THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2007 : DIEU.

 

"Dieu est beau. Il aime la beauté."

2 - Aux origines de l'incroyance

février 2007

 

Il y eut des siècles, bien plus, des millénaires, où la question : "Dieu existe-t-il ?" ne s'est même pas posée. Pour la quasi-totalité des humains, il était impensable de poser la question : tout le monde croyait en l'existence d'une (ou de nombreuses) divinité(s).

Or, de nos jours, la question se pose à une grande partie de l'humanité. Le plus récent sondage d'opinion (8 janvier 2007) nous apprend que, parmi les catholiques français, seuls 52% croient en Dieu. Et sur cette moitié de catholiques qui croient en Dieu, il n'y en a seulement que 18% qui voient en Dieu "quelqu'un avec qui je peux être en relation personnelle".

Voilà les faits. Ils justifient amplement le projet que j'ai formé pour cette année de "Théologie pour les Nuls" : vous expliquer pourquoi on peut croire en Dieu, et, ensuite, vous dire qui est ce Dieu auquel croient les chrétiens. Encore une fois, je mesure l'amplitude de la tâche.

Alors, pour commencer, je voudrais vous raconter d'où vient cette extraordinaire mutation qui a fait basculer les hommes de la croyance en Dieu à l'incroyance massive. Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il nous faut prendre du recul.

 

 

Révolution copernicienne.

Deux mouvements concomitants  surgissent à la croisée des XVIe et XVIIe siècles :

* Copernic affirme (timidement) que ce n'est pas la terre qui est le centre du monde, que le soleil et les astres ne tournent pas autour de la terre, mais bien le contraire : dans le système solaire, c'est la terre et toutes les planètes qui tournent autour du soleil (1543). Galilée approfondit ce qui n'était qu'une intuition et publie en 1632 "Les Rapports de la Terre et du Soleil". En 1644  Descartes ("Je pense, donc je suis") écrit son ouvrage Principes de la philosophie, et en 1687 Newton publie les Principia mathematica et décrit la gravitation universelle. Donc, en un peu plus d'un siècle, tous les fondements de la pensée scientifique, philosophique et religieuse sont mis à mal.

* L'enseignement de l'Église en ces matières va être remis en question, parce qu'elle a déclaré articles de foi des positions qui n'ont rien à voir avec la foi : ni l'histoire du soleil qui tourne autour de la terre, ni l'âge de la Création, ni la date de naissance de l'homme et des espèces animales, toutes conceptions élaborées à partir d'une lecture de la Bible qu'on appellerait aujourd'hui "fondamentaliste".  D'où une perte considérable de la crédibilité de l'enseignement officiel de l'Église.

Il va donc y avoir, au moins chez les esprits les plus éclairés, la naissance du doute et d'un esprit critique peu compatibles, à l'époque, avec le respect des autorités religieuses. La croyance va commencer à vaciller.  On imagine difficilement aujourd'hui la remise en question de toutes les idées et de toutes les croyances qui avaient fait leurs preuves pendant des siècles. Bien sûr, cette mutation ne s'est pas faite du jour au lendemain, mais elle débute au milieu du XVIe siècle et s'épanouit au XVIIe siècle. Bien sûr, elle ne gagne pas l'ensemble du peuple chrétien, mais le doute, le scepticisme et l'incroyance vont gagner en intensité au fil des siècles suivants. Nous en sommes, au XVIe siècle, à l'origine. Voilà les hommes littéralement désorientés. ils auront désormais à trouver par eux-mêmes, et peut-être en eux-mêmes de nouveaux repères sans lesquels il est impossible d'apprendre à vivre libre et sans crainte. L'homme se retrouve seul, privé du secours du cosmos et de Dieu.

Il nous est difficile de nous mettre dans la peau de ces personnes qui prennent conscience du fait que les découvertes scientifiques les plus fiables leur font réaliser que le cosmos n'est ni harmonieux, ni juste ni bon, que la nature n'est pas un modèle, que rien ne s'accorde plus. On a du mal à imaginer  l'angoisse qui a pu s'emparer de certains hommes de la Renaissance lorsqu'ils ont commencé à pressentir que le monde n'était plus un cocon ni une maison, qu'il n'était plus habitable. Que donc l'univers n'était plus un modèle. Et si, en plus le christianisme lui-même vacille sur ses bases, si l'obéissance à Dieu commence à ne plus aller de soi, où chercher une base solide ?

Jamais sans doute l'humanité n'avait été à la fois aussi bouleversée et démunie sur le plan intellectuel, moral et spirituel !

 

Descartes, ou l'idéal de la certitude mathématique

Si plus rien n'est sûr et certain, si la Bible n'est pas l'unique point de référence solide, à quoi, à qui nous fier ? Les mathématiciens, les premiers, vont chercher à acquérir une certitude absolue dans le domaine de la vie et du savoir. Ils pensent pouvoir la trouver dans cette science exacte que sont les mathématiques. Si bien que les philosophes vont considérer avec envie les mathématiciens pour leurs certitudes qui excluent le doute. Si bien qu'ils vont lorgner vers des moyens de connaissance plus fiables : l'expérimentation, la méthode, les sciences exactes. D'où  une mutation essentielle de la pensée philosophique, dont le représentant le plus illustre est Descartes (1596-1650). Sa pensée est synonyme de clarté, d'une clarté de type géométrique.

La géométrie contre la théologie ? Certains ont vu en Descartes le père de l'incrédulité moderne? D'autres, au contraire, comme celui qui fait l'apologie de la foi traditionnelle pour les temps modernes. Fut-il un bon chrétien ou un rationaliste "cartésien" ? Le fait est qu'il fut mis à l'index par Rome et condamné par le Synode réformé de Hollande.

Ce qu'il y a de certain - je ne vais pas trop entrer dans les détails - c'est que Descartes oblige à penser les rapports de la raison et de la foi. Les deux livres dans lesquels les hommes du Moyen Age cherchaient la vérité, le livre de la Nature et la Bible, sont maintenant remplacés par ceux de l'homme moderne : le livre du Monde et le livre du Moi. Je dois pouvoir vérifier par moi-même si ce qu'on me dit est vrai. Donc, pour cela, il me faut introduire dans ma pensée une méthode : le doute. Non pas pour mettre en doute tout ce qui existe, mais pour vérifier que ce qu'on me dit est vrai. « Maintenant donc que mon esprit est libre de tout soin, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire toutes mes anciennes opinions », écrit-il. Or cette volonté de détruire n'est chez Descartes que la conséquence d'une découverte préalable : celle de l'incertitude des opinions qu'on lui avait enseignées ; le doute sera ici le moyen de l'épreuve après avoir été sa raison déterminante. Vous comprenez dès lors que de telles affirmations ne doivent pas plaire à l'Église qui a pour charge d'enseigner avec l'autorité souveraine dont elle est investie.  D'autant plus que c'est l'époque où justement Galilée vient d'être condamné par l'Inquisition (1633)

C'est l'époque où se  creuse le gouffre toujours béant qui sépare l'Église et la culture moderne. "C'est appliquer l'Écriture sainte à une fin pour laquelle Dieu ne l'a point donnée, et par conséquent en abuser, que d'en vouloir tirer la connaissance des vérités qui n'appartiennent qu'aux sciences humaines, et qui ne servent point à notre salut", écrit Descartes en 1638. En d'autres termes (moins polis) c'est dire à l'Église : "Mêlez-vous de ce qui vous regarde" et n'intervenez pas, au nom de la Bible, dans le domaine de la recherche scientifique.

Descartes se demande comment venir à bout du doute qui est le propre de la pensée de tout homme. Il cherche, dit-il, un "point d'Archimède", "une chose qui soit certaine et indubitable". Cette chose, c'est moi, en tant qu'être pensant. "Je pense, donc, je suis". Voilà le point central, la seule réalité absolument vraie. Même si Dieu peut me tromper, il n'en demeure pas moins que je suis. "Il n'y a point de doute que je suis, s'il me trompe.", écrit-il.  Vous voyez clairement le déplacement que Descartes opère. Jusque là, les gens disaient qu'il y avait un fondement absolu à la vérité : c'est la Parole de Dieu ; et voilà Descartes qui dit : l'unique fondement, le "point d'Archimède, c'est moi, homme, être pensant. Et c'est le Moi qui parvient à l'existence de Dieu. Non pas Dieu qui se révèle, mais l'homme, être pensant, qui découvre Dieu. C'est un tournant copernicien.  : le lieu de la certitude s'est déplacé de Dieu en l'homme. L'homme au centre de tout. C'est pourquoi on dit de Descartes qu'il est "le père de la pensée moderne." Descartes n'est absolument pas un libre penseur. Sa foi en Dieu est totale. Son doute méthodique n'est pas un scepticisme, c'est simplement une méthode de pensée.

 

Blaise Pascal - Je crois, donc je suis.

Vous le devinez bien : la pensée n'est pas le tout de l'être humain. Ce n'est pas parce que je pense correctement, que mon cerveau fonctionne parfaitement, que cela me donne une sécurité pour la vie. Réduire l'homme à n'être qu'un être capable de pensée, c'est un peu simpliste. Le plus illustre penseur, le plus grand mathématicien, le savant le plus célèbre connaissent très vite leurs limites, et particulièrement la limite ultime, la mort. Notre finitude. Je peux acquérir, par ma pensée, une certitude de la pensée, mais pas une sécurité existentielle. Prenons l'exemple des mathématiques. Lorsqu'elles deviennent des mathématiques appliquées, elles peuvent conduire à la réalisation de la bombe atomique; Einstein et Oppenheimer ont connu ce drame de voir une mathématique "pure" devenir une mathématique "impure". Et toute science, devenant science appliquée, peut exercer un pouvoir, bon ou néfaste.

Blaise Pascal (1623 - 1662), autre génie de ce siècle, aurait pu devenir un illustre cartésien. C'était un enfant surdoué. Mathématicien de génie, il n'a jamais été à l'école. Son père lui sert de précepteur, veut lui enseigner essentiellement le latin et le grec, mais le gosse, à 12 ans, tout seul, en est arrivé à résoudre le 32e théorème d'Euclide, et à 16 ans, il est considéré comme l'un des plus grands mathématiciens de son époque, développant ce qu'on appelle "le théorème de Pascal", un théorème qui porte son nom, ce qui n'est pas rien, vous l'avouerez ! Il est l'un des fondateurs du calcul des probabilités ; il fait faire un pas décisif au calcul infinitésimal.

Pascal est un physicien de génie. C'est lui qui, le premier, fournit la preuve irréfutable de l'existence du vide, grâce à un tube de mercure (qu'on appellera plus tard le baromètre) et formule ensuite la théorie de l'équilibre hydrostatique, sans oublier les applications pratiques : il est l'inventeur de la presse hydraulique

Pascal est un ingénieur de génie. Il invente, non seulement la presse hydraulique, mais à 19 ans, la première machine à calculer capable de fonctionner, dont, en deux ans, il construit cinquante variantes. Ce modèle breveté est l'archétype de nos ordinateurs. Il imagina également un système de circuit dans Paris  et créa pour cela une société (l'ancêtre des taxis parisiens) : des carrosses à cinq sous la place, ce qui lui valut la célébrité. A 16 ans, il était admis dans le cercle académique du P. Mersenne, un religieux minime, qui rêvait de faire le lien entre la foi chrétienne et la géométrie.

Pascal est un écrivain brillant. Les Pensées appartiennent aux oeuvres les plus remarquables de la littérature universelle. Sa langue, concise et imagée est tout à la fois celle d'un savant et d'un poète. Voltaire, qui voyait en lui un exemple, disait des Provinciales que c'était "le premier livre écrit par un génie de la prose.

Enfin, Pascal est un penseur d'une grande profondeur. Comme Descartes, il a très vite rejeté toute la manière de penser de la scolastique. Pour lui, la Bible ne sert à rien pour la physique moderne. Comme Descartes, il rejette les libertins, les "esprits forts" et les athées. Et comme Descartes, il a un don particulier pour comprendre les problèmes humains et pour toucher aux racines dernières de l'existence humaine. Pourtant, il n'y avait pas beaucoup d"atomes crochus" entre ces deux génies. Descartes et Pascal ne se rencontrèrent qu'une fois, alors que Pascal était déjà  malade. Ils n'étaient pas ennemis, mais ils ne se quittèrent pas non plus en amis. Jalousie de l'aîné ? Sans doute. Leurs existences ont convergé un moment, avant de diverger complètement.

Descartes est l'homme de la méthode, Pascal l'homme de l'expérience, et même de l'expérience intime, vécue comme souffrance et comme passion. A partir de l'âge de vingt ans, Pascal ne passera pas une seule journée sans souffrir. Ce qui ne l'empêche pas de travailler avec passion, comme un possédé, sur des problèmes mathématiques ou physiques. Au point d'arriver à démolir, à force d'expérience, ce qui était un dogme admis par tout le monde, comme l'idée que "la nature a horreur du vide", remontant à Aristote.

C'est ce scientifique, ce rationaliste surdoué, qui va remettre en cause la pensée de Descartes, selon laquelle toute connaissance provient uniquement de la raison. Il n'est pas contre la logique, mais il y a aussi l'instinct. Donc, avec le raisonnement, il faut aussi le sentiment (pas la sentimentalité ni la sensiblerie, mais ce qu'il appelle "le coeur" - pas l'émotionnel- mais ce qui fait que l'homme n'est pas un pur cérébral (sinon il serait amputé d'une bonne partie de ses possibilités). il n'est pas que raisonnement, il jouit d'une autre fonctionnalité, le coeur, au point de nos rapports personnels avec autrui. D'où la phrase célèbre : "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas : on le sait en mille choses."

Tous deux, Descartes et Pascal, sont bien de leur époque: une époque où s'opère définitivement un basculement entre la conception antique d'un monde plein , statique, hiérarchisé, où l'homme avait sa place bien précise : le sol assuré de la terre sous ses pieds et au-dessus de sa tête, les sphères sûres des cieux, résidence de Dieu et des anges, et une nouvelle conception de ce monde, où tout cet édifice s'est effondré morceau par morceau avec les découvertes de Copernic, de Kepler et de Galilée. Dieu semble désormais apatride et les anges, superflus. La nouvelle physique mécaniste montre l'homme isolé dans un  monde qui n'est plus peuplé, en haut et en bas, que d'abîmes et d'infinis. D'où la naissance, chez les penseurs, d'un sentiment de confusion et d'insécurité. La voix du Créateur reste silencieuse. Pascal écrit : "Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie."

Tous deux, Descartes et Pascal, dans cet environnement, vont avoir recours à leur raison, alors que jusque là, seule comptait l'autorité de l'Écriture relayée par l'autorité de l'Église. La Réforme, avant eux, avait émis le principe de la "sola scriptura" : l'Écriture seule fait autorité, sans l'appui de la tradition et de l'Église officielle. Dans les deux cas, la foi supérieure à la raison. Nos deux penseurs, au contraire, vont s'appuyer sur leur propre pensée, sur leur méthode d'expérience et d'investigation personnelle, pour accéder au Vrai. C'est chez eux - et chez quelques autres penseurs de cette époque - que l'on peut constater l'énorme basculement qui a eu lieu à l'aube de la pensée des temps modernes : le primat de la raison, de la science, de la recherche et de l'expérimentation. Ce qui ne les empêche pas, comme tous leurs contemporains, d'être profondément croyants et de ne jamais remettre en doute l'existence d'un Dieu personnel. Pour Descartes, c'est le Dieu dont on peut vérifier l'existence par notre propre raison ; pour Pascal, le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et non le Dieu des philosophes et des savants", ceci après la nuit du 23 novembre 1654 au cours de laquelle 'depuis environ dix heures et demie du soir jusque environ minuit et demie", il connaît une réelle expérience mystique. Pour lui, il ne s'agira plus d'une certitude de la raison mathématique qui pense clairement et distinctement, c'est une certitude du coeur qui souffre, qui ressent avec son intuition et de manière plénière. La "certitude" va de pair avec le "sentiment" et la conséquence en est "la joie". Pour Pascal est devenue une évidence que l'homme ne connaît Dieu qu'avec le coeur. Pascal s'écarte ainsi de la pensée de Descartes. Pour lui, ce dernier ne s'est jamais soucié du Dieu vrai et chrétien. Il écrit : "Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu, mais il n'a pu s'empêcher de lui donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n'a plus que faire de Dieu".

Pascal, à la différence de Descartes, n'a pas fait école. Et cependant, il est de moins en moins un classique mort . Non seulement il va attirer les philosophes des "Lumières", à commencer par Voltaire, mais il séduit jusqu'à aujourd'hui aussi bien des athées, des militants de l'anticléricalisme, des marxistes que des hommes de droite et même des philosophes chrétiens comme Jacques Maritain et des écrivains comme Péguy. Mauriac explique : "Après trois siècles, il est là, mêlé à nos querelles, vivant. Ses moindres pensées enchantent ou irritent, mais il est compris tout de suite et à demi-mot, bien mieux que de son vivant."

Pascal se méfie de deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison. Il refuse de fonder la foi uniquement sur l'autorité. D'ailleurs, la foi engage dans quelque chose d'incertain. Mais toutes les questions les plus importantes de la vie quotidienne sont empreintes d'incertitude : demeure toujours l'incertitude du lendemain. D'où la nécessité de prendre "le beau risque de la foi". C'est ce qu'on appelle le "pari de Pascal". Il applique ici l'idée fondamentale du calcul des probabilités. Comme à la roulette, deux possibilités s'offrent au choix : Dieu est, ou il n'est pas. La raison ne peut rien déterminer. Par raison, on ne peut pas faire un choix. Alors Pascal conclut "Ne blâmez donc pas  ceux qui ont pris un choix, car vous n'en savez rien." Voilà le point décisif : il faut choisir. Ne pas choisir, c'est encore choisir : "il faut parier. Cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué !" Mais quelles sont les chances ? Utilisant la règle du calcul des probabilités, Pascal montre le gain et les pertes possibles : par la nature des données en jeu (vie infinie et infiniment heureuse ou rien), les chances qui font croire en l'existence de Dieu sont infiniment plus précieuses que celles qui invitent à l'incroyance. On ne perd rien en tout cas à croire en Dieu, mais on peut tout gagner.

Pascal n'a jamais été enfermé dans un système de pensée. Il n'avait jamais été à l'école, il a fait très peu de lectures. Mais il a beaucoup reçu des autres. Par exemple du courant de pensée libertin, très en vogue à son époque. Il a beaucoup reçu de Montaigne, de ses riches observations sur "l'humain, trop humain". Il a pu voir de près, incarné dans des modèles vivants, l"esprit de finesse" (qu'il opposait à l'esprit de géométrie), et plus généralement l'idéal culturel de "l'honnête homme", typiquement français, avant de se prolonger dans les différentes versions nationales, le "Caballero" espagnol ou le "gentleman" anglais. Pascal restera toujours en dialogue avec ces libertins de son époque (On tolérait difficilement à l'époque l'appellation "athées". On qualifiait d'athées tous ceux qui se moquaient, la plupart du temps oralement, de la religion, du pape, des cardinaux et du clergé. Mersenne annonce le chiffre de 50 000 "athées" à Paris à cette époque-là.) Plus profonde a été sur Pascal l'influence de la pensée de saint Augustin, transmise et radicalisée par les jansénistes de Port-Royal, dont il fut très proche.

Foi et raison ?

Au point où nous en sommes de notre recherche, nous voyons apparaître la question telle qu'elle ne cessera plus de se poser : entre le domaine de la foi et celui de la raison, y a-t-il incompatibilité, divergence, séparation absolue, opposition radicale ? Il est certain que l'Église s'est raidie sans raisons valables sur le principe d'autorité, et cela dans des domaines des sciences profanes qui n'étaient pas de son ressort. Quant aux penseurs - et cela dans tous les domaines, aussi bien scientifiques que philosophiques -  ils ont eu tendance à rejeter en bloc tout ce qu'on pourrait appeler la "métaphysique". Et le bébé avec l'eau du bain. Ainsi en est-il, pour ne citer qu'un exemple, de la lecture de la Bible. Jusqu'à l'époque de Copernic et de Pascal, personne n'avait remis en cause la véracité des livres bibliques. On s'en tenait, comme les rabbins l'avaient fait, à une lecture allégorique des textes. Mais jamais on n'aurait pu imaginer d'en faire une lecture critique. Le premier qui l'osa, ce fut Richard Simon, un jeune prêtre parisien contemporain de Pascal. Influence par Spinoza, il publia en 1677 une Histoire critique du Vieux Testament, qui fut presque immédiatement condamnée et mise au pilon. Il faudra attendre bien des siècles avant que l'on ne suive son exemple et qu'on fasse de l'exégèse une science à part entière.

Et pourtant ! Descartes, Pascal, Copernic, Kepler, Galilée, Newton sont de bons croyants, de bons chrétiens. Plus tard encore, Voltaire ne met pas en doute l'existence d'un Dieu (qu'il imagine à sa manière) et Diderot, D'Alembert, auteurs de l'Encyclopédie répandent leur vision nouvelle du monde, non pas en tant qu'athées, mais avec un esprit déiste  : ils croyaient en effet en un créateur et guide , très lointain certes, de cette machine du monde. Ce n'est que plus tard qu'on en arrivera à un athéisme scientifique, qui n'a plus besoin de Dieu, ni pour l'explication physique du monde, ni pour la conduite morale de la vie. Quand le physicien Laplace remet à Napoléon le premier  tome de son Traité de la mécanique céleste, l'empereur l'interroge sur la place de Dieu dans cette création. Laplace lui répond : "Sire, je n'ai point eu besoin de cette hypothèse."

(A suivre, au début de mars)

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