THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2007 : DIEU.
"Dieu est beau. Il aime la beauté."
3 - Les Lumières
mars 2007
"Moi je ne crois pas en Dieu", a déclaré récemment Nicolas (qui est en seconde) à sa maman. Élise, elle, me parlant de son jeune frère, m'a dit : "Il ne croit plus en rien", et comme je lui demandais où elle en était elle-même dans sa foi (elle est en terminale), elle m'a dit : "Moi, je me demande si je crois encore en Dieu." Quant à Arthur,(en quatrième) sa maman raconte : "Le dernier étonnement de la soirée, sur le chemin du retour, dans la voiture : la profession de foi… athée, de mon fils. Ça donne : « moi, je ne crois pas en Dieu ; je pense que les hommes l’ont imaginé parce qu’ils en avaient besoin »Quatre déclarations de jeunes appartenant à des familles chrétiennes et profondément engagées dans l'Église (les trois mamans sont catéchistes). Quatre déclarations semblables à des milliers de professions de foi (?) de jeunes de leur âge - et de moins jeunes. Ce qui me conforte dans mon idée du point de départ de cette série : il est urgent d'expliquer à nos contemporains pourquoi nous croyons en Dieu, puis, évidemment, qui est ce Dieu auquel je crois.
"C'est la faute à Voltaire... c'est la faute à Rousseau" : Victor Hugo met ces vers dans la bouche de Gavroche qui vient de tomber sous les balles. Les couplets sont repris, je crois, d'une chanson du célèbre Béranger qui lui-même se moquait des vicaires généraux de Paris en 1817 : pour eux déjà, toutes les calamités - et l'incroyance croissante - venaient de la "philosophie des Lumières", dont Voltaire et Rousseau étaient les illustres représentants.
Essayons de voir ce qu'il en est, au juste.
1 - Décadence de l'Église.
Comme les vicaires généraux parisiens d'après la Révolution, nombreuses ont été les autorités de l'Église, jusqu'à aujourd'hui, à voir dans la philosophie des Lumières une oeuvre satanique destinée à détruire la religion. En réalité, c'est moins évident que cela. D'abord parce que la situation de l'Église en Occident n'était pas brillante au XVIIIe siècle. Ce ne sont pas les livres publiés par les tenants des Lumières qui ont déchristianisé la France et les autres pays d'Occident. La déchristianisation a seulement pris forme dans ces livres. Leurs auteurs mettaient en pleine lumière des idées et des faits qui s'étaient propagés depuis longtemps dans l'ombre. Depuis des décennies, un refroidissement progressif de la vie de foi était perceptible. Les chrétiens auraient souvent été bien en peine d'exprimer clairement leur foi ; et leur pratique religieuse était faite de soumission aux pouvoirs conjugués de l'Église et de l'État, ainsi que de conformité à un ensemble de traditions et de conventions. Et cela dans tous les milieux. A la fin du règne de Louis XIV (mort en 1715), sous l'emprise de Mme de Maintenon, la cour du roi était devenue "un grand, triste couvent pénitentiel". Le roi avait épousé "la dévotion".
Le jansénisme triomphait dans une morale sévère : légalisme, puritanisme en morale, crainte et tremblement en spiritualité. On avait peur de ce Dieu qui voit tout, sait tout et connaît les replis secrets de la conscience de chacun. Ajoutez à cela la peur du diable. Et comme il fallait être absolument pur pour s'approcher des sacrements, l'absolution réclamait un écrasement complet du coeur, précédé du plus rigoureux examen de conscience. D'où , chez beaucoup, l'hypocrisie perpétuelle d'une pratique sans âme. Voltaire avait pour parrain un prêtre qui confia en grande partie à sa maîtresse la formation religieuse de son filleul. Pas étonnant qu'il ne soit devenu comme un fruit amer de la "tartufferie". Le même Voltaire donnera comme mot d'ordre d'écraser l'infâme, Diderot et l'Encyclopédie, d'Holbach, Helvétius, La Mettrie et Volney ( qui déclarait chimère toute religion) : tous sont élèves des jésuites. Ils sont issus de la communauté chrétienne et prétendent en être les meilleurs interprètes La plupart d'entre eux n'en viendra pas à l'athéisme, mais proposera un déisme bien éloigné de la foi chrétienne. D'ailleurs, à l'époque, rares sont les athées déclarés. C'est le scepticisme et le rationalisme dont je vous parlais le mois dernier qui ont fait école. La raison contre la foi.
2 - Des précurseurs.
* Le curé Meslier (1664-1729) est le plus radical des précurseurs. Fils d'un marchand, il est ordonné prêtre en 1688 après ses études au séminaire de Reims. Nommé l'année suivante à Etrepigny (près de Charleville-Mézières), il y sera curé jusqu'à sa mort. Sans grands problèmes, à part un conflit avec son évêque et avec le seigneur local. Mais rien qui permette de voir dans ce curé de village un athée, un révolutionnaire, un "communiste". C'est après sa mort qu'on découvre les trois écrits qu'il laisse à ses paroissiens et à ses confrères du voisinage en testament. Des écrits dont la violence et l'ampleur ont choqué même les "esprits philosophiques" du temps. Voltaire en publiera (sous le couvert de l'anonymat) en 1762 une version abrégée et édulcorée. il gommera les propos athées et essaiera de faire du curé Meslier un déiste. En fait Meslier parle en "communiste", maniant contre les "princes de ce monde" la violence d'un vocabulaire biblique nourri d'une pensée révolutionnaire, appelant à la révolte contre les nobles et les prêtres. Il est un des témoins les plus originaux de la "crise de la conscience européenne" qui a marqué les débuts du siècle des Lumières.
* Pierre Bayle (1647-1706), fils d'un pasteur du pays de Foix, a quitté la France pour aller vivre en Hollande à partir de 1681. Dans son Dictionnaire historique et critique, qu'il publie en 1696, on trouve un plaidoyer pour les droits sacrée de la conscience. Interdit en France, on reproche à ce livre son scepticisme, sa bienveillance pour les hérétiques, son manque de respect pour l'Écriture. Il a marqué les esprits "éclairés" du XVIIIe siècle en proclamant haut et fort l'impossibilité de faire coexister la foi et la science. Pour lui, la raison dont rejeter comme faux ce que professe la religion. Son Dictionnaire est devenu une école de scepticisme. Il fut l'arsenal auquel empruntaient leurs armes tous ceux qui souhaitaient remplacer "l'autorité" par "la critique". Bayle nie tout lien entre la religion et la morale : "l'athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des moeurs", et pour lui, une société sans foi en Dieu pourrait être plus vertueuse que celle des chrétiens. Pierre Bayle a, semble-t-il, réussi à garder foi en Dieu, cependant son influence sur la vie religieuse des autres a été généralement désastreuse.
* Anthony Collins (1676-1729), un Anglais, publie en 1713 un livre intitulé Discours sur la pensée libre et devient ainsi le grand propagandiste des libres penseurs, ou plus précisément, de tous ceux qui prennent leurs distances à l'égard des traditions, de toute autorité, pour n'admettre que ce que leur propre raison et leur propre expérience leur fait découvrir et reconnaître pour vrai.
* Le malheur, c'est que pour l'Église et la religion, il n'y avait alors parmi les ecclésiastiques ni penseurs de quelque importance, ni savants originaux. L'arme traditionnelle de l'Église était l'anathème, l'interdiction qui impose silence, comme s'il était possible d'empêcher une évolution en feignant de l'ignorer. Comme il est arrivé plus d'une fois dans l'histoire, l'acharnement théologique avec lequel jansénistes et jésuites s'étaient combattus pendant des dizaines d'années avait rempli de dégoût quantité de fidèles. Ils croyaient voir l'Église devenir une arène de théologiens querelleurs qui, à force de se disputer et de couper les cheveux en quatre, oubliaient d'annoncer la Bonne Nouvelle. Voltaire écrivait à Helvétius que le seul moyen de retrouver la paix serait "d'étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste." En 1751, le pape éclairé Benoît XIV s'était plaint que les théologiens gaspillent leurs forces à se disputer sur des affaires de si peu d'importance sans voir le danger que faisaient courir aux pays catholiques "les doctrines venues d'Angleterre".
* Ce qui a rendu si grave cette époque, ce n'est pas qu'il y ait eu des tensions entre la foi et le savoir. De telles tensions ont existé depuis que l'Église existe. Sans remonter au déluge, il faut noter qu'au moment de la Renaissance se crée une coupure : les gens commencent à manifester une plus grande estime pour les réalités terrestres et un plus grand respect pour les moyens naturels de l'homme. Et le mouvement va s'amplifier si bien qu'avec Descartes, puis Locke, les chercheurs expriment leur refus de toute tradition, de toute idée préconçue : l'étude de la nature devient l'entreprise des rationalistes. Au milieu du XVIIIe siècle, la mode, dans les salons parisiens, est de donner des cours de "physique expérimentale" pour messieurs et dames du "beau monde". On disserte avec beaucoup de sérieux d'astronomie, d'histoire naturelle, de minéralogie, de galvanisme. On voit apparaître les premiers microscopes, grâce auxquels on découvre des micro-organismes : peu à peu ce "beau monde" se familiarise avec le déterminisme qui semblait gouverner aveuglément la nature.
* Par suite de cette vulgarisation, le problème de la Providence se pose à un public de plus en plus large. Quelle place pourrait-on laisser à la religion, voire à la foi en Dieu, dans cette nouvelle conception du monde ? Dieu intervient-il dans notre monde, au risque de bousculer les lois de la nature ? Quand Newton découvre les lois de la gravitation, avec la notion d'action à distance, certains pensent y voir le doigt de Dieu, et Newton lui-même voit dans sa théorie une arme contre l'athéisme. Mais de quel Dieu s'agit-il ? Le Dieu qu'on trouve dans sa création, dans le cycle merveilleux de la vapeur et de l'eau, dans la respiration de l'homme, de l'animal et de la plante, dans l'ordre du monde. Nous avons ici l'âme du déisme. On est bien loin du Dieu de Jésus-Christ, lorsqu'on lit sous la plume du poète anglais Joseph Addison ces vers : "L'infatigable soleil, de jour en jour, fait montre du pouvoir de son Créateur et proclame à tout pays l'oeuvre d'une main toute-puissante." Rappelez-vous le "Credo du paysan" : "Je crois en toi, maître de la nature..."
* Le déisme est d'origine anglaise : les "Lumières" sont nées en Angleterre. En France, à l'époque (fin du règne de Louis XIV) il était dangereux de s'attaquer à la doctrine de l'Église. En Angleterre, par contre règne une plus grande liberté d'expression. John Locke (1632-1704) enseigne que la révélation biblique et la tradition des Églises sont inutiles : Dieu peut être démontré par la raison. L'existence d'un "Être Suprême" et l'immortalité de l'âme humaine sont des vérités primitives communes à toutes les religions et doivent suffire à l'homme "éclairé". L'idée de la Trinité, d'un Fils de Dieu incarné, d'une Ascension est absurde. Et le Christ n'est qu'un homme éclairé, prophète d'une religion naturelle. Les Églises doivent faire essentiellement oeuvre d'éducation et leurs ministres doivent être des instituteurs du peuple. Pas de péché originel : par contre, on croit en la bonté naturelle de l'homme. Il suffit qu'on fasse suffisamment d'écoles et on supprimera les prisons. Le déisme a gagné assez rapidement les esprits éclairés de toute l'Angleterre, et même dans la hiérarchie de l'Église anglicane, on trouve des évêques ouvertement déistes. Et en même temps très tolérants en matière religieuse, sauf à l'égard des athées et des catholiques.
3 - Le déisme en France.
Ce sont Montesquieu et Voltaire qui, à la suite d'un long séjour en Angleterre, seront les maîtres du déisme en France. On les appelle "philosophes" alors qu'en fait c sont des vulgarisateurs, tantôt brillants, tantôt superficiels, d'une philosophie religieuse qui finira en plat matérialisme.
* Montesquieu ( 1688-1755) a déjà parcouru l'Europe pendant plus de dix ans lorsqu'il écrit l'Esprit des lois, qui deviendra un des ferments de la Révolution française. L'auteur, pourtant, était un conservateur, et il voyait dans la constitution anglaise le prolongement du droit du Moyen Age. Mais toute son oeuvre respire l'indifférentisme religieux. Il méprisait l'Église et pensait qu'elle ne survivrait pas si l'État cessait de la soutenir.
* Voltaire (1694-1778), exilé de France lorsqu'il avait trente ans, passa trois ans en Angleterre. Il se plongea dans les écrits des philosophes anglais. Il vante la liberté de religion qui y règne, et il approuve la position d'exception réservée aux catholiques. C'est sa première attaque directe, en 1734 contre l'Église catholique. Il devait persister et cela se changea de plus en plus en une véritable haine pendant la dernière partie de sa vie. Contrairement aux déistes anglais qui toujours firent preuve de modération envers la religion et la tradition, Voltaire appelle l' "intelligentsia" française à une sorte de croisade contre l'Église par son cri de guerre : "Ecrasez l'infâme" . Brochures, lettres de polémique, ouvrages nombreux manient le sarcasme, la dénonciation, le mensonge et la calomnie. Sans scrupule dans l'emploi des moyens, ce grand maître du style manie l'ironie mordante, le sacrilège, les plaisanteries à double sens. Son Essai sur les moeurs prétend montrer que le christianisme est la principale cause de l'injustice dans le monde. Voltaire a livré l'Église au mépris de la jeunesse et a ruiné la foi dans bien des coeurs. il est devenu l'idole des libres penseurs et de la bourgeoisie déchristianisée du XIXe siècle. Pendant la dernière partie de sa vie, l'on peut se demander s'il n'était pas plutôt agnostique ou même athée que déiste. Pourtant, en rentrant d'Angleterre et pendant vingt ans au moins il n'avait cessé de témoigner de sa foi en un Dieu, grand horloger qui a fabriqué l'admirable mécanisme du monde et qui s'est retiré ensuite pour laisser ses créatures faire usage de leur liberté. Ce n'est que plus tard que sa certitude semble bien ébranlée. il écrit alors : "Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer". Pour lui, la religion devient alors la gardienne indispensable de la morale et de l'ordre dans "le peuple". Quant à lui, il joue la science contre la foi. Le tremblement de terre qui détruit la ville de Lisbonne le 1er novembre 1755, faisant 100 000 morts, va avoir une importance considérable sur tous les penseurs européens de l'époque des Lumières, à commencer par Voltaire, dans Candide et dans son "Poème sur le désastre de Lisbonne". La question : si Dieu est bon, qu'en est-il du bien et du mal, du malheur qui frappe certains et en épargne d'autres. Et la Providence, dans tout cela ? Voltaire était un brillant écrivain, d'un style personnel, percutant et exempt d'emphase. C'est ce qui a fait son succès auprès d'une jeune génération d'intellectuels. D'autant plus que, dans l'Église, il ne se trouvait personne, aucun grand "esprit" capable de rivaliser avec lui.
* L'Encyclopédie. Entre 1751 et 1772 sont publiés les 35 volumes de l'Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, une sommes conduite sous la direction experte de Denis Diderot (1713-1784). Diderot a une renommée internationale par son étude De la suffisance de la religion naturelle, qui fut, pour un grand nombre, la bible du déisme. Lui-même évolua, au cours de sa vie, du déisme au panthéisme et finit sans doute dans un matérialisme proche de l'athéisme. Dans la religion, il ne voyait plus, pour finir, qu'une source du mal. Son principal collaborateur, au début, fut Jean d'Alembert (1717-1783), philosophe plus profond et remarquable mathématicien (qui crut toute sa vie en un Dieu révélé) ; il se retira de l'entreprise dès 1758. Au début, l'Encyclopédie n'est pas une arme contre la religion. Des théologiens y collaborent, les jésuites manifestent leur bienveillance, et le futur pape Pie VII est même l'un des premiers souscripteurs. Donc, jusqu'en 1759, pas de problème. Le pape d'alors, Benoît XIV est un homme éclairé, toujours enclin à respecter la liberté de pensée et à favoriser la discussion avec les mécontents. Lorsqu'il meurt en 1758, il est remplacé par Clément XIII : s'ensuit une vive réaction, dont l'Encyclopédie fut une des premières victimes. D'ailleurs, à partir de 1759, l'ouvrage présente un caractère plus tendancieux, anticlérical. La valeur des divers articles varie considérablement. Certains sont superficiels, et d'autres, même, copient des dictionnaires plus anciens. Il se dégage de l'ensemble un scepticisme dont l'influence a contribué à pousser l'opinion publique française vers l'anticléricalisme et l'indifférence religieuse.
* A la ,même époque, quelques philosophes français publient des ouvrages plus nettement matérialistes. Par exemple La Mettrie (1709-1751), un médecin auteur d'un ouvrage qui fit sensation, l'Homme machine. Helvétius (1715-1771) qui prônait un athéisme absolu. D'Holbach (1723-1789), ennemi acharné de toute religion, auteur de La Contagion sacrée et de L'Imposture sacerdotale. Enfin, plus jeune, Volney (1757-1820), pour qui la religion est un illusion funeste et qui est devenu le chef de file de la propagande athée.
* Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) occupe une position tout à fait spéciale. Il est lui aussi déiste, il sape l'orthodoxie, mais en même temps il prépare les voies à la réhabilitation de la religion. A la fois rationaliste et romantique, réformiste et traditionaliste, misanthrope et partisan éperdu de "l'amour désintéressé". En lui la froide raison déploie ses dernières forces et le sentiment reprend ses droits. Sa postérité intellectuelle est donc extraordinairement mitigée : Robespierre et Chateaubriand, Saint-Simon et Lamennais, Proudhon et Ozanam. Un homme fait de contrastes étonnants : lui qui glorifiait le "bon sauvage" et qui combattait toute culture, lui qui nommait l'homme qui réfléchit "un animal ,dépravé" est devenu l'inspirateur des pédagogues, le père d'un nouvel enseignement populaire et du "lycée moderne". En matière religieuse, Rousseau est déiste, il nie le péché originel et en veut à mort à l'Église, corrompue par les théologiens. Et en même temps il croit en une "Providence prévoyante et pourvoyante" et déclare que la raison humaine doit s'anéantir devant le mystère. C'est donc Rousseau qui a fait franchir à la religion le barrage de la Révolution. En dépit de graves faiblesses, Rousseau a été pour la postérité, même du point de vue de la vie religieuse, un bienfait de Dieu.
* La franc-maçonnerie, née en Angleterre, est un représentant typique du déisme. C'est authentiquement un produit du XVIIIe siècle. Les premières loges sont fondées en 1717 à Londres, en 1721 à Dunkerque, à Paris en 1725. D'une part elle réclame pour chaque individu le droit à son opinion personnelle, à la libre pensée ; d'autre part elle s'ouvre aux aspirations sociales et cosmopolites : elle a pour ressort un désir de fraternisation internationale et interconfessionnelle. Pour y être admis, il faut au minimum faire profession de foi en un Être suprême, "grand Architecte de l'univers." Face à ces prises de position, Rome prit des mesures de défense contre la franc-maçonnerie, mais avec fort peu de succès. D'ailleurs vers 1780 il semble que plusieurs évêques et d'innombrables prêtres aient appartenu à une Loge, dans certaines régions de l'Europe, comme, d'ailleurs, en France où il y avait 600 loges en 1770. Certaines loges faisaient dire des messes pour l'âme des membres décédés. Il n'y eut pas, à l'époque, contrairement à ce que l'on a prétendu, de "grand dessein anticatholique". Mais il y a eu assurément des Loges françaises qui étaient des foyers d'anticléricalisme. Les francs-maçons typiques de l'époque sont, plutôt que Voltaire, des personnages comme Montesquieu, Diderot, Benjamin Franklin, Georges Washington, Mirabeau, Talleyrand.
4 - L'Allemagne
En Allemagne, il y a le même mouvement des Lumières : c'est l'Aufklärung. Son précurseur est Leibniz (1646-1716). Il fut hanté toute sa vie par le désir d'union des chrétiens, et pour cela, fraya la voie aux idées de tolérance que quelques despotes éclairés cherchèrent à mettre en oeuvre. Les idées de Leibniz furent pour l'Allemagne la base de la foi déiste. Un système dans lequel il n'y a de place que pour une religion naturelle, qui maintenait la foi en Dieu créateur et en l'immortalité de l'âme, mais appuyait exclusivement sur la morale et le bonheur temporel et éternel de l'homme. C'est un déisme tranquillement utilitaire. Les prédicateurs parlent beaucoup moins de l'évangile que de paratonnerre, d'arboriculture, de culture du trèfle et de la fièvre aphteuse dans leurs rapports avec le plan créateur de Dieu.
En réaction commence à voir le jour la période du Sturm-und Drang, le romantisme allemand de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles : une critique de tout ce que pouvait avoir d'indigent une religion purement rationnelle qui écartait toute idée de mystère. Ce fut alors la naissance du piétisme, qui donne la primauté au sentiment sur la raison. Le piétisme marqua particulièrement le protestantisme allemand, plus que le catholicisme. Dans le catholicisme, il y avait eu en France la violente querelle de l' "amour désintéressé" qui avait abouti à la condamnation de Fénelon en 1699, ce qui a bloqué toute évolution vers une religion plus humaine, faisant sa part au sentiment religieux plus qu'à la raison. La pratique religieuse demeure réduire à une théologie trop abstraite.
Par contre, en Allemagne, l'Aufklärung n'a jamais dégénéré en hostilité envers la religion. Et cela grâce au contre-courant piétiste. Le plus illustre exemple est celui de Kant (1724-1804). Ce grand philosophe, marqué dès sa jeunesse par le piétisme, eut très vite une grande admiration pour Rousseau. Il va réussir, en sa propre pensée, la synthèse des deux grands courants antagonistes : le rationalisme des Lumières et le courant religieux piétiste. Il définit l'Aufklärung "l'émancipation d'une tutelle qu'il ne pouvait imputer qu'à lui-même" et lui donne pour principe de base cette devise : "sapere aude" (ose savoir). C'est qu'il a déjà (en 1784) liquidé le déisme et ses preuves cosmologiques de l'existence de Dieu. A partir de ce jour, Dieu et la religion, à ses yeux, sont purement transcendants. Dieu ne peut pas être connu par la raison seule.
En conclusionVoilà un tableau du "Siècle des Lumières". Il est loin d'être complet. Je voulais simplement vous donner une idée suffisamment précise de ce très grand mouvement d'idées, qui n'est pas surgi par hasard : il a eu des antécédents et il a bénéficié de tout le mouvement d'idées des siècles qui l'ont précédé. Quant à ses conséquences, nous en sommes aujourd'hui encore les témoins. Les hommes des Lumières prétendaient faire disparaître ce qu'ils appelaient les siècles d'obscurantisme. En fait, s'ils ont contribué à rendre les hommes plus réfléchis, et donc plus éclairés, ils sont également responsables des phénomènes d'indifférence religieuse, d'agnosticisme et d'athéisme que nous constatons aujourd'hui.
Dieu existe-t-il ? Beaucoup d'entre eux répondaient "oui, sans doute", mais le Dieu auquel ils pensaient n'était que le pur produit de leur raison. D'autres disaient fermement : Non.
Alors... c'est la faute à Voltaire ? C'est la faute à Rousseau ? Nous verrons le mois prochain que, même s'ils y sont pour quelque chose, ils ont eu des successeurs autrement plus virulents : ceux qu'on appelle "les maîtres du soupçon"
(A suivre, début avril 2007)