THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2006 : Jeunesse de l'Église.
4 -L'invasion gnostique.
(avril 2006)
Nous sommes en 140, au milieu du IIe siècle de notre ère. Le christianisme s'est développé aussi bien en Orient qu'en Occident. Nous l'avons vu le mois dernier. Dès cette époque, il va chercher une rencontre de la foi et de l'intelligence, parce que les élites intellectuelles (particulièrement dans l'Empire romain) s'intéressent à lui et l'interpellent. Nous assistons à un énorme bouillonnement de recherche religieuse. C'est pourquoi les penseurs chrétiens se doivent d'être précis, pour ne pas laisser la foi chrétienne dégénérer, en particulier avec l'invasion de la gnose.
La gnose : le mot grec signifie "connaissance". C'est la "super-connaissance". Cette religion est apparue en même temps que le christianisme, en marge du judaïsme orthodoxe, peu de temps après les Esséniens. Elle est caractérisée par un pessimisme radical. Sans caricaturer, on pourrait exprimer cette idée centrale avec les paroles d'une chanson d'Edith Piaf : "L'amour est un péché et le monde est mal fait." C'est çà, la gnose : le monde est affreux, et ce qu'il y a de pire en l'homme, c'est son corps. Il faut manger, être obsédé par le sexe, souffrir, et mourir un jour. Pourquoi ce monde est mauvais ? Simplement parce qu'à l'origine existent deux principes : le principe du bien et le principe du mal. Le monde actuel n'est pas la création du Dieu bon, mais l'oeuvre d'un Dieu inférieur, certains disent peu doué, d'autres, pervers. On retrouvera cela dans le manichéisme, un siècle plus tard, et jusque chez les Cathares au XIIe siècle.
Le danger est grand pour les chrétiens. Ils ne sont pas tentés par la religion officielle de l'Empire, ni par le culte de Mythra (qui se pratique dans des sortes de loges maçonniques surtout pour militaires). Mais le gnosticisme est une tentation beaucoup plus forte : il se présente comme une forme supérieure du christianisme. C'est comme si on déclarait : on vous a enseigné un christianisme pour le commun des mortels, mais moi je vous enseigne un christianisme secret, pour l'élite, donc pour vous. Vous voyez le danger : il y a toujours dans l'esprit humain une attirance vers ce qui est occulte, secret.
Parmi les écrits gnostiques qui nous sont parvenus, les plus connus sont l'évangile de Thomas, l'évangile de Philippe, qui se présentent comme un enseignement de degré supérieur que Jésus aurait donné, après sa résurrection, à quelques disciples choisis. Le gnosticisme se présente donc, non pas comme une religion étrange et étrangère, mais comme une forme supérieure de christianisme. Devant le danger, se lèveront un certain nombre d'évêques qui sont de grands théologiens. L'un des premiers et des plus importants fut Irénée. Né en 140 à Smyrne (actuellement Izmir, en Turquie), il devint évêque de Lyon. On en reparlera. Sachez simplement, pour le moment, qu'il est un de ceux que j'admire le plus, car il a une vision optimiste de l'homme et une conception bien souriante du christianisme. Mais pour aujourd'hui, nous allons regarder d'un peu plus près ce qu'est le gnosticisme. C'est très à la mode aujourd'hui. Lorsque vous aurez lu la suite, vous verrez pourquoi.
Il faut savoir qu'actuellement, dans les milieux universitaires, beaucoup de spécialistes qui travaillaient sur le Nouveau Testament ont quitté ce travail pour effectuer des recherches sur les textes gnostiques. On y a même vu des "racines de notre civilisation" ou encore "le zen de l'Occident". On a mis sous l'étiquette "gnostique" toutes sortes de textes qui ont en commun d'être des interprétations de la Bible différentes de celle de l'Église. Le succès est venu particulièrement de la découverte des documents de Nag'Hammadi.
Nag' HammadiIl s'agit d'un lot de papyrus découverts par hasard par des paysans égyptiens durant l'hiver 1945-46. Ils étaient enfermés dans une jarre, assez près de l'ancien monastère fondé par saint Pacôme; à 60km de Louxor. Treize recueils écrits en copte, traductions de textes rédigés primitivement en grec. La rédaction de ces documents date de la 2e moitié du IIe siècle. Cette collection devait servir à une communauté, mais copiée et recopiée pour circuler de groupe en groupe. C'était l'habitude dans l'Antiquité. Mille pages, dont huit cents en excellent état. Une bibliothèque ! Le tout est actuellement déposé au Musée copte du Caire. Leur traduction française est pratiquement achevée. Vous pensez si le monde des chercheurs est en ébullition !
Plus précisément, le gnosticisme
"Gnôsis" en grec : une connaissance, mais pas seulement une connaissance intellectuelle ; une connaissance vitale. La connaissance des mystères du monde divin et des êtres célestes. Seuls, ceux qui ont accès à cette connaissance secrète peuvent trouver le salut. La gnose, c'est le terme générique. Il y a de multiples modèles de gnose, tout au long de l'histoire. Tous les courants actuels qui se réclament du "new-âge", certaines pratiques de "vie saine", la "gnose de Princeton" et jusqu'à certaines pubs' (Yoplait qui lance un nouveau yoghourt Ofilus, avec une affiche présentant une femme en posture de yoga, mains jointes et yeux fermés, avec un slogan : « la source du bien », Carrefour qui« positive », etc) relèvent du terme générique "gnose". Par contre, ce qui nous intéresse dans cette recherche d'aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle le "gnosticisme" : un ensemble de sectes ou d'écoles qui relèvent de la gnose et qui ont été combattues par l'Église chrétienne orthodoxe. Vous allez comprendre pourquoi.
Le fondement de la doctrine.Pour les adeptes du gnosticisme, notre monde a été créé et est dominé par des puissances mauvaises et bornées, parmi lesquelles (tenez-vous bien) Yahvé lui-même, le Dieu de l'Ancien Testament. Ce Dieu du peuple juif ignore (ou veut ignorer, ou veut faire ignorer) l'existence du vrai Dieu, qui est au-dessus de tout, qui est bon et qui est la source du monde spirituel. Les âmes des hommes qui ont acquis la connaissance (la gnôse) sont spirituelles, prisonnières du monde visible. Le Dieu bon envoie donc le Sauveur, le Christ, pour délivrer ces âmes d'élus, le ramener à leur origine et les rassembler dans le "Plérôme", le monde nouveau. Donc le salut vient de la connaissance. Sont sauvés ceux qui ont connaissance de l'issue heureuse du combat que se livrent les Puissances célestes, bonnes contre mauvaises. Pas besoin, pour être sauvé, d'un quelconque effort moral ou d'une démarche de notre propre liberté. Le gnostique est sauvé par nature. D'où réaction violente aussi bien des Pères de l'Église que des philosophe païens grecs.
Les textes.
* Jusqu'à la découverte de Nag Hammadi, la plupart des textes nous étaient connus par les réfutations des Pères de l'Église qui donnaient de nombreux détails sur les différents systèmes gnostiques. Presque tous les textes originaux écrits en grec ont disparu.
* Depuis Nag Hammadi, on a toute une collection de textes en traduction copte. On découvre des genres littéraires très variés. Des évangiles apocryphes ; à côté des évangiles de Thomas et de Philippe, que je vous ai déjà mentionnés, on trouve par exemple La Sagesse de Jésus-Christ, le Dialogue du Sauveur, le Livre du grand traité initiatique, l'Évangile de Marie, l'Évangile de vérité. On trouve aussi des apocalypses destinées à faire connaître la géographie céleste et les mots de passe indispensables au franchissement des frontières gardées par les anges. D'autres écrits ont la forme d'Actes des Apôtres, fondés sur l'idée que le Christ aurait confié une tradition secrète à ses apôtres, notamment à Jacques et à Jean. On trouve aussi des psaumes et des poèmes.
Les chefs d'écoles.
D'après les Pères de l'Église, le grand-père de toutes les écoles gnostiques serait Simon le Magicien. Vous le connaissez. Lisez Actes des Apôtres chapitre 8. Philippe est venu évangéliser les Samaritains ; il fait des conversions. Un magicien, Simon, lui aussi se convertit et ne lâche plus Philippe. Quand les Samaritains reçoivent l'Esprit Saint des mains de Pierre et de Jean, Simon veut acheter à Pierre ce pouvoir miraculeux de faire descendre l'Esprit en imposant les mains. Pierre lui réplique : "Périsse ton argent, et toi avec lui, pour avoir cru que tu pouvais acheter avec de l'argent le don gratuit de Dieu." Simon demande le pardon de Pierre.
Mais on a dès cette époque (au Ier siècle) des traces d'écoles gnostiques chez les chrétiens. Paul (1 Corinthiens 8, 1-2) écrit : "La connaissance enfle, mais l'amour édifie. Si quelqu'un s'imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faudrait connaître." Et dans sa première lettre à Timothée (6, 20), il écrit : "Ô Timothée, garde le dépôt, évite les bavardages impies et les objections d'une gnose mensongère. Pour l'avoir professée, certains se sont écartés de la foi."
Mais c'est surtout le IIe siècle qui est le siècle du gnosticisme. Et c'est en 180 qu'Irénée de Lyon écrit sa Réfutation de tous les systèmes gnostiques. En cette fin du IIe siècle, on trouve des centres gnostiques à Antioche, Alexandrie, Rome. Antioche se rattache ouvertement à Simon le Magicien. En Égypte, à la même époque, on trouve les doctrines d'Isidore qui, dans son traité Sur la justice, préconise le communisme des biens et des femmes. C'est vers 150 que Valentin, venant d'Alexandrie, fonde à Rome un centre qui aura une grande influence dans tout l'Empire. On a quelques informations sur la secte des Ophites (les sectateurs du Serpent). Pour eux, le Serpent de la Genèse, qui a invité Ève à la connaissance du bien et du mal (la gnose) était un esprit bon qui luttait contre le Créateur mauvais. Ils invoquent aussi le Serpent d'airain, que l'évangile de Jean identifie au Christ en croix (Jean 3, 14)
Au IIIe siècle, le gnosticisme continuera à s'étendre. Ce n'est qu'au IVe siècle que le gnosticisme, refoulé par l'Empire devenu chrétien, reflue vers l'Orient. Épiphane raconte que, venu en Égypte vers 335 avec le désir de se faire moine, il rencontra des gnostiques, et que certaines femmes de la secte cherchèrent à le séduire. Les documents découverts à Nag' Hammadi datent de cette période. Peu à peu, les sectes gnostiques vont disparaître.
On a peu de renseignements sur l'organisation des communautés gnostiques. Les Pères de l'Église qui les ont combattues leur reprochent de refuser les sacrements ou de les parodier, notamment en pratiquant la communion sous des espèces sexuelles ou sanglantes. Ces communautés ressemblaient plus à des écoles de philosophies qu'à des Églises. Mais il ne faut pas généraliser. La plus grande partie des renseignements qu'on possède vient des Pères de l'Église qui, de même que certains philosophes grecs, ainsi que Plotin, les ont violemment combattues.
Examinons les doctrines plus profondément.
1 - Le gnosticisme entend répondre aux questions essentielles que se posent les hommes : qui sommes-nous, d'où venons-nous, vers quoi allons-nous, qu'est-ce que le salut ? Réponse : la gnose révèle à l'homme le secret de sa descente ici-bas (la génération) et de son retour à l'origine (la régénération). Elle explique la raison de sa présence dans ce monde, par quels chemins célestes il est descendu, alors qu'il est d'un autre monde. La gnose est une connaissance réservée à des privilégiés. Elle leur permet de connaître les secrets du monde céleste, l'histoire du monde divin.
2 - Ces secrets, c'est le Christ qui les a révélés et confiés à Paul, aux apôtres, à certains disciples, qui les ont transmis à des maîtres spirituels. Les gnostiques en ont hérité. Mais pas seulement eux. On trouve pareilles idées chez certains Pères de l'Église. Et vous connaissez aussi la parole de Jésus (Matthieu 13, 11) : "A vous il a été donné de connaître les secrets du Royaume des cieux ; aux autres, il n'a pas été donné de les connaître, c'est pourquoi je vous parle en paraboles, afin qu'en entendant ils n'entendent pas et ne comprennent pas, etc."
3 - Le "voyage céleste", c'est le retour de l'âme humaine dans la demeure du Père : l'âme doit passer à travers les mondes célestes. Aux frontières se trouvent des anges douaniers qui contrôlent le passage. Il faut connaître les mots de passe et les signes de reconnaissance, sinon on ne passe pas. Il existe même une barrière de feu que les âmes ne peuvent franchir qu'après une longue purification. L'âme, dans ce voyage céleste, remonte vers l'origine d'où elle était descendue. Car elle est d'essence divine. Elle appartient au monde divin, émanation du Dieu indicible. Ce monde divin, constitué d'un certain nombre d'éons (mondes) groupés en couples, comprenant chacun une puissance masculine et une puissance féminine. Le dernier de ces éons, de nature féminine, s'appelle, pour les uns Sophia, pour d'autres Mère des vivants. Envahie par la passion, victime d'un désir désordonné, elle a voulu voir l'infinité du Père transcendant : elle a donc été éjectée. C'est la Mère du Démiurge, le créateur de notre monde.
4 - Il y a donc opposition entre un Dieu transcendant et le Dieu créateur, démiurge inférieur qui évite au premier le contact avec la matière impure. Ce Démiurge, Dieu mauvais, c'est Yahvé, le Dieu de l'Ancien Testament. Le Dieu des Juifs. Le vrai moi de l'homme n'est pas de ce monde. Sa présence ici-bas est la conséquence d'une chute ; il doit redécouvrir sa véritable origine, retourner, par la contemplation, dans le monde divin qui est sa vraie patrie. Remarquez que la plupart de ces théories trouvent leur source dans la philosophie grecque, surtout chez Platon.
Plus particulièrement encore.
1 - Les Pères de l'Église critiquent le gnosticisme, d'abord parce qu'il ruine toute morale. Il ne parle jamais de la vertu. Pour le gnosticisme, nous sommes comme des marionnettes. Pas besoin d'une démarche personnelle : nous sommes sauvés par nature, et nous retournons d'où nous venons. Quant à la matière, elle sera consumée par le feu. Les âmes des gnostiques sont tombées dans ce monde par suite d'un drame dont elles ne sont aucunement responsables. Mais la Puissance mauvaise est une puissance bornée, ou passionnée. Elle est responsable du mal physique et du mal moral qui règnent dans le monde. Elle sera un jour détruite. C'est sur ce point essentiel que le gnosticisme s'oppose le plus au christianisme; il nie la liberté et la responsabilité de l'homme ; il identifie le Démiurge mauvais ou borné à Yahvé. Le gnostique prend parti pour le serpent de la Genèse, qui invitait l'homme et la femme à manger du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, contre Yahvé, Dieu jaloux qui interdit le chemin de la connaissance et de la vie.
2 - C'est là le coeur du gnosticisme. Récapitulons :
* Il y a un Dieu transcendant, inconnu, dont on ne peut rien dire, totalement étranger à ce monde.
* Ce Dieu est à la source du monde divin (les éons)
* La puissance inférieure de ce monde divin a dégénéré et a produit le monde sensible. Comment ? La Sophia, curieuse, orgueilleuse, jalouse, ignorante, pour des raisons passionnelles, est la mère du Démiurge. C'est le Dieu de l'Ancien Testament.
* Yahvé est un dieu jaloux, punisseur. Il prétend être le seul Dieu. C'est un législateur. Il dit le bien et le mal.
* Les âmes des élus (les gnostiques) sont prisonnières de ce Dieu, esclaves de la Loi qu'il leur a imposée. Elles sont dans le malheur.
* Mais le Dieu transcendant les a prises en pitié : il a envoyé le Sauveur, Jésus-Christ.
* C'est Jésus Christ qui révèle à ces âmes leur véritable origine divine et leur communique la gnose, la véritable connaissance.
Arrivé à ce point de notre recherche, je m'aperçois qu'il y a encore beaucoup de choses à dire pour satisfaire votre curiosité (et la mienne). En effet, de nos jours, la recherche se fait plus grande sur ces doctrines ésotériques. Certains, parmi les chercheurs, essaient de faire coller les idées gnostiques avec leur propre idéologie. D'autres font une recherche plus honnête et plus désintéressées. Il y a enfin les répercussions flagrantes de ces gnoses sur les interrogations contemporaines. Voir le succès de Da Vinci Code. On en reparlera, le mois prochain.
La suite, début du mois de mai.