‘"Prépare-moi à dîner"

   VINGT-SEPTIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 17, 5-10

Un jour, les Apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi ! » Le Seigneur répondit : « La foi, si vous en aviez gros comme une graine de moutarde, vous diriez au grand arbre que voici : ‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’ ; il vous obéirait.

Lequel d’entre vous, quand son serviteur vient de labourer ou de garder les bêtes, lui dira à son retour des champs : ‘Viens vite à table’ ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : ‘Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et que je boive. Ensuite tu pourras manger et boire à ton tour.’ Sera-t-il reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous a commandé, dites-vous : ‘Nous sommes des serviteurs inutiles : nous n’avons fait que notre devoir.’ »

oOo

Confiance !

Comme il est d’actualité, le cri de révolte du prophète Habacuc que nous entendions il y a quelques instants ! Misère, violence, pillages, discorde : aujourd’hui encore, nos contemporains en sont les victimes, un peu partout dans le monde, et nous pouvons à juste titre nous demander : « Et Dieu, là-dedans, qu’est-ce qu’il fait ?  N’entend-il pas l’appel des hommes ? » Nous pouvons même prolonger la question : si Dieu existe, s’il est bon, s’il est le Tout-Puissant, comment peut-il permettre tout ce gâchis ? Et qu’a-t-il à répondre lorsqu’on l’interpelle à ce sujet ? Et même, répond-il ? Oui, il répond, selon Habacuc, mais je me demande si sa réponse peut satisfaire les hommes d’aujourd’hui.

Sa réponse ? Elle répète la foi séculaire du peuple d’Israël. Traduisons en termes actuels : vous connaissez des malheurs, des épreuves incessantes, la violence et la misère règnent, je le sais. Mais sachez que quoique vous puissiez vivre et subir, vous marchez vers la réalisation d’une promesse. Une fois de plus, nous devons, pour comprendre, faire référence à l’Exode, à la longue marche à travers le désert vers la Terre Promise. Pendant quarante ans, dit le récit, ces gens ont marché, à cause d’une promesse entendue un jour, sans cesse renouvelée, mais en voyant cette promesse fuir devant eux comme l’horizon. A chaque étape, c’était, non pas une arrivée, mais comme un rebondissement vers une autre étape. Toujours tendus vers des lendemains incertains. Et c’était cela, la foi qui les faisait marcher : la confiance en une parole entendue un jour déjà lointain ; une parole qui n’avait pas promis que le mal et la mort leur serait épargnés, mais qu’il y avait un chemin possible à travers ce mal et cette mort, et que ce chemin déboucherait un jour sur la terre promise. Croire, c’est faire confiance, avec la certitude que Dieu ne peut « ni se tromper ni nous tromper ». C’est déjà, par avance, posséder le terme. « Le juste vivra par sa foi ». Au fond, la foi, pour Habacuc et pour Israël, c’est l’espérance.

Une attente active

Je ne sais pas si la réponse divine à l’interpellation d’Habacuc vous satisfait. Personnellement, je trouve qu’elle fait facilement bon marché de la misère, de la souffrance, des malheurs du monde. Comme si Dieu nous disait : d’accord, votre vie terrestre n’est pas facile – elle est même tragique pour beaucoup ! - mais il vous faut espérer « des lendemains qui chantent ». Alors, faut-il espérer, pour je ne sais quelle date hypothétique, une intervention de Dieu plus ou moins miraculeuse ? Et alors, pourquoi n’intervient-il pas tout de suite ? L’Ecriture me répond en précisant que cette espérance, cette attente de jours meilleurs, n’a rien d’une attente passive, en se croisant les bras. La foi est active et notre espérance est une attente active : elles mettent en route et elles changent les choses dans le monde. Eliminer la violence, lutter contre la guerre, mettre en oeuvre des solutions concrètes pour éradiquer la misère, la pauvreté et la faim, c’est l’oeuvre de ceux qui croient et, plus généralement, de ceux qui font confiance à la vie et à l’homme, qui vivent une foi qui ne dit pas son nom. La promesse de Dieu est donc entre les mains des hommes. C’est eux qui la réalisent. Saint Paul l’écrivait à son ami le jeune Timothée : « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de raison. » La foi en la promesse agit pour réaliser la promesse.

Un simple atome de foi

Et cette foi réalise l’impossible. Ne calculez pas, dit Jésus, pour savoir si vous en avez un peu ou beaucoup. Si vous en avez un atome, cette foi est capable de déraciner un arbre et de le planter dans la mer. L'image est forte. A condition de la comprendre. Déjà déraciner un « grand arbre », ce n’est pas rien. Mais le planter dans la mer : pourquoi donc ? On ne comprend l’image lorsqu’on se rappelle que dans l’antiquité, la mer est le lieu de la mort et que planter un arbre dans la mer, c’est faire surgir la vie de la mort. Annonce de la mort-résurrection du Christ ? Peut-être, si on se rappelle que le propos de Jésus a été prononcé au cours de sa dernière longue marche vers Jérusalem et sa Passion. De toutes façons, Jésus veut nous dire que la foi est capable de vaincre toutes les forces du mal, et même le mal suprême, la mort.

Seulement voilà ! Les propos qui suivent, sur le serviteur inutile, semblent contredire ce qui vient d’être dit, même s’ils supposent une action efficace des serviteurs que nous sommes. Pour être clairs, il suffit de les entendre comme un appel à nous méfier et à nous dépouiller de toute prétention. Le croyant qui agirait en pensant que c’est lui qui, par lui-même, par sa seule force, sa seule intelligence, son propre travail, a déraciné le grand arbre, celui-là a perdu, du coup, la foi. Ce n’est plus en Dieu et en sa promesse qu’il met sa confiance, mais en sa propre activité. A la limite, il attend de Dieu des compliments, des félicitations. Ou, plus simplement encore, une récompense.

Tout est gratuit

On a connu cela : une religion des mérites. Comme un marchandage entre Dieu et chacun de nous. Travailler pour mériter le ciel. Gagner son Paradis. Je regrette, mais, même si ce type de religion a sévi dans notre Eglise, ce n’est pas la religion de Jésus Christ. Pour lui, pas de marchandage. Tout est gratuit. « Tout est grâce » (c’est le même mot). Et tout m’a été donné gracieusement. A moi de travailler selon les dons que j’ai reçus, comme un « serviteur inutile » C’est saint Ignace qui recommande : « Agir comme si Dieu ne faisait rien ; recevoir le fruit de notre action comme s’il venait de Dieu seul. »

Dieu agit par l’homme et l’homme agit par Dieu. Tout est de Dieu, tout est de l’homme. Tout ce que nous faisons au nom de la foi est nécessaire : Jésus termine son propos en nous recommandant de penser que « nous n’avons fait que notre devoir ». Mais nous ne pouvons absolument pas compter sur cela pour mériter quoi que ce soit. Et si nous pouvons compter sur l’amour gratuit de Dieu pour nous, c’est parce que Dieu est amour, et pas en raison de nos mérites. Finalement le maître qui trouvera le serviteur à son travail le servira à table, mais ce ne sera pas un dû, une récompense : l’amour est toujours quelque chose de gratuit.

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