L'INTELLIGENCE DES ÉCRITURES

 

 

La Première Lettre aux Corinthiens (5)



Résumé des séquences précédentes

(aux archives)

 

1e séquence :

INTRODUCTION : L'HISTOIRE DE PAUL ET DE CORINTHE, UNE HISTOIRE D'AMOUR


2e séquence :

a - L'adresse et la salutation (1, 1-9)
b -
Introduction. La division est un scandale. - 1, 10-17
c -
 Le plan paradoxal de Dieu : le discours de la Croix ( 1, 18-25)

3e séquence :

Folie de la croix et Sagesse de Dieu (1, 26 à 3, 4)
Les prédicateurs édifient l'Église (3, 5 à 4, 21)

4e séquence :

Du passé faisons table rase (5, 1 à 6, 20)


FEMMES ET HOMMES - MARIAGE, CÉLIBAT, VEUVAGE. 7, 1-24

Ici, on va de surprise en surprise. On se dit que Paul est misogyne, macho, obsédé, bref, qu'il est imbuvable !
* Les pratiques affectives et sexuelles sont tolérées, parce que les individus ne sont pas capables de s'en abstenir. Paul tolère qu'on vive ensemble pour éviter tentations et damnation (v. 5 et 9). Dans une telle perspective, on bloque dans un même regard femme-sexualité-péché. Cette attitude a marqué des siècles de christianisme.
* Paul pense que le célibat est supérieur au mariage. Il en a le droit, mais les motifs qu'il donne pour justifier son choix nous scandalisent : c'est pour éviter les angoisses et les épreuves du temps présent (v. 26-28) ; les chrétiens n'ont pas à se soucier des affaires de ce monde, ce qui leur permet de vivre totalement pour leur Seigneur (v. 29-35). C'est vraiment trop facile, et même égoïste. Et ça ne ressemble pas tellement à Jésus, qui a assumé le monde de son temps.
* Pour justifier ses conseils, Paul prescrit aux chrétiens de demeurer en l'état où ils se trouvent (v. 17). On peut penser qu'il se fait le valet du système esclavagiste (v. 21-24)

ALORS ?

Pour bien comprendre, il nous faut
* d'abord chercher quelle était la conception de la vie affective à cette époque-là, et analyser l'environnement social des raisons données au célibat.
* puis ensuite, on en viendra au détail.

1 - La conception de la vie affective.

Donc, Paul tolère la vie affective et sexuelle par réalisme. Il ne lui donne pas une grande valeur positive, ne la perçoit pas comme langage d'amour. Cette réaction nous paraît aujourd'hui étrange, mais pour les gens du Ier siècle, elle ne l'était pas. Notre conception actuelle de la vie affective est relativement récente. Elle dépend en particulier des rapports qui se nouent entre les sexes. Or, dans l'antiquité, l'infériorité des femmes semblait naturelle : inaptes à la guerre, elles sont faites essentiellement pour donner des enfants. Cette infériorité est inscrite dans les moeurs par la pratique de la dot. Elle est codifiée par le droit.
* Dans la société juive, la femme est par nature un être inférieur. Possédée par son mari, elle lui est "en tout inférieure", écrit Flavius Josèphe. Dans leur prière quotidienne, les Juifs rendent grâce à Dieu de ne pas les avoir créés femmes. Cela nous paraît ridicule, mais c'est ainsi.
* Dans la société païenne, ce n'est guère mieux. Les femmes sont des êtres inférieurs, n'ont aucune part à la gestion de la cité, sont mariées par leur père et n'existent pas vraiment.

Cette infériorité se répercute dans les rapports amoureux. Le mariage, marqué par l'inégalité et la possession (de la femme, d'abord par le père, puis par le mari), n'est pas considéré comme un rite d'amour, mais comme un moyen de se procurer des enfants. "Un des traits marquants de la civilisation grecque, c'est que les relations proprement amoureuses s'exercent en-dehors du domaine domestique" (J.P. Vernant). Le pseudo-Démosthène écrit : "Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir, les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne au foyer."

Voilà l'atmosphère que Paul respire.

Par ailleurs, il y a les pratiques sexuelles liées à l'esclavage. Le corps de l'esclave ne lui appartient pas. Il (elle) doit accepter les caprices de son maître ou de sa maîtresse. Dans un tel environnement, la sexualité n'a pas la même signification qu'aujourd'hui.

Enfin, intervient la conception dualiste de l'être humain, où la matière (le corps) est opposée à l'esprit. Tout ce qui se rattache à la matière est entaché d'impureté, de négativité. La matière enferme le monde du sexuel dans le mépris et l'insignifiance. Paul ne peut pas dépasser ce système de représentation universellement admis, jusqu'à une époque récente, d'ailleurs.

2 - Raisons données au célibat.

Pour justifier la supériorité du célibat, Paul évoque les angoisses du temps, les épreuves. Il propose de fuir les tâches humaines pour accéder à la perfection. Nous flairons la mentalité ambiante, le mépris du corps. Mais il faut regarder de plus près.
* A l'époque, des philosophes, des sages refusent le mariage pour demeurer disponibles aux appels du divin. On voit même les prêtres de la déesse Cybèle se castrer pour se vouer tout entier à la déesse. Mais ce sont des courants extrémistes qui manifestent ainsi leur refus de la société. Paul ne se situe pas dans leur sillage.
* Dans le monde juif, il y a les Esséniens, moines célibataires qui attendent la fin du monde et la révélation de Jahvé. Paul est sans doute proche de cette perspective. Il parle d'angoisse et d'épreuves : ce sont les angoisses et les épreuves qui annoncent la fin du monde. Lisez le v. 29 : le temps de l'apparition du Royaume est imminent. Pour Paul, dans ce Royaume il n'y aura plus ni pleurs ni souffrances, les individus n'auront plus d'angoisses et les rapports charnels seront abolis. Plus besoin de relations sexuelles, puisqu'il n'y aura plus de reproduction de l'espèce humaine.

Paul n'innove pas : il utilise les images et les représentations d'apocalypses. Il est persuadé que l'apparition du Royaume est imminente, et il invite donc les chrétiens à vivre comme s'il était déjà là : ce qui passe, pour lui, par le célibat.

Nous ne pouvons plus penser, aujourd'hui, dans le même système. Nous ne vivons plus dans l'imaginaire apocalyptique. Certes nous croyons que le Royaume est proche, qu'il est en train d'advenir au coeur de notre histoire, et donc que le célibat n'est pas périmé. Choisi, il peut encore signifier le Royaume qui vient. Mais nous ne pouvons plus le justifier avec les arguments de Paul.

3 - Impact de la foi.

Si ce texte ne peut être utilisé comme guide de pratiques morales ou de comportements, par contre il nous montre que la foi au Christ se répercute dans tous les domaines de la vie sociale. Donc, dans les pratiques affectives. La foi au Christ s'incarne dans les réalités les plus humaines.

LISONS MAINTENANT LE TEXTE

v. 1 - "Venons-en à ce que vous m'avez écrit." Donc les Corinthiens correspondaient avec Paul et lui demandaient de se prononcer sur certaines questions. Qu'est-ce qu'ils lui ont écrit ? Sachant que la ponctuation n'existait pas à l'époque, les biblistes pensent aujourd'hui que la fin du v. 1 résume un passage de la lettre envoyée par les Corinthiens. Il faut lire : "vous m'avez écrit qu'il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme." Et la réponse de Paul commence au v. 2 : l'apôtre propose une pratique différente. Si on admet cette interprétation, c'est intéressant. On s'aperçoit que pour inscrire dans leur vie la transformation apportée par la conversion, certains Corinthiens avaient décidé de renoncer à la vie conjugale. D'où discussions, débat. La formule que cite Paul laisse transparaître deux choses :
* Avec l'adjectif "bon", ces chrétiens portent un jugement sur la sexualité. Pour eux le corps, la chair, le sexe sont marqués par la pesanteur de la matière. Pour accéder au monde de l'esprit, il faut s'en détacher.
* Ils parlent en tant qu'hommes ; les femmes ne comptent pas dans cette histoire. Elles sont, en principe, passives et soumises.

A travers leur slogan, nous percevons le monde dans lequel ils vivent : un monde où la vie sexuelle fait plonger dans la matière et éloigne du divin, un monde où la femme est un être inférieur. Ces chrétiens prennent au sérieux la transformation opérée dans leur vie par la conversion. Paul leur répond en donnant son avis avec réalisme.
Paul justifie cette position réaliste par des termes comme "dérèglements" et "incapacité de se dominer", Termes qui chargent la sexualité d'une tonalité très négative. Il parle également de "devoirs" réciproques et de disposition de son corps par l'autre. Ce qui classe les rapports conjugaux dans le registre du droit et de la possession.
* Tous ces termes laissent transparaître l'inconscient de Paul et l'horizon idéologique de son époque : la vie sexuelle est située dans un horizon infra-humain, dangereux. Paul croit profondément que Satan y trouve un endroit favorable pour tenter et faire pécher les chrétiens. Nous ne pouvons pas en faire un guide pour nos pratiques sexuelles.
* Paul parle aussi de "devoirs" et indique qu'ils "ne disposent pas de leur corps". Ces deux termes établissent un rapport homme-femme dans un registre bien particulier. Le mot "devoir" est employé habituellement dans un contexte de justice où il faut rendre à chacun selon son dû. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le v. 4 : comme les individus achetés par un autre, les époux ne sont plus libres. ils appartiennent à l'autre. Paul se situe dans une mentalité d'époque : tout le système matrimonial était affaire de justice, d'appartenance, de possession. Le texte reflète les habitudes collectives, les évidences sociales dans lesquelles s'inscrivent les rapports homme-femme au Ier siècle.
* Mais voici qu'intervient un élément qui échappe à la façon de vivre au Ier siècle : la réciprocité. Paul pense en termes de devoirs et d'appartenance, certes, mais il pense cela pour l'homme ET pour la femme. Dans les v. 2-5, il répète méthodiquement les mêmes phrases pour les deux sexes. Il introduit une symétrie entre ce qu'il commande aux uns et aux autres. Celle-ci suppose une égalité de droits et de devoirs entre les deux sexes.
 Cela nous paraît naturel aujourd'hui, même si ce n'est pas toujours réalisé. C'était révolutionnaire au Ier siècle. Paul ne donne pas les raisons qui l'amènent à proclamer cette réciprocité, mais une autre lettre nous éclaire sur ces raisons. Lisez donc Galates 3, 26-28 : "Fils de Dieu... baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ... il n'y a plus ni juif ni païen, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, vous n'êtes qu'un en Christ." Paul, dans ce texte, cite les grandes catégories sociales de son temps, codifiées par le droit public, séparées par des barrières infranchissables : les Juifs sont par naissance supérieurs aux païens, les hommes libres aux esclaves, les hommes aux femmes... Paul affirme : ces divisions admises par tous, considérées comme naturelles, codifiées par le droit, sont abolies en Christ. En lui tous sont appelés à devenir fils, égaux en dignité et en droits. Paul ne perçoit pas les répercussions des bouleversements ainsi opérés dans la structure sociale. Mais la foi au Ressuscité introduit déjà un principe nouveau qui lézarde l'édifice.
* Paul ne donne pas de lois définitives pour codifier la vie affective et sexuelle, mais il perçoit que l'adhésion au Ressuscité se répercute dans un domaine que certains chrétiens voulaient évacuer de la foi en le supprimant. Elle y introduit réciprocité et égalité. Que pouvons-nous faire de ce texte, aujourd'hui ? Essentiellement la certitude que la foi se vit aussi dans les rapports entre les sexes, qu'elle se cherche dans un combat pour une véritable réciprocité et égalité. Paul avait entrevu. Ce n'est pas encore gagné, mais ça vient !

v. 8. "ceux qui sont sans femme". "agamos", en grec, c'est celui qui a été marié et est sans conjoint : séparé, divorcé, veuf. Par contre, le célibataire est désigné par le terme de "vierge", en grec "parthenos", aussi bien pour l'homme (v. 25) que pour la femme (v. 28). Et Paul ? Pour Xavier-Léon Dufour, Paul a été marié, sans aucun doute, puisqu'il ne se présente pas comme modèle aux "parthénoï", les vierges (encore une fois garçons ou filles), mais aux "agamoi", ceux qui sont sans lien matrimonial. Pour d'autres, Paul vivait séparé de sa femme, demeurée fidèle à la loi juive. C'est la thèse du "privilège paulin" (v. 12-15). Pour Jérémias, Paul se serait marié, comme tous les rabbins, et serait devenu veuf. Voir chapitre 9, verset 5. C'est ce qui est probable.

v. 9 : "mieux vaut se marier que de brûler" : c'est logique !

v. 10-11. Mariés, partageant la même foi. Paul ne donne pas de conseil, mais un ordre du Seigneur. On retrouve toujours la distinction entre ce qu'il dit et ce que le Seigneur dit. Alors, "ne vous séparez pas. Faites tout en vue de la réconciliation."

v. 12-16 : les couples dont un seul est croyant.
Deux solutions : soit par le maintien du couple où le non-croyant accepte la foi du croyant, soit par la rupture du couple, si le non-croyant décide la séparation. De toutes façons, le croyant ne doit jamais prendre l'initiative de la rupture.
Quel est le statut du non-croyant par rapport au Seigneur ? Et les enfants ? Le non-croyant est sanctifié par l'autre, les enfants sont saints. Donc le rapport au Seigneur est positif.

La force d'un appel (7, 17-24)

Voilà encore un passage indigeste. On voudrait pouvoir se défiler. Pourtant le texte, remis dans son contexte, peut être éclairant pour nous.

A - Une loi générale au verset 17 : "Que chacun vive selon sa condition..". Loi reprise deux fois aux versets 20 et 24. Paul insiste donc sur la valeur générale du principe. Mais en procédant ainsi il veut obtenir une adhésion sans réserve. Un principe valable "pour toutes les Églises". Or cela nous semble contestable. On ne voit pas pourquoi on devrait accepter passivement sa condition, encore moins mettre à profit son état d'esclave.  Mais essayons de faire émerger l'environnement social dans lequel ce texte a été écrit. Pour cela, regardons de plus près : le principe et ses applications.

* Le principe = évident.
Trois versets : 17-20-24. Trois notions s'y enchevêtrent:
- le sujet est toujours le même : le pronom indéfini "chacun".
- dans chaque cas, le verbe "appeler". En 17, Dieu est sujet du verbe, en 20 et 24, c'est un verbe passif.
- Mais on trouve le même verbe aux versets 18-21-22. Donc, dans tout le texte. Or chez Paul il revêt un sens très vigoureux. Il atteste qu'une nouveauté radicale s'est opérée dans la personnalité des individus qui se sont convertis. Donc Paul insiste sur le changement radical inscrit dans l'itinéraire de chaque chrétien.

* Toujours, avec "appeler", les verbes "vivre" ou "demeurer" pour prescrire la loi suivante : la transformation opérée par la conversion ne doit rien modifier du statut social dans lequel vivent les chrétiens. Aucune exception, aucun doute possible. Pour nous, cela paraît un raisonnement nul. La nouveauté radicale de la conversion devrait bouleverser le statut social des individus. Paul ne perçoit pas les choses de cette façon. Pour lui, il n'y a pas d'incohérence dans sa pensée. Pourquoi ? Cherchons plus profond.

B - Deux exemples trafiqués.

Paul parle d'abord des circoncis et des incirconcis, puis des esclaves et des hommes libres.

* dans la mentalité de l'époque, la circoncision sépare juifs et païens en deux groupes aux frontières infranchissables. Pour les Juifs, c'était très important. On inscrit dans sa chair son appartenance physique au peuple élu. Prescrite par la loi de Moïse, amplifiée par les rabbins qui condamnent aux pires châtiments les parents qui ne font pas circoncire leurs enfants. Par contre, les païens trouvent cette coutume barbare, déshonorante et s'en moquent. Les Juifs sont des séparés.
Paul, dans ce contexte, prend comme premier exemple une distinction importante et repérable, inscrite dans les moeurs et dans les lois.

La distinction esclaves - hommes libres est encore plus naturelle. Elle est dans la coutume, depuis des siècles. L'esclave fait partie du paysage. Il est nécessaire pour faire tourner la machine économique et pour permettre aux hommes libres de jouir de la vie. Personne n'imagine que cela puisse changer. Même les esclaves pensent dans cet horizon. Certes ils aspirent à la liberté, une liberté qu'ils obtiennent par l'affranchissement ou qu'ils volent par la fuite ou la révolte. Mais ils n'imaginent pas que le système puisse changer. Lors des grandes révoltes du Ier siècle avant J.C., les esclaves vainqueurs n'ont pas aboli l'esclavage : simplement ils ont réduit leurs anciens maîtres en esclavage. Ils ont inversé les rôles. A l'époque de Paul, les esclaves fugitifs se reconvertissent en brigands ou en pirates. Ils se spécialisent dans le rapt d'hommes libres qu'ils revendent aux marchands d'esclaves. On a gardé aussi le souvenir de certains affranchis, devenus riches et puissants, qui se comportent aussi durement que leurs patrons vis-à-vis des esclaves qui sont sous leurs ordres. Certes il existe aussi des rapports fraternels entre certains maîtres et leurs esclaves, mais ces derniers vivent ces relations amicales dans le respect inhérent à leur statut d'êtres inférieurs. Paul va utiliser cette distinction sans la critiquer.

* Un traitement trafiqué.

Paul semble dire que ces grandes divisions sont supprimées. Et pourtant il les confirme. Ainsi il dit que la circoncision n'est rien, pour conclure "que chacun demeure dans l'état où il se trouve." Il affirme que les esclaves sont affranchis et que les hommes libres sont esclaves, mais c'est pour ordonner aux esclaves de demeurer dans leur condition d'esclaves ! Donc Paul ne tire pas les conséquences qui découlent des principes qu'il pose. Il bute sur une incohérence. Cependant on perçoit déjà la fissure apportée par la foi. Paul appelle, certes, les chrétiens à demeurer dans la condition sociale où ils se trouvent car il ne peut pas  concevoir d'autres rapports entre les individus. La fermentation de la foi est déjà à l'oeuvre, sans pouvoir éclater au grand jour. La vérité de l'Évangile ne se dévoile que peu à peu. Regardons d'un peu plus près.

A - " La circoncision n'est rien". Pour nous, cela n'a pas d'importance. Mais au Ier siècle, c'était important. Les individus avaient l'habitude de marquer dans leur chair, par des tatouages, des incisions, leur appartenance à un maître ou à une divinité. Dans cet horizon, la circoncision caractérise les membres du peuple élu, leur donne une identité collective. Certains chrétiens ont été tentés de se faire circoncire pour marquer leur appartenance au nouveau peuple élu. Et certains juifs convertis les y poussaient. "La circoncision n'est rien", dit saint Paul. Ainsi il supprime les caractéristiques matérielles de l'appartenance au peuple élu. Pour lui, la pratique des commandements est le seul signe qui distingue les chrétiens des autres. Ici il ne dit pas pourquoi. Il le fera lors de la crise Galate, où Juifs et païens convertis vont s'affronter. Il ne donne pas non plus de contenu précis à cette observation des commandements. La perspective semble quand même assez claire. Tu es chrétien, non par des signes inscrits dans ton corps, mais par ton agir, ton comportement. C'est de l'observation des commandements que se vérifie la qualité de la vie chrétienne.

B - Les statuts bouleversés. Au v. 22, l'esclave est un affranchi du Seigneur et l'homme libre est un esclave du Christ. Paul veut dire qu'en Christ les hommes sont égaux et reçoivent la même dignité. Mais il exprime cela en homme de son temps. En disant aux esclaves qu'ils sont affranchis, il se réfère aux pratiques de libération des esclaves codifiées par le droit. Il utilise ainsi les habitudes de son temps pour décrire les changements apportés par la foi dans la vie des individus. Devenus affranchis ils n'avaient pas encore le statut d'hommes libres Ils restaient dépendants de leur ancien maître. Paul ne pouvait pas imaginer un autre statut social. Il reste en deçà de l'égalité établie en Christ. En disant aux hommes libres qu'ils sont esclaves, il renverse les rôles pour établir l'égalité. Ce bouleversement fait songer au comportement des esclaves fugitifs qui, par le banditisme ou la piraterie, se vengeaient des hommes libres en les réduisant en esclaves. Comme eux, Paul renverse les rôles mais ne supprime pas le système.
Donc, dans un cadre social donné, l'intuition de Paul est forte : conviction qu'en Jésus Christ tous les hommes reçoivent la même valeur, la même dignité. Jésus a relevé les gens écrasés, il a appelé les exclus. Mais Jésus a manifesté cela dans un autre type de société, une société rurale où les pauvres sont exploités comme journaliers (cf. la parabole des ouvriers de la dernière heure) et où les interdits religieux jouent un rôle essentiel, mais où l'esclavage de masse n'existe pas. Paul, lui, est obligé de trouver d'autres formes pour exprimer ses convictions fondamentales : la dignité que le Christ apporte à tous les hommes s'exprime désormais en termes d'affranchissement et d'esclavage. C'est un texte "daté", mais qui nous ouvre un chemin pour traduire aujourd'hui la foi au Christ qui fait de tous les hommes des frères. Aujourd'hui comme hier, dire que tous les hommes sont frères, c'est un pari, une tâche.

C - Le prix du rachat.
Au v. 23,Paul justifie le statut nouveau : "quelqu'un a payé." Aujourd'hui, cela ne nous convainc pas. On voudrait que Paul s'explique longuement sur cet achat, le prix payé, les conséquences qu'il en tire. Il ne le fait pas. Sans doute parce que ses lecteurs comprenaient facilement ce qu'il écrivait là.
Explorons donc la mentalité de l'époque. Paul vient de dire que les esclaves sont des affranchis du Christ. Dans ce contexte il affirme "vous avez été achetés" (sous-entendu : comme le sont habituellement les affranchis). Nous savons en effet que les maîtres fournissaient aux esclaves méritants un peu d'argent qui était entreposé dans un temple et qui leur permettaient, lorsque la somme était devenue suffisante, d'être achetés par la divinité. Paul utilise cette pratique pour décrire le salut apporté par Jésus Christ : un statut qui produit un changement radical, puisque le retour à l'état d'esclave est impossible.
Paul, pour évoquer le salut, se réfère donc à une pratique de libération courante. Donc ce ne sont pas les termes achat, prix, esclave, qui comptent, mais le rapport qui s'établit entre le salut apporté par Jésus Christ et une pratique qui permet la libération effective des esclaves. Il s'agit pour nous aujourd'hui de traduire le salut en termes de libération, mais de libération nécessaire aujourd'hui. Libération personnelle et libération collective.

Et maintenant,je vous invite, lorsque vous en aurez le temps, à lire le lettre que Paul adresse à Philémon. C'est l'illustration de ce que nous venons de dire.

(à suivre, le 13 décembre)

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