Soyez heureux et sautez de joie
SIXIÈME DIMANCHE ORDINAIRE (C)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc. 6, 17-26
Jésus descendit de la montagne avec les douze apôtres et s’arrêta dans la plaine. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une foule de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon. Regardant alors ses disciples, Jésus dit : « Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez. Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous repoussent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme. Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel : c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. Mais malheureux, vous les riches : vous avez votre consolation. Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim. Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez. Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous : c’est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
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L'opium du peuple
Karl Marx, lisant ce texte, en tire immédiatement la conclusion que « la religion est l’opium du peuple. » Et effectivement, on peut faire, de cette proclamation de Jésus, une lecture au premier degré : s’adressant aux pauvres, aux malheureux de toute la terre, Jésus leur déclare : vous êtes malheureux maintenant, mais un jour, dans le ciel, vous connaîtrez le bonheur. Il y aura un juste retour des choses. Donc, en attendant, acceptez votre condition : un jour ça changera.
Devant la radicalité des propos du Christ, Matthieu, dans son évangile, a cherché à en atténuer le sens. Il a écrit : « les pauvres en esprit », par exemple, alors que, pour Luc, Jésus s’adresse directement aux pauvres, à ceux qui ont faim, à ceux qui pleurent, pour leur dire qu’ils sont – ou qu’ils seront – heureux. Et les spécialistes de l’Écriture s’accordent à penser que le texte de Luc est plus proche que celui de Matthieu des paroles que Jésus a réellement prononcées, même s’il n’a pas déclaré malheureux les riches et les repus, ce qui serait un ajout de Luc. Quoi qu’il en soit, cette proclamation, à première vue, est choquante. Et je ne me vois pas aller dire à des pauvres ou à des malheureux : « Acceptez votre situation matérielle, même dans ce qu’elle a de pénible : un jour, dans un autre monde, ça changera ! » Là, ce serait vraiment « l’opium du peuple. » Et pourtant, cette proclamation de Jésus, telle que nous la rapporte Luc, est faite ce matin dans toutes les églises. Elle est « parole d’évangile ». Et après l’avoir proclamée, le prêtre a invité les auditeurs : « Acclamons la Parole de Dieu ». Et vous avez répondu : « Louange à toi, Seigneur Jésus ! » Avons-nous pensé à ce que nous disions là ?
Réalisme
En y réfléchissant cette semaine, je me suis dit que, bien loin d’être un « opium », cette Parole que Dieu nous adresse est une extraordinaire leçon de réalisme. Disons que Jésus nous invite à prendre notre destin en mains en changeant totalement de perspective ; à ne pas être des satisfaits ni des repus, mais des êtres de désir. Il nous propose le bonheur, dès maintenant, mais par d’autres moyens que ceux que nous employons habituellement.
Pour cela, il faut partir d’une constatation : nous sommes tous des pauvres. Quelle que soit notre fortune. Ma pauvreté essentielle – existentielle – c’est ma condition mortelle. Je suis un être limité. Un jour – demain – je disparaîtrai de cette terre qui m’a vu naître. Et tout ce que je fais, tout ce que j’entreprends, tout ce que je vis durant la durée limitée de mon existence risque d’être « divertissement », au sens que Pascal donnait à ce mot. En gros, illusions que je me fais, manière d’éviter le réel de ma condition humaine. Divertissements donc, honneurs, situation, richesse et tous moyens utilisés pour se donner l’illusion du bonheur, pour se faire croire à soi-même qu’on est comblés ! Radicalement, en quelques mots, Jésus nous met en face de notre illusion : « Malheureux, vous les riches : vous avez votre consolation. Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim. Malheureux vous qui riez maintenant : vous pleurerez... » Pourquoi ? Parce que nous avons fait fausse route dans la recherche du bonheur. Nous nous sommes fermés les yeux et nous n’avons pas voulu voir notre pauvreté originelle : tout ce que nous avons fait pour aller au-delà de nos limites n’était que « divertissement. Il nous faut regarder lucidement la condition humaine. Et pour cela, devenir des hommes de désir ; du moins si nous voulons être heureux.
Quel désir ?
Désir : quel désir ? Désir d’être plus, d’être autre, autrement. La pleine humanité manque toujours aux hommes que nous sommes. Le désir fondamental peut toujours se tromper d’objet et s’investir dans les choses que l’on peut posséder. Voilà le leurre, l’alibi du vrai désir. Jésus me dit aujourd’hui : « Heureux les insatisfaits ! » Ceux qui pleurent, les pauvres sont devant nous la figure de notre manque originel. Ce manque est appel, appel du vide : là, Dieu peut créer, produire son image. Si nous reconnaissons notre pauvreté, nous serons en mesure d’accueillir la richesse. Voilà le paradoxe. Quelle richesse ? L’héritage divin, notre participation à la nature divine. Cela vous paraît illusoire ? C’est pourtant ce que Jésus lui-même a illustré par sa vie et sa mort : l’itinéraire de la pauvreté à l’authentique richesse. Extraordinaire dépouillement, à l’heure de sa mort. Pauvreté absolue du crucifié. Mais c’est pour une nouvelle création.
Question de perspective
Jésus annonce, dans ce passage d’évangile, un bonheur au futur : « Vous serez rassasiés, vous rirez ». Contraste avec les « maintenant » de la faim, des larmes, de la persécution. Promesses pour demain On en revient à l'opium du peuple ! Si on veut. C’est une question de perspective. Si je pense que ma vie est limitée aux quelques dizaines d’années de ma vie terrestre, effectivement, je ne vois pas pourquoi je n’en profiterais pas. Il reste cependant que je suis toujours dans la problématique du condamné à mort. « Si c’est pour cette vie seulement que nous avons mis notre espérance, écrit saint Paul, nous sommes les plus malheureux des hommes. » Mais dans la perspective de la vie ressuscitée dans une « nouvelle création », toute ma vie terrestre prend un autre sens, une autre valeur. La résurrection du Christ, ma propre résurrection, Paul en fait la pierre de touche de la foi chrétienne. Sans elle, la foi se réduirait à une morale, alors qu’elle porte avant tout sur une promesse. Il s’agit de savoir si, pour nous, Dieu est le Dieu des vivants, le Dieu de la vie. Certes, nous ne savons pas ce que c’est que ce monde de la résurrection. Notre foi est une confiance – j’allais dire « aveugle » - en une Parole. C’est Jérémie qui m’encourage à le faire. Vous avez entendu : « Béni soit l’homme qui met sa confiance dans le Seigneur : il sera comme un arbre planté au bord de l’eau. »