L'INTELLIGENCE DES
ÉCRITURES
Nous allons lire attentivement cette première lettre que l'apôtre Paul a adressée aux chrétiens de Corinthe. Au coeur des préoccupations de Paul quand il écrivait cette lettre, un problème, qui est le problème qui se pose aujourd'hui encore, et même plus que jamais : comment traduire, pour les hommes de notre époque, un message formulé dans les premières années du Ier siècle de notre ère, par des gens qui avaient une tout autre culture, d'autres manières de penser que nous aujourd'hui. Eh bien, il en était déjà de même pour Paul : comment faire passer le message de Jésus, un Juif de Palestine, à des Grecs qui n'avaient absolument pas la même forme de pensée? Je me pose la question, moi qui suis âgé : comment communiquer ce que je crois à des jeunes de ce début de millénaire ? Ou bien je vais édulcorer le message pour qu'il puisse être compris et accueilli, ou bien je vais continuer à parler et à écrire comme il y a soixante ans, et le message ne passera pas.
Nous aurons, en lisant cette lettre de Paul, des exemples de cette préoccupation qui fut la sienne. En cela, je crois que la première Lettre aux Corinthiens est la plus actuelle de toutes les lettres de saint Paul. Elle nous permettra (peut-être) de nous demander si la manière dont nous formulons aujourd'hui notre foi (et la manière dont nous la vivons) peut être reçue dans les modes de penser et de vivre de nos contemporains.
1 - Corinthe.
La ville de Corinthe se situe au sud de l'isthme qui relie la Grèce au Péloponnèse. Regardez sur une carte de Grèce : à l'ouest, vous avez le golfe de Corinthe, qui donne sur l'Adriatique. A l'est, la mer Egée. La ville se trouve à l'intersection d'une voie de terre et d'une voie d'eau : c'est un noeud important de communication.
Aujourd'hui, il y a le canal de Corinthe, qui perce l'isthme. Il date seulement du XIXe siècle. Les travaux avaient commencé sous Néron. Les bateaux passent entre deux hautes murailles rocheuses. Corinthe est à quelques kilomètres de là. Actuellement, c'est un gros bourg de 20 000 habitants, avec un important marché agricole. Mais plus rien à voir avec le grand port du temps de Paul.
Au temps de Paul, il faut se souvenir que toute navigation à voile autour du Péloponnèse était dangereuse, à cause de la côte rocheuse et des fréquents coups de vents. On ne faisait que du cabotage. Aussi, les navires préféraient traverser l'isthme, qui n'a que 6,3 kilomètres. On avait donc aménagé un chemin à glissières pour hâler les bateaux. Deux ports secondaires : Cenchrée à l'Est et Lechaïon à l'Ouest, pour débarquer et ré embarquer des personnes et des marchandises. Toute une population de marins et de voyageurs affluaient à Corinthe pour les quelques jours que durait la manoeuvre. Il y avait donc quantité de commerçants et d'artisans locaux. Réception des matières premières, industries de transformation, commerce, transitaires : vous devinez l'ambiance cosmopolite et agitée qui y régnait. Bref, toutes les activités des grands ports, et tous les types de loisirs, du tourisme à la débauche. Corinthe avait une forte réputation d'immoralité dans l'antiquité. Dans tout le bassin méditerranéen, on avait un verbe grec, "korinthiazestaï", qui signifie "vivre à la Corinthienne."
Par ailleurs, Corinthe était un centre administratif très important. Dès la conquête de la Grèce par les Romains, la ville avait pris la tête de l'opposition aux envahisseurs. Moyennant quoi, après sa défaite en 146 avant J.C., elle avait été rasée. Cent ans plus tard, en 44 avant J.C., César l'avait fait reconstruire et en avait fait la capitale de la province romaine d'Achaïe (il y avait deux provinces romaines : au sud, l'Achaïe, capitale Corinthe, et au nord la Macédoine, capitale Thessalonique). Donc, à Corinthe, il y avait de nombreux fonctionnaires romains, et des garnisons militaire importantes, nécessaires pour le maintien de l'ordre sans cesse menacé.
Les historiens parlent d'une ville de 500 000 habitants. Mais c'est difficile à chiffrer, parce que les esclaves (2/3 de la population) échappent aux recensements, comme les animaux. Certainement, Corinthe est la troisième ou la quatrième ville de l'Empire romain, après Rome (1 million), Alexandrie et Antioche. Beaucoup plus importante qu'Athènes qui s'était réfugiée dans la vie intellectuelle des sages et dans les universités.
Corinthe possède toutes les caractéristiques qui marquent à toutes les époques la vie des grands ports. Population mêlée où toutes les races, toutes les religions se côtoient. Vie facile de luxe et de débauche pour les matelots avides de plaisirs après des mois de navigation. Le culte le plus fréquenté de la cité est celui d'Aphrodite, à laquelle était consacré un temple dont le personnel se livrait à la prostitution sacrée. Et à côté de la richesse scandaleuse d'une minorité, la misère du plus grand nombre. De plus, cette cité cosmopolite est devenue assez rapidement un centre intellectuel où toutes les familles d'esprits seront représentées. On y trouve quantité d'écoles de philosophes et de lettrés, à chaque coin de rue. Enfin, à côté de la religion "officielle" se développent les religions à mystères qui viennent de l'Orient.
Donc Corinthe est une capitale, non seulement administrative, mais une ville qui draine tout ce que le bassin méditerranéen compte de gens avides de s'enrichir, curieux de vivre "à la grecque" ou de s'initier aux cultes à mystères - ou tout simplement désireux de se dépraver dans l'anonymat de la grande ville. En résume, Corinthe est à la fois un foyer de culture grecque, une cité envahie par des courants de pensée divers et des religions diverses, et une ville de débauche.
2 - Paul à Corinthe.
On n'a pas beaucoup de sources. Essentiellement les Actes des Apôtres à partir du chapitre 16. C'est délicat. Ecrits vers 80, les Actes sont un témoignage beaucoup plus indirect sur Paul à Corinthe que les deux épîtres qui ont été écrites, elles, vers 56-57. En outre cet ouvrage qui se présente comme un livre d'histoire n'est pas neutre. L'historien, toujours interprète, établit des relations de cause à effet, et quelquefois simplifie quand le détail ne lui parait pas nécessaire. Luc, nous savons qu'il est disciple de Paul, donc favorable à son maître. On a dit que les Actes des Apôtres étaient une apologie de Paul. Il nous faut donc tenir compte de ce préjugé favorable pour interpréter les événements présentés.
Les Actes parlent de deux séjours de Paul à Corinthe. Le deuxième, ce n'est qu'une simple allusion (Actes 20, 2-3) qui permet de tracer l'itinéraire de Paul sur une carte : Paul vient d'Ephèse, traverse la Macédoine, vient à Corinthe où il séjourne trois mois. Pas de détails, sauf l'hostilité des Juifs qui incita Paul à repartir par terre et à traverser de nouveau la Macédoine plutôt que de s'embarquer pour la Syrie.
Le premier passage de Paul à Corinthe, par contre, est raconté avec de nombreux détails (Actes 18, 1-18). Paul arrive d'Athènes où il a essuyé un échec. Les intellectuels Athéniens ont ridiculisé son discours. Aussi, à Corinthe, il emploie une méthode plus classique : il s'adresse d'abord à ses frères de race. Il se lie avec des Juifs qui ont le même métier que lui. Priscille et Aquilas sont fabricants de tentes. Il loge donc chez eux, travaille chez eux. Grâce à eux, il a une insertion sociale. Ensuite, il commence par prêcher à la synagogue, qu'il fréquente chaque sabbat. Peu à peu plusieurs familles adhèrent à Jésus-Christ et reçoivent le baptême.
Mais chez les Juifs, dès le début, se manifestent des réticences. Cela va durer pendant les 18 mois que Paul passe à Corinthe. Des tracasseries qui ne cesseront pas. Cela va jusqu'à un procès devant le procureur Gallion, frère de Sénèque. On a trouvé à Delphes une inscription qui permet de situer le séjour de Gallion du 1er juillet 51 au 30 juin 52. Donc Paul l'a rencontré entre juillet et octobre 51. A partir de cette inscription on peut faire la chronologie des missions de Paul.
Donc pour regrouper les renseignements donnés par le livre des Actes, on a :
* Deux visites de Paul à Corinthe. La première sous le proconsulat de Gallion, a duré 18 mois : c'est la première prédication de l'Evangile à Corinthe. La deuxième sera plus courte, seulement 3 mois.
* Les noms des compagnons de Paul : Silas et Timothée.
* Quelques noms propres de gens gagnés à la foi chrétienne : Priscille et Aquilas, Titius Justus, un romain qui fréquentait la synagogue, et Crispus, le chef de la synagogue.
* L'identité des adversaires de Paul : des Juifs. C'est à cause de cette hostilité que Paul prêchera aux païens.
Que penser de la présentation de Luc dans les Actes ? A première vue, on a une bonne impression. D'abord l'exactitude : la mention de Gallion, les noms des collaborateurs de Paul, connus des premiers lecteurs. Mais toujours (une fois de plus) l'hostilité des Juifs, cause du passage aux païens. C'est toujours comme cela, dans tout le livre des Actes (Actes 13, 46). Est-ce que ce n'est pas une thèse de Luc, qui veut justifier Paul d'être l'apôtre des païens à cause du refus des Juifs ? On peut mettre en doute la thèse. Pour le reste, cela semble sérieux.
3 - La communauté de Corinthe.
Elle est à l'image de la cité par sa composition. On y trouve des riches et des pauvres (11, 21-22), mais les premiers sont minoritaires (1, 26). Dans l'ensemble, des petites gens, des esclaves (7, 21), des gens méprisés (1, 28). Ces chrétiens formaient une communauté vivante et fervente, mais très exposée aux dangers de la corruption de la vie ambiance : morale sexuelle dissolue (6, 12-20), querelles, disputes, luttes intestines, séduction de la sagesse philosophique d'origine païenne qui s'introduisait dans l'Église, revêtue d'un vernis chrétien superficiel (1, 19, 2-10) et qui pervertissait les certitudes fondamentales de la foi nouvelle, enfin, attrait des religions à mystères dont les manifestations désordonnées risquaient de se reproduire dans les assemblées chrétiennes. Il s'agit donc pour Paul d'un problème fondamental : l'insertion de la foi chrétienne dans une culture païenne.
4 - Les circonstances qui ont motivé l'envoi de cette lettre.
Paul est donc resté 18 mois à Corinthe. Puis il part vers la Syrie, vers Antioche qui est son point d'attache. Il passe rapidement à Ephèse, puis débarque à Césarée et de là va à Antioche. Il y reste quelques semaines avant de repartir saluer papa et maman à Tarse, puis vers la Pisidie, la Galatie (été 52) avant d'arriver à Ephèse où il restera de l'automne 53 à l'été 55.
Pendant ce temps il est resté en contact avec la communauté qu'il avait fondée. Nous savons par 1 Corinthiens 5, 9-13, que cette lettre a été précédée par une autre lettre, qui ne nous a pas été conservée. Paul y traitait entre autres choses des relations des chrétiens avec les "débauchés". Cette lettre perdue était une réponse à un billet adressé par les Corinthiens et posant une question à laquelle Paul répond. Certains critiques ont cru en reconnaître un fragment en 2 Corinthiens 6, 14-7,1.
Apparemment les difficultés continuent. Nous savons par les Actes (18, 24-28) que la communauté de Corinthe avait accueilli un prédicateur chrétien de valeur en la personne d'Apollos, juif d'Alexandrie rallié à la foi nouvelle qui, à Ephèse, avait été définitivement converti au Christ par Priscille et Aquilas et muni par eux d'une lettre de recommandation lorsqu'il partit pour Corinthe. Les Actes précisent qu'Apollos était éloquent, versé dans les Écritures et qu'à Corinthe il fut d'un grand secours pour la communauté, en particulier dans ses controverses avec les Juifs. Probablement était-il plus brillant que Paul à qui on reprochait son manque d'éloquence (2 Corinthiens 10, 10). On conçoit dès lors qu'un parti se soit formé, se réclamant de lui et se posant en rival du groupe des fidèles qui se voulaient disciples de Paul (1, 12). Apollos n'avait sans doute pas favorisé la formation de ce clan. Son séjour à Corinthe avait été court et quand Paul écrit sa lettre, Apollos est à Ephèse avec lui et refuse, malgré les exhortations de l'apôtre, de retourner à Corinthe, sans doute pour ne pas paraître approuver le parti qui se réclame de lui (16, 12). A ce parti d'Apollos s'opposait le parti de Paul, celui de Céphas, et celui du Christ (1, 12). Le parti de Paul, ce sont des admirateurs de l'apôtre. Leur attachement prend une allure partisane et sectaire. Le second de ces partis s'est formé à la suite du passage à Corinthe de chrétiens qui se recommandaient de l'apôtre Pierre (Céphas est un mot araméen qui se traduit en grec par Petros). Peut-être Pierre est-il venu lui-même à Corinthe. D'après 9, 5, il semble en effet bien connu des Corinthiens. Quant au parti du Christ, les hypothèses les plus diverses ont été émises : des judaïsants ne voulant reconnaître en Jésus que le Messie juif, ou des gnostiques spiritualistes qui prétendaient ne dépendre que de l'Esprit du Christ et rejetaient toute organisation, toute communauté ecclésiale. Peut-être même ce parti n'a-t-il jamais existé, le "moi, à Christ" de 1, 12 pouvant être simplement la remarque d'un copiste... ou la réponse personnelle de Paul. Bref, il y a des divisions. Elles ne sont pas sans rapport avec l'attrait qu'exercait à Corinthe une certaine sagesse philosophico-mystique, ce qui explique que, dans sa lettre, Paul unit les deux thèmes : les divisions et la fausse sagesse, à laquelle il oppose la sagesse du Christ, la sagesse de la Croix (1, 10 - 3, 4)
Paul apprend cela, lors de son séjour à Ephèse, d'abord par Apollos, ensuite par "les gens de Chloë" (1, 11), qui est peut-être une commerçante dont les employés faisaient de fréquents déplacements maritimes entre Corinthe et Ephèse. De plus, sans doute par le même canal, lui arrivent d'autres nouvelles inquiétantes : un type qui vit avec sa belle-mère (5, 1-13), les procès que se font entre eux les chrétiens devant les tribunaux païens (6, 1-11), des cas de débauches (6, 12-20), des désordres dans la célébration de l'eucharistie et dans les assemblées liturgiques (11, 2-34), des erreurs doctrinales concernant la résurrection (15). Ce sont les Corinthiens eux-mêmes qui sollicitent l'intervention de Paul. Ils lui demandent notamment son avis sur des questions d'ordre moral (7, 1) : virginité et mariage, viandes immolées aux idoles, des dons spirituels, leur hiérarchie et leur usage. Toutes ces questions vont être abordées dans cette Lettre de Paul. L'apôtre veut remédier aux abus, faire régner la paix et l'harmonie dans la communauté, répondre aux nombreux problèmes que la vie chrétienne pose aux chrétiens de Corinthe. Donc, en 55, Paul écrit cette première lettre à ses amis de Corinthe.
Cela ne suffira pas. Il va falloir faire un voyage-éclair à Corinthe (2 Corinthiens 13, 2). Paul opère sans ménagements. Pourtant ce ne sera pas un succès. Paul avouera ensuite n'avoir aucune envie de recommencer ce type de voyage (2 Corinthiens 2, 1) Puis de retour à Ephèse, Paul rédige une lettre "dans les larmes" (on en trouve des passages en 2 Corinthiens 2, 1-9 et 7, 9-12). Paul envoie cette lettre par Tite, son collaborateur. Et comme Paul doit quitter Ephèse, Tite est chargé de le rejoindre à une prochaine étape pour lui rendre compte de sa mission. Quand Paul arrive à Troas, il se désole de n'y pas trouver Tite (2 Corinthiens 2, 12-13). Quelques semaines plus tard, il est en Macédoine où Tite le rejoint, porteur de bonnes nouvelles (2 Corinthiens 7, 6-16)
C'est en Macédoine, dans le courant de l'année 57, alors que la situation à Corinthe s'est stabilisée, que Paul écrit cette 2e Lettre aux Corinthiens (sauf le dernier chapitre). Puis, pendant l'hiver 57-58, Paul séjournera à Corinthe. C'est de là qu'il écrit sa Lettre aux Romains.
Voilà donc une histoire fertile en rebondissements, en hésitations, avec révoltes et emballements. Les relations de Paul avec la communauté de Corinthe sont des relations à la fois difficiles et passionnées. Corinthe ne fut jamais une "fiancée" de tout repos. C'est bien ce que reflète le texte de cette première lettre, que nous allons maintenant examiner en détail.