THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2006 : Jeunesse de l'Église.
1- AU COMMENCEMENT
Prologue
"L'Église se meurt, l'Église est morte", clament les uns. "Elle ne saurait mourir, répliquent les autres, car "elle a les promesses de la vie éternelle."
Ce qui est certain, c'est que son histoire d'aujourd'hui occupe "la une" des journaux et défraie la chronique, à la radio comme à la télé. Ce qui est moins certain, c'est que les membres de l'Église, tout autant que ses adversaires, ne confondent pas son histoire avec sa petite histoire ou, si l'on préfère, avec "ses" histoires.
C'est pourquoi, cette année 2006, poursuivant ma série de "Théologie pour les Nuls", après avoir parlé de plusieurs sacrements, puis de plusieurs "dogmes" (voir aux archives), et voulant éclairer la lanterne des hommes de bonne volonté, j'ai résolu d'aborder la vaste question de l'Église par un aspect particulier : l'histoire de ses origines. Oui, on va faire de l'histoire. L'histoire n'est-elle pas, selon le beau mot de Jean XXIII, "maîtresse de vie" ?
Parler de l'Église, ce n'est pas la traiter comme un monde à part, avec ses institutions bien distinctes. Si l'Église n'était pas faite pour les hommes, on n'en parlerait plus depuis bien longtemps. L'Église est chargée de communiquer aux hommes une nouvelle. Une Bonne Nouvelle (c'est le sens du mot "Évangile").
Ce qui ne change rien aux conditions tout humaines qui sont celles de la transmission d'une nouvelle quelconque, avec tous les risques de déformation que cela comporte depuis plus de vingt siècles.
Vingt siècles ? L'Église n'a pas de certificat de naissance en règle, encore moins de certificat de baptême. On la dit volontiers née un jour de Pentecôte d'une année incertaine entre 30 et 40 de notre ère. On verra plus loin que ce n'est pas tout à fait inexact, à condition qu'on ne confonde pas l'action de l'Esprit Saint avec un feu d'artifice. Mais surtout, si nous croyons à l'Incarnation de Dieu en Jésus Christ, nous nous rendrons bien vite compte que cette naissance de l'Église a été préparée tout au long des siècles qui l'ont précédée ; et tout au long des routes qui passent aussi bien par Athènes que par Alexandrie, par Jérusalem que par Rome.
Par ailleurs, ne croyez pas qu'au moment où elle naît, l'Église sait qu'elle naît. Cette assemblée d'hommes , une petite poignée simplement, ont commencé par douter. Et cette première jeunesse de l'Église n'a pas été comme une sorte d'idylle. Les affrontements entre les premiers responsables ont été durs et les diverses communautés étaient très dissemblables. Et ces premières générations chrétiennes - certains refusaient jusqu'à cette appellation - avaient des divergences considérables en matière de foi.
C'est d'ailleurs ce qui fait, aujourd'hui encore notre richesse. Les premiers disciples sont passés par là et cette première épreuve ne saurait nous laisser indifférents. Car, finalement, par rapport à "l'immense foule des hommes" qui les a plus ou moins suivis, ils ont été fort peu à connaître de son vivant Celui dont ils tiennent leur identité incertaine. Et pourtant, le sentant tour à tour présent dans leur vie et garant d'une autre vie toute nouvelle, ils n'ont cessé de témoigner, dans leurs incertitudes comme dans leur foi, que Quelqu'un était au milieu d'eux qui, principe d'une unité toujours à refaire, était surtout pour eux tous la Vie même, toujours recommencée.
Naissance
Le principal document que nous ayons sur cette question de la naissance de l'Église est le livre des Actes des Apôtres. Il a une valeur historique incontestable, de l'avis des spécialistes. La deuxième partie du livre, consacrée plus particulièrement au ministère de saint Paul, repose sur des témoignages directs. Mais ce livre, écrit par un Grec, pour des Grecs, néglige le christianisme de Palestine. Il est même souvent hostile aux judéo-chrétiens. Or, le tout premier christianisme est d'origine juive, parle l'araméen et est bien inséré dans la société juive de l'époque.
On peut compléter nos sources : on a les textes de Qumran, l'Évangile (apocryphe) de Thomas, la Didachè, le livre de l'Ascension d'Isaïe. Tous ces textes vont nous aider pour le contexte historique dans lequel a lieu l'événement de la naissance de l'Église, mais pas pour le fait lui-même. De même, on a quelques inscriptions découvertes en Israël (à Jérusalem et Nazareth), mais elles sont surtout des symboles du milieu judéo-chrétien originel. En tout cas, ce qu'on sait, c'est que l'Église judéo-chrétienne de Jérusalem a joué un rôle décisif jusqu'à la prise de Jérusalem en 70.
1 - Partir de la Pentecôte.
Ce jour de la Pentecôte, nous dit saint Luc, l'Esprit créateur et sanctificateur a été répandu sur les 12, la communauté constituée par le Christ lui-même durant sa vie publique. Ce jour-là, ils sont investis par l'Esprit d'une autorité et d'une puissance pour prêcher et transmettre les richesses du Christ ressuscité.
Nous avons là un événement historique. Mais pas nécessairement conforme à la présentation qu'en fait le livre des Actes des Apôtres.
En effet, il est facile, à sa lecture, de faire le parallèle entre la révélation du Sinaï telle qu'on la lit dans le livre de l'Exode et l'événement que Luc situe au Cénacle. On y retrouve quantité d'éléments semblables : vent violent, langues de feu (c'est ainsi que Philon décrit la manifestation divine du Sinaï). Quant au miracle des langues, on peut le rapprocher d'une tradition rabbinique sur la révélation du Sinaï,où Dieu appelle tous les peuples.
Luc ne fait pas un reportage, mais une catéchèse. Les apôtres parlent une langue que tous les peuples divers comprennent : Luc veut dire que la langue de l'Église ne sera pas l'hébreu, mais que l'Évangile sera annoncé à chaque peuple dans sa propre langue ; et tous les peuples de la terre peuvent déjà entendre l'Évangile.
Quand Luc écrit ce récit (vers 80), l'Église a déjà 50 ans d'expériences missionnaires : l'Église est déjà implantée dans la plupart des cités du monde méditerranéen. Comment est née cette Église ? Ce ne peut pas être l'oeuvre des hommes. Elle naît de l'Esprit de Dieu, comme était né l'ancien peuple d'Israël. Chez les Juifs, la fête de la Pentecôte était la fête de l'Alliance. Donc Luc reprend des éléments bibliques et juifs pour mettre en valeur et faire comprendre l'action de l'Esprit.
Pierre alors prend la parole. Son discours, reconstitué par Luc, est ce qu'on appelle un discours kérygmatique, très archaïque. En résumé : "Ce Jésus que vous avez fait mourir, Dieu l'a ressuscité. Nous en sommes témoins." Après la Pentecôte commence l'annonce de l'Évangile par les Apôtres, et en particulier par Pierre, dont nous avons trois discours, le premier à la Pentecôte, le second au Temple et le troisième à l'assemblée des chefs d'Israël.
Le kérygme ? C'est une prédication directe, comme une interpellation adressée aux auditeurs. Une annonce brutale, qui n'a rien d'une catéchèse explicative. Son objet : la résurrection de Jésus. Cet événement, c'est un acte de Dieu. Dieu a ressuscité son fils Jésus. Point final. Aucune explication sur le "comment" ou les circonstances.
De cette affirmation péremptoire, les apôtres apportent une triple justification :
* leur propre témoignage : ils ont vu le Christ ressuscité. (Les apparitions avaient pour but de fonder la foi des apôtres.)
* les "oeuvres de puissance" qu'ils accomplissent, miracles et prodiges. Par exemple la guérison du paralysé, guérison faite "au nom de Jésus".
* l'accomplissement des prophéties. Les Juifs n'avaient pas à être convertis à Dieu, puisqu'ils croyaient en lui ; ni à la venue de Dieu parmi les hommes, puisqu'ils l'attendaient. La seule démarche demandée est de reconnaître dans le Christ la réalisation de cette attente ; en lui, Jésus, les prophéties concernant la fin des temps sont accomplies. Relisez le début du discours de Pierre à la Pentecôte (Actes 2, 19) : nous sommes, dit-il, dans les derniers jours.Le but du kérygme, c'est de provoquer la conversion. Les Juifs doivent reconnaître qu'ils se sont trompés en méconnaissant le caractère divin du Christ.
2 - Les sectes juives
Pour bien comprendre comment s'est opérée la naissance de l'Église, il nous faut situer les faits dans leur contexte historico-politico-religieux. Donc étudier le judaïsme de l'époque. C'est un milieu complexe. Avec des groupes fondamentalement hostiles au Christ et surtout au christianisme naissant.
A - D'abord les sadducéens et les grands prêtres (Actes 4, 1-3)
Il ne faut pas confondre les deux groupes.
* Les grands prêtres. Depuis 6 après Jésus-Christ, ils appartiennent à la maison de Séthi. En 30, le chef de famille est Anne, et le grand prêtre en exercice est Caïphe. Avant tout, ce sont des créatures des Romains. Ils sont très jaloux de leur influence sur le peuple.
* Les saducéens : c'est un parti à la fois politique et religieux. Ils sont très attachés à l'idéal sacerdotal centré sur le culte du Temple. Hostiles à toute innovation en matière religieuse. En fait les intérêts des uns et des autres sont communs.
On rencontre trois manifestations successives d'hostilité à l'égard de la première communauté des disciples :
* Pierre et Jean sont arrêtés alors qu'ils prêchent dans le Temple. Cités devant le Sanhédrin, ils seront relâchés (Actes 4, 1-23)
* L'ensemble des Apôtres est arrêté (5, 17-24) et à nouveau relâché après réunion du Sanhédrin. En effet, au Sanhédrin, tout le monde n'est pas sadducéen. Certains, pharisiens, sont plutôt favorables. Gamaliel, par exemple, intervient en leur faveur (5, 36). En effet, les pharisiens admettent un messianisme et n'ont pas de raison de condamner à priori le mouvement issu de Jésus. Au contraire, les sadducéens sont hostiles à tout messianisme, pour des raisons doctrinales. Et plus encore, les grands prêtres qui y voient une menace pour leur pouvoir personnel. C'est là la source de la haine dont la maison d'Anne n'a cessé de poursuivre Jésus d'abord, et la communauté primitive ensuite.
* Une troisième persécution vient sans doute de l'hostilité de la maison d'Anne : l'exécution de Jacques, frère de Jean et l'arrestation de Pierre, avant la Pâque 43. L'initiative vient d'Hérode Agrippa Ier. Il a joué un rôle important dans l'avènement de l'empereur Claude en 41. Celui-ci, en récompense, a restauré en sa faveur le royaume d'Israël. Au début, opposition radicale entre Hérode Agrippa et les grands prêtres. Le grand prêtre en fonction est même destitué. Mais très vite, Hérode revient en arrière et nomme Jonathan, fils d'Anne, comme grand prêtre, en 42. Et alors Agrippa va épouser l'hostilité des grands prêtres de la famille d'Anne contre la jeune communauté. C'est pour plaire aux Juifs (Actes 12, 3), qu'il fait arrêter Pierre.B - La position des pharisiens est plus complexe.
Gamaliel défend les 12. Par contre, dans la persécution contre les hellénistes et Etienne (en septembre 36) ce sont eux qui jouent le rôle principal (Actes 6, 12) et c'est le pharisien Saül qui approuve la lapidation (8, 1). Cette différence est significative. Les pharisiens sont favorables aux disciples d'origine hébraïque, mais hostiles aux hellénistes. C'est la différence d'attitude politique qui était capitale à leurs yeux. Ils reprochent aux hellénistes leur détachement par rapport à la cause de l'indépendance juive, au Temple qui en est le symbole, à la structure légale d'Israël (6, 13-14).
Du même coup se précise la nature de ceux qu'on appelle les Hébreux : il y a parmi eux des pharisiens convertis. Mais d'une façon plus générale, ils sont des chrétiens attachés à la patrie juive, fidèles au culte du Temple, observant fidèlement les usages de la Loi de Moïse. Ils sont le groupe le plus important de la première communauté. Il sont sympathiques aux yeux des pharisiens à cause de leur zèle pour la loi. C'est à ce milieu qu'appartiennent personnellement les Douze : ils sont fidèles au culte du Temple. Mais comme ils veulent se situer au-dessus des partis à cause de leur mission, en fait, ils ne sont pas les chefs de cette Église. En fait, le chef des Hébreux, c'est "Jacques, le frère du Seigneur" (dira Paul dans sa lettre aux Galates 1, 19). Ce Jacques n'est pas le même que les deux apôtres du même nom. Or on notera que le livre des Actes fait à peine allusion à lui. C'est que Luc présente le point de vue de Paul. Il utilise des traditions venant des sadocites convertis (ces sadocites sont des esséniens qui, comme ceux de Qumran, refusent le culte du Temple) et des Hellénistes. C'est pourquoi Luc laisse dans l'ombre ce qui constituait la part la plus importante de l'Église primitive de Jérusalem.Le parti de Jacques est celui avec lequel Paul n'a cessé d'être en conflit. Comme, par ailleurs, il a finalement disparu après 70, le souvenir s'en est effacé. Mais cet effacement fausse l'histoire des origines chrétiennes. Dans ces premières décades, c'est le parti de Jacques et l'Église judéo-chrétienne de Jérusalem qui exercent l'influence dominante.
Pouvons-nous en retrouver quelque chose ?
On entrevoit l'importance et les tendances de Jacques dans la Lettre aux Galates (1, 19 - 2, 12). D'autres documents non canoniques issus des milieux judéo-chrétiens nous apportent des renseignements.
* La place éminente de Jacques.
L'Évangile des Hébreux (Égypte, début du IIe siècle) dit que c'est à Jacques que le Christ ressuscité apparaît d'abord.
L'Évangile de Thomas (découvert à Nag Hammadi) ; Jacques le Juste est présenté comme celui vers qui les apôtres doivent aller après l'Ascension.
Clément (Hypotyposes) le mentionne avant Jean et Pierre comme ayant reçu la connaissance (la gnose) du Christ ressuscité.
Les trois "apocalypses de Jacques" (écrits gnostiques de Nag Hammadi) attestent les sources judéo-chrétiennes de la gnose. On présente dans divers écrits Jacques comme le plus important personnage de l'Église.
Hégésippe, juif converti, nous montre Jacques ne buvant jamais ni vin ni boisson enivrante, ne se rasant jamais et passant sa vie dans le Temple à intercéder pour le peuple. Il ajoute que Jacques avait la confiance des scribes et des pharisiens.
Ainsi se confirment les liens entre Jacques et le judaïsme rabbinique.* Autour de Jacques se groupent un certain nombre de parents du Seigneur, les "desposynes", qui tenaient une place importante dans le milieu des Hébreux. C'est ce qu'on appelle le "Khalifat", centre d'un puissant parti. Ils ont eu tendance à accaparer l'Église. Voir, par exemple, en Actes 6, 1, la protestation des Hellénistes. Quand les Hellénistes seront dispersés après la première persécution, ce sont les Hébreux qui resteront maîtres de l'Église de Jérusalem.
De ce christianisme rabbinique, on trouve des éléments dans les écrits du Nouveau Testament, notamment chez Paul. Également d'origine rabbinique, nombre de prescriptions morales et de formules liturgiques, particulièrement dans l'Évangile.C - Les Esséniens
Il y a des ressemblances étonnantes entre certains aspects de la communauté chrétienne de Jérusalem et ce que nous savons des Esséniens par les manuscrits de la Mer Morte. Des analogies sont frappantes. Mais cela ne veut pas dire que la première communauté chrétienne se situe dans le prolongement des Esséniens. Les Esséniens, comme les pharisiens et les sadducéens, constituaient un milieu restreint. L'ensemble du peuple juif était étranger à ces partis. Mais il subissait leur influence.
Les esséniens ont sans doute préparé les esprits à s'ouvrir au Christ. C'est dans les milieux influencés par eux (pour l'espérance eschatologique) que beaucoup se sont convertis au Christ. Cela dit, il est très possible qu'il y ait eu des esséniens parmi les premiers convertis au christianisme. Le tableau que donne Philon de la communauté essénienne ressemble à ce qu'on sait par le livre des Actes de la première communauté chrétienne. Par exemple, les premiers discours qu'on trouve dans le livre des Actes viennent de Qumran, par le choix des citations et la méthode d'exégèse. Culmann pense que les hellénistes étaient des esséniens convertis.
Et cependant, même si c'est avec les esséniens que les premiers chrétiens présentent le plus d'affinités, ils sont la seule des trois grandes sectes qui n'est pas mentionnée dans le Nouveau Testament.
D - Mais qui sont ces Hellénistes ?
C'est difficile à dire. On formule plusieurs hypothèses :
- ce sont des Juifs de Palestine parlant grec
- ce sont des Juifs de la diaspora parlant grecEn réalité, c'est un groupe composite.
Il y a parmi eux :
- des Juifs palestiniens hellénisés. Ils ont des noms grecs, Etienne, Philippe...
- ils appartiennent au milieu des Hérode : Manahem, frère de lait d'Hérode le Tétrarque par exemple
- d'autres viennent de la diaspora. Barnabé, par exemple, est originaire de Chypre.
- certains sont des prosélytes (païens convertis au judaïsme). Nicolas, prosélyte d'Antioche, est expressément désigné comme helléniste (6, 5)
- et peut-être des esséniens qui se seraient rattachés à ce groupe parce qu'ils étaient déjà séparés dans le Judaïsme officiel et que, traditionnellement ils étaient hostiles au sacerdoce officiel et avaient donc, pour cette raison, des affinités avec l'hellénisme.(à suivre, le 3 février 2006)