Tous mangèrent à leur faim

FÊTE DU CORPS ET DU SANG DU CHRIST(C)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 9, 11-17

Jésus parlait du Règne de Dieu à la foule, et il guérissait ceux qui en avaient besoin. Le jour commençait à baisser. Les Douze s’approchèrent de lui et lui dirent : « Renvoie cette foule, ils pourront aller dans les villages et les fermes des environs pour y loger et trouver de quoi manger : ici nous sommes dans un endroit désert. » Mais il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ils répondirent : Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons... à moins d’aller nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce monde. » Il y avait bien cinq mille hommes. Jésus dit à ses disciples : « Faites-les asseoir par groupes de cinquante. » Ils obéirent et firent asseoir tout le monde. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il les bénit, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à tout le monde. Tous mangèrent à leur faim, et l’on ramassa les morceaux qui restaient : cela remplit douze paniers.

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Le plus important

C’est dans le « Petit livre rouge » qui dans les années 70 fut le catéchisme de toute la Chine, que Mao Tse Tong énonce cette question : « Quelle est la chose la plus importante pour les hommes ? », Question à laquelle il répond : « La chose la plus importante est d’avoir à manger tous les jours. » Ce qui, à la réflexion, nous paraît une évidence. Quand on se rappelle que, de nos jours encore, il y a des millions - peut-être des milliards - d'individus pour qui, chaque jour, trouver quelque chose à manger est la préoccupation essentielle, on saisit l'importance de la remarque de Mao. Les famines, en effet, cela existe encore de nos jours, hélas, alors qu'on sait que la terre est capable de nourrir beaucoup plus d'habitants qu'elle n'en nourrit aujourd'hui, à condition que la répartition des richesses s'y fasse de manière rationnelle.

Les esprits avertis nous expliquent, par ailleurs, que, pour régler cette question de la faim dans le monde, il y a une priorité : l'accès de tous à l'instruction. Il ne s'agit pas d'abord de nourrir : il faut donner à chacun les moyens de se nourrir. Donc, pour faire simple, pas de "paternalisme" en la question. Il s'agit d'aider tous les hommes à se prendre en charge et à travailler de manière à produire les moyens de leur propre subsistance.

Provocation ?

Mais je ne suis pas là pour vous donner ce matin un cours d'économie géopolitique. Ce qui provoque ma réflexion, c'est le début de l'évangile que nous lisons en ce dimanche, où l'on nous dit que Jésus, ce jour-là, avant de nourrir la foule qui se pressait autour de lui, a commencé par faire son instruction et par guérir tous ceux qui en avaient besoin. L'instruction, la santé, la nourriture : est-ce que ce ne sont pas les trois besoins élémentaires de l'humanité ? Bien avant Mao, Jésus s'en préoccupe, en des gestes significatifs. Et c'est d'ailleurs pourquoi il a le droit de dire à ses disciples qui voulaient purement et simplement renvoyer les gens, le soir venu : "Donnez-leur vous-mêmes à manger !" Provocation de sa part ? Oui, certainement. Une provocation qui devrait nous atteindre, aujourd'hui encore.

Instruction, santé, nourriture

            Pour cela, il nous faut regarder d’un peu plus près dans quelles circonstances Jésus a fait ce signe important en donnant à manger abondamment à toute la foule qui courait après lui. Pour ces gens qui étaient là, il y avait des priorités. Et trouver à manger n’était pas l’une de ces priorités. Pour tous, il y avait d’abord le besoin d’entendre Jésus « parler du Règne de Dieu ; pour beaucoup d’entre eux, il y avait un deuxième désir : la guérison de toutes leurs infirmités. Voilà quels étaient leurs besoins essentiels. Or les disciples de Jésus rentrent de mission. Ils ont beaucoup de choses à lui raconter, c’est pourquoi Jésus les emmène à l’écart. Mais on ne peut pas être tranquille : la foule ne les lâche pas d’une semelle. Ce qui explique sans doute la réaction des apôtres, qui sont fatigués : « Renvoie-les », demandent-ils à Jésus. Mais pour Jésus, il y a une priorité : ce sont les besoins élémentaires de la foule. Besoins en tous genres : autant spirituels, intellectuels que besoins matériels et corporels : instruction, santé, nourriture.

Un signe

            Or, ce geste qu’il va faire en donnant à manger abondamment à la foule, Jésus n’en fait pas qu’un geste simplement humanitaire : il en fait un signe, c’est-à-dire un geste qui signifie une réalité autrement plus importante. Pour faire simple, je dirais que le geste de solidarité devient significatif du geste d’amour total qu’il fera un jour en donnant sa propre vie. Regardons avec attention ce qui est mentionné dans le récit : Jésus prend les pains (et les poissons), et levant les yeux au ciel, les bénit, les partage et les donne à distribuer à ses disciples. Les évangiles reprendront les mêmes termes pour nous rapporter l’institution de l’Eucharistie à la Cène. C’est pourquoi toute la tradition a vu dans ce signe de Jésus donnant à manger à la foule l’annonce d’une autre nourriture : Jésus nous donnant sa propre vie pour que nous puissions nous en nourrir.

            Chaque fois que nous nous rassemblons pour célébrer l’Eucharistie, nous rappelons ce souci primordial qu’a eu Jésus en donnant à manger à une foule dans le besoin. Et aujourd’hui c’est à nous qu’il s’adresse pour nous redire la parole provocatrice : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ce qui veut dire que nous avons à discerner quelles sont les faims de nos contemporains. Elles sont nombreuses, dans ce monde désorienté, où règnent la violence, le chacun pour soi et la domination de l’argent. Faim et soif de paix, de respectabilité et de considération ; faim de bonheur et d’amour. Toutes les faims des hommes et des femmes, et celles des millions d’enfants condamnés à travailler dès leur plus jeune âge, certains avant d’avoir huit ans... On n’en finirait pas d’énumérer toutes ces faims. Nous serions impardonnables si nous nous retrouvions chaque dimanche pour célébrer l’Eucharistie sans ressentir l’absolue nécessité de « donner à manger », nous aussi, à tous ceux qui sont dans le besoin. « Deviens celui que tu reçois », nous dit saint Augustin à propos de la Communion. Pour un monde nouveau, pour un monde d’amour.

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