THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2006 : Jeunesse de l'Église.
7 – L'Église et
l'Empire
aux Ier et IIe siècles.
(juillet 2006).
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1 – Les premières persécutions.
C’est en 64, sous le règne de Néron, que les premières mesures contre les chrétiens sont prises. Suétone écrit : « Néron livra au supplice les chrétiens, race adonnée à une superstition nouvelle et coupable. » Tacite, lui, en rapporte davantage : « Pour faire taire les rumeurs relatives à l’incendie de Rome, Néron désigna comme accusés des individus détestés pour leurs abominations, que le vulgaire appelle chrétiens. Ce nom leur venait de Chrestos qui, sous Tibère, avait été livré au supplice par le procurateur Ponce-Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait à nouveau, non seulement en Judée, berceau du fléau, mais à Rome, où tout ce qu’on connaît d’atroce ou d’infâme afflue de toutes parts. On arrêta d’abord ceux qui confessaient leur foi, puis, sur leurs indications, une multitude d’autres, accusés non tant d’avoir mis le feu à la ville que de haine contre le genre humain. »
Quelques remarques :
* Il y a un jeu de mot (incompréhensible en français), entre chrestos, chrestiani et le qualificatif d’abominable employé aussi bien par Tacite que par Suétone.
* La mention de Ponce Pilate est intéressante, du point de vue des relations de l’Empire et des chrétiens.
* Le plus important est le motif de l’accusation : la « haine contre le genre humain » (odium humani generis). En grec misanthropia. Accusation déjà portée contre les Juifs. Essentiellement parce qu’ils sont différents, donc suspects du fait de leurs coutumes propres. Ils ont des mœurs différentes, donc inhumaines, alors que le mode de vie gréco-romain est considéré comme la norme de la philanthropia, de l’humanisme. D’où les accusations, déjà portées contre les Juifs et renouvelées contre les chrétiens, d’adoration d’un âne, de meurtre rituel, d’inceste. Nous avons ici un premier stade du jugement des païens sur les chrétiens.
Ensuite, à partir de 68, c’est l’accalmie, sous les empereurs Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus. L’attention du pouvoir romain se concentre sur la révolte juive et les chrétiens paraissent oubliés.
Sous Domitien (81-96), une persécution est signalée. Elle parait se rattacher à des faits disparates. En Palestine, après la chute de Jérusalem en 70, une partie des judéo-chrétiens réfugiés à Pella sont revenus à Jérusalem. Ils se rassemblaient probablement autour des parents du Seigneur. Siméon, cousin de Jésus, avait succédé à Jacques. On raconte que " Domitien fit comparaître devant lui les descendants de Jude, un autre cousin du Seigneur, qu’on lui avait dénoncé comme descendants de David." Déjà Vespasien, après la prise de Jérusalem, avait fait rechercher les descendants de David. Il s’agit donc de la répression du messianisme juif. Les parents du Christ se trouvent impliqués du fait de la descendance davidique de Jésus.
A Rome, également sous Domitien, autre problème. L’empereur frappe impitoyablement toute résistance dans l’aristocratie et parmi les intellectuels. Parmi les personnages visés, il est possible qu’il y ait des chrétiens. Exemple : Manius Acilius Glabrio, consul en 91, exécuté avec deux autres aristocrates comme « athée » et « novateur ». Or une des propriétés de sa famille servit plus tard de cimetière aux chrétiens. De même, on pense que Flavius Clemens, cousin de Titus et de Domitien, ainsi que sa femme Flavia Domitilla, étaient chrétiens. Le mari fut condamné à mort en 95 pour athéisme et sa femme exilée à Pantelleria en 96. Le cimetière de Domitille pourrait être une de ses propriétés.
Ces faits ne sont pas parfaitement confirmés. Par contre il existe une région de l’Empire où la persécution de Domitien contre les chrétiens est attestée avec certitude, c’est l’Asie Mineure. Le livre de l’Apocalypse, à ce sujet, est un document capital. L’Apocalypse en effet nous renseigne sur un groupe d’Églises d’Asie, de Lydie et de Phrygie, où ont lieu des persécutions. Jean lui-même a été exilé d’Éphèse à Pathmos. L’Église d’Éphèse a souffert « pour le nom du Christ ». A Pergame, Antipas a été mis à mort et cela en relation avec « le trône de Satan », qui désigne vraisemblablement le temple dédié au pouvoir impérial. Tertullien reviendra sur ce martyre d’Antipas. Jean annonce à l’Église de Smyrne que plusieurs de ses membres vont être jetés en prison.
Plus important, c’est ce que dénote ce livre de l’Apocalypse : un changement d’attitude des chrétiens à l’égard de l’Empire. Le contraste avec les Lettres de saint Paul est frappant. Paul n’avait qu’une peur : c’est que l’Église soit entraînée par les Juifs à s’opposer à Rome. Aussi recommande-t-il sans cesse de rester soumis au pouvoir impérial. Après 70, il en va tout autrement.
Maintenant la situation est renversée. Depuis Néron, l’Empire est considéré comme persécuteur des chrétiens. Jean le décrit sous le signe de la bête qui monte de la mer, avec ses dix cornes et ses sept têtes, qui symbolisent la suite des empereurs. Les allusions au culte impérial sont très claires. Rome est désigné sous le nom de Babylone, symbole du paganisme persécuteur. Le persécuteur-type, c’est Néron. Vraisemblablement, c’est lui qui est désigné sous le chiffre 666.
Pourquoi ce raidissement du pouvoir impérial contre les chrétiens et des chrétiens contre le pouvoir ? Du côté romain, il semble bien que ce soit un aspect du conflit de l’Empire contre les Juifs. On fait un amalgame : chrétiens = juifs. Les membres de l’aristocratie romaine qui seront arrêtés sont condamnés pour « mœurs juives » et les parents de Jésus, arrêtés en Palestine, le sont comme « descendants de David ». C’est pourquoi les Églises d’Asie seront plus particulièrement visées : elles développent des doctrines messianiques, qui peuvent apparaître comme des contre-pouvoirs. Les Romains vont confondre ce millénarisme messianique avec les mouvements zélotes. D’ailleurs, la littérature juive de l’époque reprend les mêmes thèmes hostiles à Rome que l’Apocalypse de Jean.
2 – L’Église sous les Antonins.
Les empereurs des Ier et IIe siècle
68-69 : Galba - Othon - Vitellius
69-79 : Vespasien
79-81 : Titus
81-96 : Domitien
96-98 : Nerva
98-117 : Trajan
117-138 : Hadrien
138-161 : Antonin
161-180 : Marc-Aurèle
180-192 : Commode
193 : Pertinax
194-211 : Septime-SévèreA l’avènement des Antonins, l’Église connaît une ère de détente, dès le règne de Nerva. Jean revient de sa déportation à Pathmos, se fixe à Éphèse. C’est de cette époque que date l’Épître de Clément de Rome. Au nom de l’Église de Rome, Clément s’adresse à l’Église de Corinthe où des troubles se sont produits. Il n’a pas pu écrire plus tôt, dit-il. Sans doute à cause de la persécution sous Domitien. L’Église de Rome apparaît gouvernée par un collège de presbytres dont Clément est le porte-parole.
Trajan (98-117) succède à Nerva. C’est de cette époque que date le document le plus impressionnant concernant les persécutions de cette époque : une lettre de Pline le Jeune.. Celui-ci, gouverneur de Bithynie (Nord de la Turquie actuelle), écrit à Trajan pour lui demander des instructions à l’occasion du procès intenté aux chrétiens. « Est-ce le nom, en l’absence de crime, ou les crimes inséparables du nom qu’il faut punir? » Pline a pris le parti de faire exécuter ceux qui, à plusieurs reprises refuseraient d’abjurer. Il note qu’ « il est à peu près impossible de contraindre ceux qui sont vraiment chrétiens. » Il constate également que les chrétiens sont nombreux. Trajan lui répond en précisant qu’il ne faut pas rechercher les chrétiens ; que s’ils sont dénoncés et refusent d’abjurer, il faut les condamner ; qu’il ne faut pas accepter de dénonciations anonymes, « qui ne sont plus de notre temps » !
Ce texte est capital. Il fera jurisprudence pendant tout le IIe siècle. Remarquez qu’il n’y a aucune interdiction du christianisme de la part du pouvoir central. Simplement des attaques locales venant de la population, attaques soumises au magistrat en place. Le seul motif d’accusation est le « nom » de chrétien. Pline, quant à lui, pense qu’ils sont innocents. Il n’est pas dupe des calomnies répandues contre eux. Mais en bon fonctionnaire il applique les directives. Les Apologistes chrétiens feront régulièrement la critique d’une telle pratique..
On a pensé qu’il y avait peut-être une loi datant de Néron qui proscrivait le christianisme. C’est peu probable. Néron a fait condamner les chrétiens en se fondant sur des motifs de droit commun, pour des actes criminels qu’on leur reprochait. Ce qui expose, pour Pline, les chrétiens à une condamnation légale, c’est l’appartenance à une secte à laquelle on prêtait des usages contraires à la morale.
Ainsi ce qui caractérise la situation des chrétiens durant cette période, c’est sa précarité. Ils sont toujours sous le coup d’une dénonciation. Or les raisons d’hostilité venant des populations païennes ne manquaient pas. Mais ce ne sont pas les empereurs qui, au IIe siècle, en ont été responsables. En général, ils furent tolérants.
Quelle fut l’ampleur de ces condamnations sous Trajan ? On a vu le témoignage de Pline le Jeune en Bithynie. En Palestine, Siméon, second évêque de Jérusalem, est mis à mort. Le plus célèbre des martyrs de l’époque est Ignace, évêque d’Antioche, martyrisé à Rome. L’écrivain grec Epictète, banni de Rome en 89 et qui mourut à Nicopolis, parle du fanatisme des Galiléens, qui les porte à résister aux menaces.
Le règne d’Hadrien (117-138) paraît avoir été particulièrement paisible pour les chrétiens. Nous avons une lettre d’Hadrien au proconsul d’Asie, qui reprend les recommandations que faisait Trajan à Pline : il ne faut pas condamner sur simple accusation, mais instruire un procès et condamner sévèrement ceux qui accuseraient injustement.
Sous Antonin, on constate un changement progressif dans les rapports entre le christianisme et le monde romain. Auparavant, il apparaissait lié au judaïsme. En 137 encore, il semble que le martyre de Télesphore à Rome soit un contrecoup de la guerre juive. Les chrétiens sont animés de l’esprit de l’apocalypse juive : Rome leur apparaît toujours comme la cité de Satan et ils croient que l’intervention divine va mettre prochainement fin à son conflit avec la cité de Dieu. Cette perspective durera tout au long du IIe siècle. Celse voit dans le christianisme une hérésie juive. Mais progressivement les chrétiens apparaissent aux yeux des païens dans une autre perspective. On reconnaît leur originalité. Mais en même temps on ne sait où les classer.
Les chrétiens apparaissent comme des êtres singuliers, en marge de la société. Pour les intellectuels du temps, ce sont des adeptes des religions à mystères de l’Orient, à la fois inquiétants par leurs puissances magiques et méprisables par leurs mœurs douteuses. Minucius Felix nous rapporte le jugement de Fronton, le maître d’Hadrien et de Marc-Aurèle. Pour lui, les chrétiens adorent une tête d’âne, ils immolent et mangent un enfant lors des cérémonies d’initiation, ils ont des unions incestueuses après un banquet les jours de fête.
Le "fidèle Alexamenos", page impérial, a été caricaturé
par ses camarades en train d'adorer un âne crucifié.
(Musée national des Thermes, Rome)
Vers 155, Justin se fait l’écho de ces accusations. Parlant des Gnostiques, il se demande : « Se rendent-ils coupables des infamies qu’on met sur le compte des chrétiens, comme ces extinctions de lumière, ces promiscuités, ces repas de chair humaine ? Nous ne le savons pas. » Justin, chrétien de la Grande Église, tient à se différencier des sectes gnostiques, sans exclure que ces dernières aient des pratiques infâmes. Mais c’est qu’aux yeux des païens, tous, chrétiens, montanistes, gnostiques de toutes sortes se livrent à des rites plus que douteux.
Autre document : celui de Lucien. Né en 125, fixé à Athènes en 165, son œuvre se situe sous les empereurs de cette deuxième moitié du IIe siècle. Dans sa Vie de Peregrinus, il nous présente un charlatan, converti au christianisme en Palestine. Entré dans l’Église, il obtient comme il veut les premières charges. Il est « prophète », « thiasarque », « chef d’assemblée », « il interprète les livres », il en compose. Nous avons ici le tableau d’une communauté palestinienne du milieu du IIe siècle décrite par un païen. Peregrinus fut prophète, presbytre, didascale. Arrêté pour sa foi au Christ, jeté en prison, auréolé de la gloire des confesseurs, il reçoit la visite des chrétiens qui le comblent de présents. Il se constitue ainsi une fortune. Mais, sorti de prison, il se fait exclure pour avoir mangé des viandes consacrées aux idoles. Peregrinus continue alors ses pérégrinations. Lucien montre les chrétiens, non pas comme des criminels, mais comme des naïfs , que le premier imposteur est capable de duper.
C’est Justin qui nous rapporte les « infâmes calomnies » que répand sur les chrétiens le philosophe cynique Crescens, à Rome, vers 152-153. Ce sont les mêmes que celles de Fronton. Dix ans plus tard, Galien porte sur eux un jugement plus modéré. Il reconnaît le courage des chrétiens devant la mort et constate qu’ils sont capables de mener une vie philosophique. Mais par ailleurs il leur reproche leur crédulité. Ce reproche de crédulité, on le trouve déjà chez Lucien. On le retrouve ensuite chez Celse. Pour ces hommes, le christianisme est innocent, mais il relève de superstitions sans fondement. Toujours le même ton de mépris. Marc-Aurèle n’a qu’un mot sur eux, leur esprit d’opposition, qui les fait s’offrir à la mort.
Mais tout cela n’est que détail ! Le premier grand réquisitoire contre le christianisme est celui de Celse. Ici une étape est franchie. Plus question de fanatisme ou de superstition sans grande importante et d’ordre anecdotique. Ce raidissement des intellectuels païens, sous le règne de Marc-Aurèle, suppose l’existence d’intellectuels chrétiens. Il est possible que le Discours Vrai de Celse soit une réponse au philosophe Justin. Celse présente le Christ, les apôtres, les chrétiens comme des gens sans aveu qui se gonflent de leur importance. Il ne voit d’ailleurs dans leurs doctrines que des emprunts mal assimilés aux sagesses traditionnelles. Perfidement, il souligne que leur attitude est dangereuse pour la cité.
Méprisés, calomniés, les chrétiens se trouvaient dans une situation périlleuse. Il suffisait d’une rancune comme celle de Crescens. Un cas était particulièrement redoutable. Il était dans les mœurs romaines, à l’occasion de certaines solennités, d’offrir au peuple des spectacles qui exigeaient une certaine disponibilité de victimes destinées aux combats de cirque. Si l’on étudie les circonstances du martyre des chrétiens sous Hadrien et Marc-Aurèle, on constate que les plus notables de ces martyres ont été liés à des fêtes païennes. Ainsi en est-il du martyre de Polycarpe qui a lieu à Smyrne à l’occasion des fêtes données par l’asiarque Philippe. Ainsi des martyrs de Lyon en 177. Ils sont livrés aux bêtes à l’occasion de la fête qui réunissait chaque année à Lyon les délégués des trois Gaules.
C’est ici sans doute que la persécution contre les chrétiens prend sa signification la plus profonde. Il ne s’agit pas seulement d’une incompatibilité idéologique. On s’est étonné parfois que sous des empereurs libéraux et philosophes comme les Antonins, il y ait eu des martyrs. C’est que la civilisation gréco-romaine comme telle, sous son vernis humaniste, gardait un fond de cruauté. C’est ce que méconnaissent les historiens rationalistes qui veulent ramener les persécutions à des problèmes sociologiques. Justin ou Tertullien sont meilleurs historiens, parce que plus fidèles à la totalité du réel. Toute l’argumentation de Justin consistera précisément à montrer aux empereurs philosophes la contradiction que constitue chez eux la persécution des chrétiens.
(A suivre, début août)