez de même ". Dieu-Serviteur, voilà Celui en qui je crois.
Dès lors, ma petite graine de foi, toute petite, imperceptible même à l'œil nu, peut me permettre de soulever les montagnes. Car elle n'est qu'une confiance déplacée. Ayant compris la leçon du " serviteur inutile ", je ne mettrai plus jamais ma confiance en moi, ni en ce que je suis, ni en ce que je fais. Ma confiance sera celle d'un enfant qui sait qu'il a tout reçu, gratuitement, sans aucun mérite de sa part, comme un enfant sait bien que tout lui vient de l'amour de ses parents. Et, sachant que j'ai tout reçu gratuitement, j'ai moi aussi à donner gratuitement, " sans attendre d'autre récompense que celle de savoir que je fais sa très sainte volonté " (saint Ignace de Loyola)