Soyeux heureux et sautez de joie

Heureux ou malheureux ?

 

Jésus descendit de la montagne avec les douze apôtres et s'arrêta dans la plaine. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une foule de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon. Regardant alors ses disciples, Jésus dit : " Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez. Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous repoussent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l'homme. Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel : c'est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. Mais malheureux, vous les riches : vous avez votre consolation. Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim. Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez. Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous : c'est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. "

Evangile de Jésus Christ selon saint Luc. 6, 17-26

SIXIEME DIMANCHE ORDINAIRE (C)

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L'opium du peuple ?

C'est en pensant à cette page d'évangile que Karl Marx a pu dire que "la religion est l'opium du peuple." Jésus, dans la version des Béatitudes selon Luc, s'adresse à tous les pauvres de la terre, à tous les malheureux, pour leur dire, en somme : vous êtes malheureux maintenant, mais ça ne durera pas ; vous aurez votre récompense dans le ciel. Et c'est vrai que cette parole, comprise ainsi, est un opium. D'abord si on s'en sert pour encourager les malheureux à se résigner et à ne rien faire pour s'en sortir ; ensuite si les riches en profitent pour justifier les inégalités et les "sociétés à double vitesse."

Il faudrait donc avoir un drôle de "culot" pour dire de telles paroles à un demandeur d'emploi, à un grand malade, ou à l'un quelconque des marginalisés de notre société. Et pourtant, cette parole de Jésus est "parole d'évangile" (à condition d'en bien comprendre le sens), car lui seul, Jésus, peut l'adresser à un pauvre ou à un malheureux. Pourquoi ? Parce qu'il est lui-même LE pauvre par excellence. Solidaire, non pas en paroles seulement, mais existentiellement, de tous les pauvres et de tous les malheureux de la terre. Je regarde sa brève existence terrestre : né dans une étable, mort sur une croix, "le Fils de l'homme n'a pas une pierre où reposer sa tête." Plus que solidaire : Dieu, en la personne de Jésus, s'identifie au pauvre et au malheureux. Parole essentielle, qui résume tout l'évangile et qui s'adresse à tout homme, quelle que soit sa religion : "J'ai eu faim, vous m'avez donné à manger ; j'étais nu et vous m'avez habillé...chaque fois que vous avez fait cela à un petit, c'est à moi que vous l'avez fait." Seul, Jésus a le droit de s'adresser aux malheureux parce qu'il est l'un d'eux, parce qu'il en est le frère.

Pour aujourd'hui ou pour demain ?

Oui, mais...! Il reste que la promesse de bonheur semble à première vue reportée à un futur qui peut nous paraître assez hypothétique. Cependant, rappelons-nous d'abord que l'expression sémitique "dans les cieux" est une manière de dire "en Dieu". Il ne s'agit donc pas du futur, mais d'un présent. Jésus ne dit pas : " Vous serez heureux plus tard ", mais " vous êtes heureux. " Il ne dit pas " votre récompense sera grande ", mais " votre récompense est grande ", au présent. Pour Luc, le seul fait d'être pauvre entraîne un bonheur ignoré. C'est comme si je disait : "Même dans la pauvreté, un homme peut être heureux en Dieu." Il s'agit de changer d'optique, et de ne pas avoir "la vue basse." C'est-à-dire ne pas tout baser sur l'avoir ; ne pas envisager la vie seulement dans la courte durée d'une existence terrestre. "Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes," écrit saint Paul. Ma foi consiste essentiellement à déplacer les valeurs : dans une société centrée sur l'avoir, le pouvoir, et la violence qu'ils engendrent, apprendre à vivre la fraternité, le respect de l'autre, la qualité des relations. Car au fond, devant Dieu, nous sommes tous pauvres, même le riche ; nous ne sommes pas jugés sur ce que nous possédons, ni sur nos capacités, ni sur nos productions, mais uniquement sur l'amour.

Défiance ou confiance ?

Le fond du problème se trouve dans la première lecture de ce dimanche. Jérémie oppose ceux qui mettent leur confiance en ce qui est mortel et ceux qui mettent leur confiance en Dieu. Les premiers sont comme une terre desséchée, ils sont malheureux ; les seconds sont comme une terre bien irriguée qui est heureuse de porter du fruit. Tout se joue donc sur la confiance et la défiance. Mettre sa confiance en autre chose que Dieu, c'est se fabriquer des idoles. Trouver son bonheur dans sa richesse, c'est bâtir sa vie sur du vent. C'est être à côté de la vie. C'est passer à côté du bonheur. Que cherchons-nous dans la vie ? Richesse ? Confort ? Alors, inutile de faire confiance en Dieu. Au contraire, chercher Dieu, c'est mettre avant tout la communication. La communion avec les autres, leur service. C'est vouloir les faire exister. Et subordonner à tout cela la richesse, le succès, la tranquillité. Le bonheur, c'est créer, créer l'autre en particulier. Etre en relation d'amour avec les gens et avec les choses. Tu gagnes si l'argent te sert à te faire des amis. Sinon, l'argent, la possession te coupent. Tu es seul avec tes richesses. Pauvre et seul. Malheureux.

Croire en la vie éternelle, ce n'est pas être démobilisés ; c'est vivre dès aujourd'hui les valeurs sur lesquelles est basée cette vie en Dieu. " Ta récompense est grande dans le ciel. " Le ciel est déjà là, même s'il ne nous est pas totalement révélé. La vie ressuscitée, c'est la vie que nous menons. La qualité de notre résurrection n'est autre que la qualité de notre vie. Travail, amour, à quoi bon, sans l'espérance de la résurrection ? Avec la résurrection au contraire, tout compte, et d'abord le combat pour la justice, le respect des petits et la fraternité. L'injustice, c'est le contraire de Dieu. Je vous souhaite d'être des justes. Je vous souhaite d'être heureux.

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