THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2007 : DIEU.

 

"Dieu est beau. Il aime la beauté."

5 - Les Maîtres du soupçon (2)

mai 2007

 

1 - Ludwig FEUERBACH - 1804-1872

 

" C'est alors que parut l'Essence du Christianisme de Feuerbach. D'un seul coup il réduisit à néant la contradiction en replaçant sans détours le matérialisme sur son trône. La nature existe indépendamment de toute philosophie... En dehors de la nature et des hommes il n'y a rien, et les êtres supérieurs visés par notre imagination ne sont que le reflet fantastique de notre être propre. Il faut avoir éprouvé soi-même la vertu libératrice de ce livre pour s'en faire une idée." (Friedrich Engels, fidèle compagnon de lutte de Karl Marx en 1886)

Genèse d'une pensée

Feuerbach fut d'abord un théologien. Dieu fut sa première pensée. Baptisé catholique, puis élevé dans le protestantisme, il étudia avec ardeur le grec, l'hébreu et la Bible, dès le lycée. A 19 ans, il étudie la théologie à Heidelberg, mais déçu par la pensée protestante, il se tourne vers la philosophie de Hegel. Après Dieu, la raison fut sa deuxième pensée. Il fait donc de la philosophie. "Non pas croire, mais penser", écrit-il. Son évolution se poursuit par une critique de Hegel, si bien que l'homme devient sa troisième et dernière pensée. Il devient athée. Il ne parvient pas à trouver une place de professeur de philo en Allemagne, en raison de ses idées matérialistes. Heureusement  c'est une jolie femme qui le tire d'affaire : il épouse la riche héritière d'un fabricant de porcelaine. Ce qui lui permet de vivre une existence paisible de chercheur indépendant. Il se consacre entièrement à la philosophie. Pour lui, il devient de plus en plus évident que la raison et la foi sont impossible à concilier  : elles se contredisent radicalement.

Le Jésus de l'histoire : Strauss

Et voilà qu'un de ses contemporains, Friedrich Strauss publie  une Vie de Jésus devant la critique (en deux volumes,1835-1836). Strauss n'était pas un athée. Mais influencé par l'un de ses collègues à Tübingen qui venait d'introduire la recherche historico-critique dans l'étude du Nouveau Testament, Strauss introduisait d'une manière tranchée la thèse qui est toujours actuelle en ce début de XXIe siècle, celle de la différence fondamentale entre le Jésus de  l'histoire et le Christ de la foi. Le résultat était une destruction critique de l'histoire de Jésus, depuis sa conception et sa naissance surnaturelles jusqu'à sa résurrection et son ascension.

L'Essence du christianisme

C'est Feuerbach qui interpréta dans un sens athée l'idée de Strauss qui en venait à mettre l'idée du genre humain à la place de l'Homme-Dieu. En 1841, il publie L'Essence du Christianisme. Le livre est accueilli avec enthousiasme : Feuerbach enterre son maître Hegel et se considère lui-même comme "le dernier philosophe, repoussé à la limite extrême du monde philosophique." L'un de ses amis proclame : "Dieu, la religion, l'immortalité sont éliminés et la république des philosophes, les hommes et les dieux sont élevés sur le trône." Karl Marx se propose d'assurer l'édition française de l'Essence du Christianisme.

Dieu à l'image de l'homme

Je vais donc essayer de vous expliquer l'essentiel de la pensée de ce livre considérable. Pour faire simple, il remplace la formule de la Bible : "Dieu a créé l'homme à son image" par une formule diamétralement opposée : "L'homme a créé Dieu à son image."Ce n'est plus Dieu, mais l'homme qui est désormais le point de départ de toute philosophie : "Le premier objet de l'homme est l'homme." Non pas l'homme raisonnable de Descartes, mais l'homme vrai, réel, total, concret, sensible, dans la ligne de Pascal et de Rousseau. Et pas seulement l'individu isolé, mais l'homme en communauté, ce qu'il en vient à appeler l'homme universel, l'homme total, l'ensemble du genre humain. Et Dieu ? Il est le produit, la "projection de l'homme". Dieu apparaît comme un reflet de l'homme, un reflet derrière lequel, en réalité, il n'y a rien. Le divin, c'est  l'humain en général projeté dans l'au-delà. Quels sont les attributs de l'être divin : l'amour, la sagesse, la justice ? Ce sont en réalité les propriétés de l'homme et du genre humain. L'homme est le dieu de l'homme, voilà tout le mystère de la religion.

Donc l'homme est un grand projecteur, et Dieu, sa grande projection. Il suffit d'essayer et cela fonctionne :
* Dieu est un être intelligent, un esprit ? C'est justement ainsi qu'il apparaît comme la pure projection de l'intelligence humaine. Mais d'une intelligence qu'on rêve sans limitation.
* Dieu est l'être moralement parfait ? C'est une projection de la volonté humaine. Ce n'est pas Dieu, mais la conscience humaine qui juge ses pensées et ses convictions les plus intimes. Mais un être absolument parfait qui édicterait sa loi laisserait de glace l'homme tourmenté par la conscience de son péché et le sentiment de son néant. Aussi la religion dit-elle davantage de Dieu.
* Elle dit que Dieu est l'Amour ? C'est alors que Dieu apparaît incontestablement comme une projection du coeur humain. Dieu n'est rien d'autre que l'essence universelle et objectivée de l'amour humain. Il n'est pas seulement un être moral, mais un être véritablement humain.

Ainsi, chapitre après chapitre, Feuerbach assène au lecteur son nouveau credo. Tous les dogmes chrétien vont y passer :
* L'incarnation ? Dieu qui se fait homme ? C'est seulement l'apparition de l'homme devenu Dieu.
* Le mystère de la passion, du Dieu souffrant ? C'est celui  du sentiment humain : la souffrance de l'homme pour autrui, le sentiment en général est divin.
* Le mystère de la Trinité ? C'est celui de la vie en société. Dans la TrInité se révèle le mystère de la communauté humaine.
* La Résurrection ? Rien d'autre que la satisfaction de l'homme qui désire la certitude immédiate de son immortalité personnelle.

Et ainsi de suite. Pour Feuerbach, la religion n'est plus seulement une tromperie de prêtres, un vaste supercherie ; la religion, c'est l'homme qui s'adore lui-même. C'est pourquoi le vrai et le faux se mêlent étonnamment dans la religion. D'où nécessité de l'athéisme comme d'un total réalisme. C'est en cela que réside le véritable humanisme.

Le père de l'athéisme

Feuerbach n'est pas dépassé aujourd'hui. Il n'y a pas d'athéisme qui ne se nourrisse encore de ses arguments. Aussi il faut nous demander si la critique que l'auteur faisait de la religion n'est pas réellement fondée.

"A la place de la foi, voilà arrivée l'incroyance, à la place de la Bible on a mis la raison, à la place de la religion et de l'Église est venue la politique, à la place du ciel la terre, au lieu de la prière le travail , au lieu de l'enfer la misère matérielle, à la place des chrétiens l'homme." Il y a bien du vrai dans ces propos de Feuerbach. Et pourtant, 150 ans après cette prophétie de Feuerbach, ce n'est pas la fin du christianisme telle qu'il l'avait annoncée. Après Auschwitz et le Goulag l'athéisme n'a-t-il pas perdu en crédibilité ? Et la foi en Dieu n'est-elle pas en train de retrouver une nouvelle force d'attraction? Certes les Églises perdent en influence publique, mais la foi personnelle en Dieu n'est-elle pas en train d'acquérir une crédibilité nouvelle, moins chargée d'un lourd passé. Et le chrétien ne se montre-t-il pas, souvent, non seulement un homme, mais "plus homme" ? Bref, la thèse de Feuerbach, dans le domaine de la philosophie de l'histoire, apparaît comme une affirmation sans fondement. Elle ne peut pas être vérifiée rationnellement.

Plus importante, je crois, est la critique que Feuerbach fait de la religion  sur un plan psychologique, en disant que l'idée de Dieu est simplement un produit de la psychologie humaine. Particulièrement du désir de bonheur qu'on trouve dans tout homme. "Ce que l'homme souhaite être, il en fait son Dieu, écrit-il.  Ce qui n'est pas toujours faux.  Mais il y a tant de niveaux dans le phénomène de la "foi en Dieu" ! D'ailleurs, je puis faire une déduction psychologique de mon expérience de Dieu, mais cela ne signifie encore rien quant à l'existence d'un Dieu indépendant par rapport à moi. Au désir de Dieu peut parfaitement correspondre un Dieu véritable.

Certes, en dépit de la juste critique de l'athéisme de Feurbach, la foi en Dieu n'est pas pour autant prouvée. Bien au contraire, la question inquiétante surgit : peut-être la foi en Dieu  comme l'athéisme sont-ils, autant l'un que l'autre, impossibles à réfuter, mais aussi ne peut-on peut-être en donner aucune preuve positive. Donc, tout bien considéré, on serait dans une immense indécision, une situation largement sans issue ?

2 - Karl MARX - 1818-1883

Un brillant élève

Né à Trèves, en Allemagne, dans une famille aisée, fils d'un avocat descendant d'une lignée de rabbins, Karl Marx fait des études de droit et de philosophie, et consacre, en 1841, sa thèse à Démocrite et Épicure. Il épouse, en 1843, Jenny de Westphalen, d'une illustre famille aristocratique. A Paris, il fait la rencontre d'Engels, fils d'un industriel, avec qui il collaborera pendant toute sa vie. Expulsé de France, il gagne la Belgique, puis Londres. Avec Engels, il rédige le célèbre Manifeste du Parti communiste (1848). A Londres, où il s'installe définitivement, Marx vit dans une très grande pauvreté, malgré les subsides d'Engels. Néanmoins, il produit une œuvre abondante et anime la Première Internationale ouvrière. En 1881, Jenny meurt et, en 1883, Marx s'éteint lui-même.

Ne craignez pas : je ne vais pas vous imposer une longue et difficile analyse de la pensée de Karl Marx. J'en serais d'ailleurs bien incapable. Nous allons donc nous limiter à l'idée centrale - prise chez Feuerbach - qui motive son athéisme et au nom de laquelle il précise ses attaques contre toute forme de religion.

Mystification

Dieu, écrit-il, est simplement le  "reflet" de l'homme. Un reflet qui donne l'image de l'homme parfait. Dieu, c'est l'homme accompli. Mais même si l'homme en fait une réalité autonome, indépendante de lui, en fait ce n'est qu'une mystification. Dieu n'est qu'un reflet. Donc, lutter contre la religion, c'est dissiper ce qui est une pure mystification. Marx reconnaît qu'il emprunte cette idée à Feuerbach. Plus tard il dira, non plus un reflet, mais une idéologie dont la racine est l'homme. vous et moi, dans la mesure où nous imaginons un être idéal et où nous projetons ce rêve - une fantasmagorie, produit de notre imagination - sur cet être imaginaire que nous nommons Dieu. Ce qui, aux yeux de Marx, est mauvais car l'homme se cache ainsi sa propre réalité plutôt que de la chercher en ce monde. Il faut donc dénoncer le caractère illusoire de toute religion. Il faut réduire la religion à l'homme car "c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme."

Mais pourquoi donc l'homme refuse-t-il de vivre dans le monde tel qu'il est, quitte à le transformer ? C'est un fait, dit Marx : l'homme a besoin d'évasion.. Il a besoin d'illusions. Et la religion lui apporte une "consolation". Dans un monde trop dur, elle joue un rôle pratique en prodiguant des promesses que le monde est incapable de satisfaire. D'où l'idée que la religion est à la fois expression et protestation. D'abord, elle est l'expression d'une détresse réelle, le signe d'une société qui va de travers. Dans un monde où tout irait pour le mieux, il n'y aurait pas besoin de religion. D'autre part, la religion se présente comme une protestation contre cette détresse : elle se charge de dénoncer ce monde sans coeur.

L'opium du peuple

Mais cette protestation est totalement illusoire : au lieu de mobiliser l'homme pour transformer le monde, elle le pousse à fuir vers un autre monde. C'est pourquoi Marx dit que "la religion est l'opium du peuple". Pas un opium pour le peuple, inventé par une caste de profiteurs, prêtres ou princes, désireux de maintenir le peuple dans l'oppression. Non. Elle est un opium que le peuple s'administre lui-même pour supporter sa misère et son exploitation. Au lieu de devenir lutte, cette protestation organise l'évasion vers un monde imaginaire.

Il est donc indispensable de lutter en premier lieu contre la religion. Si on veut que l'homme soit disponible pour une lutte réelle dans un monde réel, il faut d'abord qu'il renonce à son illusion d'un autre monde.  La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique ", écrit-il.  Et plus loin, il explicite sa pensée: " La critique de la religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l'âge de la raison. " Tant que l'homme est fasciné par le ciel, il est inapte à la lutte. Il faut donc lui ôter la fausse espérance de l'au-delà afin d'éveiller en lui un espoir terrestre et une conscience révolutionnaire. Le christianisme est une idéologie au service de la classe dominante, de l'ordre établi. Il est donc antirévolutionnaire. Il cache dans tous ses replis des "intérêts bourgeois". Il n'est qu'un frein à l'instauration du communisme.

Ce qu'il reproche plus que tout à l'idéologie chrétienne ? De répandre une morale d'esclave, dégradante pour la nature humaine, et de démobiliser les hommes. Dans La Sainte Famille, par exemple, il décrit l'histoire de Fleur-de-Marie, une fille pleine de vie et d'exubérance, que la religion dégrade totalement. Les prêtres la métamorphosent d'abord en pécheresse repentante, puis en nonne, enfin  en cadavre. Pour Marx, le christianisme anéantit toute personnalité et fait des hommes des moutons, à l'image de l'agneau pascal.

Il en veut particulièrement au socialisme chrétien qu'il décrit comme une nostalgie du passé, "de l'eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l'aristocratie". Les chrétiens ont tout justifié, aussi bien l'esclavage antique que le servage au Moyen Age et l'oppression du prolétariat. Et le socialisme chrétien n'a jamais suscité une révolte ou une révolution : il prêche la soumission et, au mieux, émet des voeux pieux pour que la classe dominante se montre charitable. Je cite : "Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel le dédommagement de toutes les infamies, justifiant par là leur permanence sur cette terre. Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs sont, ou bien le juste châtiment du péché originel et des autres péchés, ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu'il a rachetés. Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards...", ce qui est assez caricatural, vous en conviendrez.

Au fond, Marx n'a pas compris que la foi pouvait être dynamisme de vie, force de "protestation" et de révolution. Il est bien dommage qu'il n'ait pas rencontré des chrétiens pour qui la foi n'est pas démobilisatrice, mais ferment de vie, moteur de l'action. Pour cette vie terrestre d'abord, ce qui ne réduit pas la perspective d'une vie éternelle, bien au contraire.

Au premier tour de l'élection présidentielle que nous vivons cette année, plus du tiers des candidats se réclamaient encore du marxisme. C'est dire l'influence considérable que Karl Marx a eu - et a encore - dans l'histoire de la pensée.

3 - Sigmund FREUD - 1856-1939

Freud s'est toujours déclaré athée. "Il traversa la vie d'un bout à l'autre en athée naturel comme quelqu'un qui ne voit aucune raison de croire à l'existence de quelque être suprême que ce soit, et qui n'en ressent pas le besoin émotionnel", écrit l'un de ses biographes.

Elevé dans une famille juive de libres-penseurs, il a baigné dans une atmosphère familiale quasi profane. Il n'est pas passé par une crise religieuse particulière. Par contre, il avait une bonne connaissance de la Bible. Et il manifesta toujours un profond respect pour la religion de ses clients, faisant preuve d'une grande tolérance, aussi bien dans sa pratique que dans ses écrits. Ce n'est pas un fanatique ; simplement, parfois, il se laisse aller à l'ironie.

L'origine de la religion.

Son effort porte sur l'explication théorique de l'origine de la religion. Je vais essayer de vous expliquer simplement, mais sans déformer la pensée de Freud. Au point de départ, il y a Oedipe. Vous connaissez tous le mythe ancien d'Oedipe, qui, dans le destin fatal qui lui est assigné, en vient à épouser sa mère et à tuer son père. Transposant le mythe ancien, Freud découvre le "complexe d'oedipe" : un conflit qui, vers 4-5 ans, fait passer l'enfant par une crise violente, faite d'attachement affectif à sa mère et d'opposition haineuse à son père. Au moment où il s'éveille à l'amour, il se porte vers le premier objet affectif disponible, sa mère, et il revendique cet objet comme propriété exclusive. Le père apparaît alors comme le rival, puisque la mère lui appartient. Cette haine est un véritable désir de mort : il faut "tuer le père". Mais le père est un rival puissant : il faut lui céder et se soumettre à sa volonté. L'enfant, heureusement, va se sortir de cette situation, sans dommage excessif : son désir se portera ailleurs, vers un objet non encore possédé par un tiers. Mais il se peut aussi que l'enfant reste prisonnier de cette situation oedipienne. Le conflit demeure, avec toute ses conséquences possibles, d'où les névroses. Le névrosé est un être en mal de relation avec ses parents. cette explication de la névrose est le modèle qui va servir à Freud pour expliquer le phénomène religieux.

Un complexe d'oedipe universel ?

Mais ici une difficulté surgit : tout le monde n'est pas névrosé, Dieu merci, alors que la religion offre un caractère quasi universel. Donc le complexe d'Oedipe parait à Freud une base trop  étroite pour expliquer la religion. Aussi il se demande s'il n'existe pas un complexe d'Oedipe universel qui aurait laissé des traces dans l'enfance de l'humanité, un événement semblable à celui que vit l'enfant. Et il répond : oui un tel événement s'est effectivement produit à l'origine de l'humanité et il va essayer d'en retrouver les traces.

Pour cela, il s'appuie sur les données que lui fournissent un certain nombre de savants, et notamment Darwin et Atkinson. Grâce à eux, il va pouvoir reconstruire le "roman" psychologique qui a donné naissance à toutes les religions. A l'origine, un meurtre. C'est ce meurtre qui a engendré le sentiment de culpabilité dont les hommes ne parviennent pas à se défaire, et qui leur fait inventer les religions comme autant de stratégies pour évacuer ce sentiment. Pour lui, le complexe d'Oedipe est à l'origine non seulement de la névrose, mais aussi de la religion. Mais pour rendre compte du caractère universel de la religion, il se tourne vers les ethnologues. Y a-t-il dans le passé de l'humanité un complexe d'oedipe collectif ? S'est-il passé à l'origine de l'humanité quelque chose de semblable au conflit oedipien. Il interroge donc Darwin.

Darwin au secours

Si l'on en croit Darwin, les hommes vivaient en petites hordes, sous l'autorité tyrannique et brutale d'un mâle plus âgé. C'est le régime patriarcal. Le père a toute l'autorité et accapare pour lui tout le plaisir. Les fils ne possèdent rien et dépendent de son bon vouloir. Au fur et à mesure qu'ils grandissent, le père les chasse afin de se garder pour lui seul toutes les femelles. Or un tel régime ne se retrouve nulle part. Nous ne connaissons aujourd'hui qu'un régime égalitaire : à la horde dominée par un père violent a succédé le clan des frères, jouissant de droits égaux. Il manque donc un maillon dans la chaîne, entre régime autoritaire et régime égalitaire. C'est là que Freud invente (reprenant l'hypothèse d'Atkinson) : il suppose que les fils, un jour, en ont eu assez de subir le père. Alors ils se sont ligués et l'ont tué. "Ils le vainquirent, puis le dévorèrent en commun". Telle est l'origine du repas totémique, fête de la victoire des fils sur le père : on y célèbre le meurtre du père et, par la communion, on s'approprie ses forces. Puis on va organiser la vie en commun. Et pour se protéger d'un retour en arrière, on introduit immédiatement des règles de vie sociale, surtout l'interdit de l'inceste et du meurtre. C'est le début de la civilisation. Double interdit dirigé essentiellement contre tout complexe d'oedipe.

Tous coupables ?

Oui mais... Tout n'est pas gagné pour autant. Ce meurtre du père, qui a rendu possible la civilisation, a aussi profondément marqué l'homme. D'où un sentiment de culpabilité, qui continue à peser sur la conscience humaine. Toujours "l'oeil était dans la tombe..." ! Alors, que faire ? Eh bien, pour conjurer ce sentiment de culpabilité et pour témoigner du repentir qu'inspire cet acte, les hommes ont inventé la religion. "La religion est résultée de la conscience de leur culpabilité qu'avaient les fils, comme une tentative destinée à étouffer ce sentiment et à obtenir la réconciliation avec le père offensé par une obéissance rétrospective... Toutes les religions représentent des réactions contre le grand événement par lequel la civilisation a débuté et qui depuis lors n'a pas cessé de tourmenter l'humanité." Tout découle de là. Freud ajoute : " La horde paternelle a été remplacée par le clan fraternel, fondé sur les liens du sang. La société repose désormais sur une faute commune, ur un crime commis en commun ; la religion, sur le sentiment de culpabilité et sur le repentir, la morale, sur le besoin d'expiation engendré par le sentiment de culpabilité."

Freud ajoute que si toutes les religions cherchent à résoudre le même problème posé par le meurtre primitif, toutes n'y réussissent pas avec le même succès. La religion chrétienne y est parvenue d'une façon remarquable : elle commence par "avouer sa culpabilité" (péché originel). Elle emprunte ensuite le seul chemin qui pouvait ensuite conduire à la réconciliation avec le père : la mort du fils. Et par la communion, ce sont tous les fils qui participent à cet acte d'expiation de l'un d'entre eux.

Pour Freud, Dieu n'est "rien d'autre" qu'un père humain transfiguré. Reprenant la théorie de Feuerbach, il déclare que la religion n'est qu'une psychologie projetée dans le monde extérieur. Je termine avec cette citation, suffisamment éclairante : "La psychanalyse nous a appris à reconnaître le lien intime unissant le complexe paternel à la croyance en Dieu. Elle nous a montré que le Dieu personnel n'est rien autre chose, psychologiquement, qu'un père transfiguré. Elle nous fait voir tous les jours comment des jeunes gens perdent la foi au moment où le prestige de l'autorité paternelle pour eux s'écroule. Ainsi nous retrouvons dans le complexe parental la racine de la nécessité religieuse."

Je laisse à Freud l'entière propriété de ses propos.

A suivre, début juin.

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