THEOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2005 : La Création.

 

 

"Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant,

créateur du ciel et de la terre,

de l'univers visible et invisible."

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9e séquence : Fausses pistes

Nous continuons donc à cheminer. Vous avez peut-être l'impression qu'on marche dans le brouillard, empruntant parfois une piste, et ensuite revenant sur nos pas pour suivre une autre piste. Ce n'est qu'une impression. Personnellement, j'ai plutôt le sentiment qu'on n'en finit pas de débroussailler, pour essayer d'y voir clair. C'est qu'au point de départ foisonnent les fausses idées, qui empoisonnent notre perception de la réalité. La plus courante, dans la mentalité occidentale d'hier et d'aujourd'hui, c'est que si je suis dépendant de Dieu, je ne suis pas libre. Dépendance et liberté sont contradictoires. Donc si je veux être un homme libre, je dois récuser toute dépendance vis-à-vis de Dieu. Libre ou esclave ? On trouve déjà cette idée chez les philosophes grecs, Démocrite ou Epicure. On trouve encore la même chose chez Sartre. Mais sans avoir recours à la pensée des philosophes, en y regardant d'un peu plus près, des idées semblables se retrouvent dans le langage de tous les jours. Essayons d'en faire une description et de voir en quoi ces idées courantes sont des fausses pistes qui nous empêchent d'accéder à une vraie conception de Dieu Créateur.

1 - Création = fabrication.

C'est Platon qui disait que "nous sommes des poupées entre les mains des dieux". Sartre, lui, préférait dire que nous sommes "un coupe-papier". Bref, quand nous imaginons Dieu Créateur, nous en faisons un artisan. De même que l'homme fabrique toutes sortes d'objets, de même Dieu nous crée comme des choses :

"Lorsque nous concevons un Dieu Créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur. Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier, suivant une définition et une technique. Ainsi le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel." (Jean-Paul Sartre)

On trouve même cela dans une des images les plus connues de la Bible. Jérémie (18, 6) se compare à un vase d'argile entre les mains du potier. Image dangereuse, car elle laisse supposer que nous sommes totalement dépendants de celui qui nous a fabriqués, et que donc nous sommes entièrement déterminés, programmés. Situation littéralement inhumaine, et particulièrement désagréable, alors qu'on m'a dit et redit que je suis "appelé à la liberté" ! Je crois qu'il est urgent de nous débarrasser d'une telle manière de voir les choses. En tout cas, la foi de la Bible en Dieu Créateur n'a pas été découverte par ce genre de raisonnement et, en règle générale, elle ne s'est pas exprimée dans ce type de langage.

2 - Création = relation de cause à effet.

Cette manière de penser ressemble à la précédente : elle n'en est qu'une reprise plus intellectuelle. Dieu est cause, et les créatures sont les effets de cette cause. Les preuves de l'existence de Dieu, dans la philosophie et la théologie, sont construites sur cette manière de penser. Il y a quelque chose de vrai dans cette forme de raisonnement : il peut nous orienter vers le Créateur comme la cause de tout ce qui existe. Mais en fait, souvent c'est le contraire qui se produit. Le raisonnement conduit au déisme de "l'Auteur de la nature", à un rapport d'extériorité entre les êtres : la liberté apparaît comme un effet extérieur à la cause.

"La moindre réflexion suffit à l'homme pour se guérir de l'athéisme. Il n'a qu'à considérer les cieux et il y trouvera une preuve invincible de l'existence de Dieu. Il n'est point excusable lorsqu'il ne voit point la Divinité peinte dans tout ce qui l'entoure : car, dès lors qu'il voit des effets, il faut bien qu'il admette une cause." (Montesquieu)

D'accord ! Mais quel Dieu rejoignons-nous ? Toujours le génial artisan ? Maurice Nédoncelle explique justement que "le cadre de la causalité n'est pas valable pour exprimer des relations entre des personnes. Dans ce cadre les buts divins semblent être ramenés à ceux d'un ingénieur qui construit par vanité un monde inerte (...) Il ne s'agit pas de supprimer la causalité divine, c'est à mieux comprendre la signification de la causalité entre des personnes qu'il faudrait s'employer. Dieu n'est pas cause des objets, mais des sujets libres. C'est tout autre chose." Il va donc distinguer trois sortes de causalités : la causalité mécanique, quand la cause et l'effet sont des choses (par exemple deux boules de billard qui se heurtent) ; la causalité fabricatrice, si une personne modifie des choses (l'artisan qui fabrique le coupe-papier) ; et la causalité personnelle, quand la cause et l'effet sont des libertés et que l'action de l'une n'empêche pas nécessairement la liberté de l'autre, mais bien plus la crée ou l'accentue (par exemple quand il s'agit de deux êtres qui s'aiment).

3 - Création = esclavage.

Autre manière de penser le problème, très répandue aujourd'hui dans la culture contemporaine : le rapport Créateur-créature s'exprime par la relation maître-esclave.

Le premier, Hegel explique que la liberté se prend, se conquiert, se crée dans la lutte. L'esclave devient libre en affrontant le maître dans une lutte à mort. Pour devenir réelle, la liberté a besoin d'être reconnue par "l'autre". L'esclave se révolte et entreprend un long combat pour se libérer.

Karl Marx reprend et transpose la pensée de Hegel pour expliquer le processus de la lutte des classes ; et il l'étend au rapport entre Dieu et l'homme. Si Dieu est maître absolu, l'homme est esclave absolu et la révolte de l'esclave contre le maître devient révolte de l'homme contre Dieu. En d'autres termes, l'homme doit nier l'idée même de Dieu Créateur s'il veut faire exister sa propre liberté. Le projet de libération humaine passé nécessairement par l'athéisme. Nous voici de nouveau devant le même choix : liberté ou esclavage, servitude ou révolte, à moins de répéter sans chercher à comprendre "Je crois en Dieu Créateur."

" Je me demande pourquoi on meurt, pourquoi on vit, pourquoi on est là.
- Tu crois en Dieu ?
- Non. La vie est trop bête pour que quelqu'un de soi-disant parfait nous gouverne. La vie est un échec. Le sort est jeté sur des familles qui toute leur vie seront malheureuses : pourquoi Dieu les a laissé naître en sachant que leur vie serait comme ça ! C'est Dieu qui a créé le monde. C'est lui qui l'a voulu".
(Une conversation, comme on en entend souvent.)

 4 - Création = soumission au destin.

La fatalité : toute dépendance est reportée sur un destin aveugle et, dans une certaine mentalité religieuse, sur Dieu. "Mektoub", "Inch Allah", "la Providence" ou "la volonté de Dieu", dont on ne sait trop que penser. C'est le destin !

La volonté de Dieu : un décret éternel auquel il faut se soumettre sans rien dire. Comment le connaître au juste ?

La grâce : pur arbitraire divin. Certains ont tiré le bon numéro, d'autres le mauvais !

Si le Créateur est la toute-puissance du destin, "les jeux sont faits" : aucune place pour la liberté créatrice de l'homme. "C'est écrit dans le ciel", comme dit la chanson. Destin impitoyable, comme dans beaucoup de tragédies grecques : Oedipe peut bien faire tout ce qu'il veut, il tuera son père et épousera sa mère. On n'y peut rien. C'est la fatalité. Dans ces conditions, devenir libre est impossible. Mais si j'identifie cette interprétation fataliste avec la foi au Dieu Créateur, n'est-ce pas une sorte de blasphème plus ou moins inconscient ? Je ne peux pas croire en un Dieu Créateur qui pétrifierait toutes nos libertés. Ma foi n'a rien à voir avec ce fatalisme plus ou moins bien camouflé. Et pourtant c'est ce qui se passe bien souvent : rappelez-vous toutes ces réactions entendues devant un accident, à la suite d'un décès : "C'était son heure ! C'est son destin !" Comment la foi chrétienne peut-elle s'effondrer à ce point ?

"Oreste, je t'ai créé et j'ai créé toute chose : regarde. Vois ces planètes qui roulent en ordre sans jamais se heurter : c'est moi qui en ai réglé le cours, selon la justice. Par moi, les espèces se perpétuent, j'ai ordonné qu'un homme engendre toujours un homme et que le petit du chien soit un chien, par moi la douce langue des marées vient lécher le sable et se retire à heure fixe, je fais croître les plantes, et mon souffle guide autour de la terre les nuages jaunes du pollen. Tu n'es pas chez toi, intrus ; tu es dans le monde comme l'écharde dans la chair, comme le braconnier dans la forêt seigneuriale : car le monde est bon ; je l'ai créé selon ma volonté et je suie le Bien. Mais toi, tu as fait le mal et les choses t'accusent de leurs voix pétrifiées". (Telle est l'interprétation que Sartre donne de la foi biblique dans Les Mouches, Acte III)

 Relisons plutôt ces lignes du Père de Lubac ( Le drame de l'athéisme athée), qui parle de la joie des premières générations chrétiennes qui découvraient précisément que le Christ les libérait de tout fatalisme, de tout esclavage du destin :

"Les astres en leur cours immuable ne réglaient donc plus implacablement nos destinées ! L'homme, tout homme, quel qu'il fût, avait un lien direct avec le Créateur. Souverain des astres eux-mêmes ! Les innombrables puissances - dieux, génies ou démons - qui enserraient la vie humaine du réseau de leurs volontés tyranniques, pesant sur l'âme de toutes leurs terreurs, voilà qu'elles tombaient en poussière, et le principe sacré qui s'était égaré en elles se retrouvait, unifié, purifié, sublimé dans un Dieu libérateur. Ce n'était pas une petite élite qui pouvait espérer, grâce à quelque secret d'évasion, briser le cercle fatal : c'était l'humanité tout entière qui, dans sa nuit, se trouvait illuminée soudain et qui prenait conscience de sa liberté royale. Plus de cercle ! Plus de sort aveugle ! Plus de destin ! Le Dieu transcendant, Dieu "ami des hommes", révélé en Jésus, ouvrait à tous une voie que rien ne viendrait plus barrer. D'où ce sentiment intense d'allégresse et de nouveauté radieuse partout répandu dans les premiers écrits chrétiens."

 Et Garaudy a pu écrire, parlant de Jésus : "Toutes les sagesses, jusque-là, méditaient sur le destin, sur la nécessité confondue avec la raison. Il a montré leur folie. Lui, le contraire du destin. Lui, la liberté, la création, la vie. Lui qui a dé-fatalisé l'histoire."

5 - Création = soumission à la loi.

Nous en arrivons à Freud. La psychanalyse nous explique que l'idée d'un Créateur, Père Tout-Puissant, ne peut que susciter l'hostilité des fils qui devront "tuer le père" pour affirmer leur autonomie. C'est une des manifestations essentielles du complexe d'Oedipe, qui revêt pour Freud un caractère fondateur : le meurtre du père primitif est considéré comme moment originel de l'humanité.

"Dans le mythe chrétien, le péché originel résulte incontestablement d'une offense envers Dieu le Père. Or, lorsque le Christ a libéré les hommes du poids du péché originel, en sacrifiant sa propre vie, nous sommes en droit de conclure que ce péché avait consisté dans un meurtre... le meurtre du Père." (Freud - Totem et Tabou)

 Le complexe d'Oedipe a comme héritier le "Surmoi" : l'enfant intériorise les exigences et les refus de ses parents. Le Surmoi, dès lors, est assimilé à un juge, à un censeur à l'égard de la personnalité. Il apparaît comme une instance qui incarne une loi et interdit qu'on la transgresse. On comprend qu'il peut être à l'origine de troubles graves de la personnalité. Et si Dieu est un Surmoi absolu, la reconnaissance du Créateur conduit à admettre une loi qui détruit toute liberté. Les attitudes du croyant iront de la soumission infantile au rejet du père et de la loi. Pour Freud, impossible de découvrir une relation de liberté entre Dieu et l'homme.

"L'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait. La reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant", écrit Freud. En conséquence, la religion est la névrose obsessionnelle universelle de l'humanité. Comme celle de l'enfant, elle dérive du complexe d'Oedipe, des rapports de l'enfant au père. "D'après ces conceptions, on peut prévoir que l'abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité d'(un processus de croissance, et que nous nous trouvons, à l'heure présente, justement dans cette phase de l'évolution", conclut-il.

EN CONCLUSION (provisoire)

Rappelez-vous ce que nous disions dans les séquences 7 et 8 : l'expérience de nos dépendances (cosmique - érotique - générique) et les questions que cela nous pose. A ces questions, chacun a essayé d'apporter des réponses. Pour certains, c'est un refus de la question, qu'ils considèrent comme factice ; pour d'autres, ils en viennent à des constructions mythiques.

Marx affirme, par exemple, que l'homme est le seul Absolu, le seul "Etre Suprême" qui "ne soit son être qu'à lui-même. C'est vraiment supposer le problème résolu par la "divinisation" de l'homme. Pour Engels, il faut choisir entre Dieu et la Matière éternelle. C'est la matière qu'il choisit, la matière "en mouvement", qui se trouve dotée de tous les attributs d'un démiurge. O peut, comme Sartre, éluder la question et dire que "le cosmos est là". C'est du factice par rapport à la liberté. Dans tous les cas, on trouve un présupposé : le rapport Créateur-créature n'est pas compatible avec la dignité de l'homme. Sa liberté n'est ni pensable ni vivable dans une dépendance absolue.

Alors, comment exprimer le cheminement de notre liberté au sein même des dépendances ? Ne pourrait-on pas montrer que, dans certains cas, les dépendances sont voulues librement, et même aimées comme le langage même de l'expérience créatrice ?

C'est ce que nous chercherons le mois prochain.

(A suivre)

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