THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2006 : Jeunesse de l'Église.

10 - LA VIE QUOTIDIENNE DES PREMIERS CHRETIENS.

(octobre 2006)

Ce mois-ci, j'emprunte à Annie Jaubert,
qui était maître de recherche au CNRS,
les réponses aux questions qui sont les nôtres :
qui étaient-ils, ces premiers frères dans la foi ?
Et comment vivaient-ils leur foi chrétienne toute neuve ?

 

Sait-on précisément qui sont les premiers chrétiens ?

Nous avons la certitude qu'ils ne viennent pas tous du même milieu. Certains étaient des Juifs, fidèles habitués du Temple. D'autres appartenaient à des groupes en marge de la religion officielle. D'autres appartenaient à des communautés juives de la Diaspora. Ils venaient à Jérusalem, entendaient la première prédication chrétienne et repartaient convaincus que le Messie était venu. Ce qui est sûr, c'est que tous les premiers chrétiens sont des Juifs, même ceux que le livre des Actes appelle les Hellénistes, qui sont des Juifs qui parlent le grec et qui sont imprégnés de culture grecque. Ils seront un élément considérable de progrès dans la première communauté.

Les chrétiens sont-ils riches ou pauvres ?

A Jérusalem, ils ne sont certainement pas riches. D'abord prce que la ville elle-même connaissait des périodes de disette et même de famine ; et ensuite parce que, convertis à la foi nouvelle, ils se coupaient du Temple où affluaient des sommes énormes versées par les pèlerins venus du monde entier. Paul sera obligé de faire des collectes dans les nouvelles comunautés qu'il a fondées pour venir en aide aux chrétiens de Jérusalem.
La situation financière était certainement différente dans les communautés chrétiennes extérieures à Jérusalem. Il semble qu'il y a eu, parmi les convertis, un certain nombre de gens aisés. Ainsi, Eraste, trésorier de la ville de Corinthe; ou Lydie, femme chef d'entreprise à Philippes.

Les communautés sont-elles nombreuses ? Où se réunissent-elles ?

Les Actes des Apôtres parlent de 3000 conversions à Jérusalem. N'est-ce pas exagéré ? Peut-être pas. Paul, dans une des plus anciennes de ses lettres (1 Corinthiens) vers 55, dit que Jésus "est apparu à plus de 500 frères à la fois."
Ces communautés se ressemblaient chez des particuliers. Pierre, sortant de prison, il se rend dans la maison de Marie, mère de Jean-Marc, "où les frères étaient en prière." Sans doute, plutôt que de très vastes rassemblement, ils se rassemblaient en petites communautés chez certains de leurs membres qui avaient de la place.
Par ailleurs, les disciples continuent d'aller prier au Temple. Il n'y a pas de rupture brutale par rapport aux habitudes religieuses anciennes, mais, dans une certaine continuité, ils apportent quelque chose de nouveau. La nouveauté réside dans la foi au Christ ressuscité. Jésus est vivant, et ils attendent son retour. Ce sera d'ailleurs la source de graves conflits avec les autorités religieuses juives.

Les femmes avaient-elles un rôle dans l'Église ?

Oh oui ! On est loin d'une Église  dominée par les hommes. D'ailleurs, dans les quatre évangiles les femmes étaient déjà présentes et actives. Après la résurrection, leur participation à la mission est très importante. Elles ont d'abord un rôle d'accueil. Le foyer de Lydie, à Philippe, est le premier centre missionnaire de l'Europe. Les femmes prophétisent comme les hommes. A Césarée, les quatre filles de Philippe prophétisaient. Dans les Actes, c'est un couple d'artisans, Priscille et Aquilas, qui enseignent Apollos, qui vient d'Alexandrie. Priscille est nommée avant son mari Aquilas. Paul est entouré d'un nombre important de collaboratrices. De Priscille et Aquilas, il dit que, pour sauver sa vie, ils ont risqué leur tête. Dans cette même finale de sa Lettre aux Romains, il cite un certain nombre de femmes : Phoebée, responsable de l'Église de Cenchrées.  Maria, Tryphène, Tryphose et Persis, dit-il "se sont beaucoup fatiguées dans le Seigneur." Or cette expression, Paul la réserve à ceux et celles qui ont de lourdes responsabilités.

Est-ce que les femmes participent au culte ?

Pour Paul, la louange officielle doit passer par l'homme, ce qui est un principe juif. Cependant les femmes prennent une part active dans les assemblées liturgiques puisqu'elles peuvent prier à haute voix ou prophétiser (ce qui était impensable à la synagogue). Mais elles ne pouvaient le faire qu'à la condition d'avoir la tête couverte. Ainsi innovation et tradition se trouvent étroitement mêlées.

Y a-t-il eu au début des poussées charismatiques ?

Certainement. On voit des membres de la communauté se lever dans les assemblées, au nom de Dieu. Ils donnent des directives ; ils révèlent ou précisent à tel ou tel l'appel divin qui les concerne. Dans les premiers temps, être prophète (ou prophétesse) est une fonction bien précise, mais en même temps, il existe dans la communauté entière une sorte de prophétisme diffus.

Peut-on déjà parler d'une Église institutionnelle ?

Certainement pas. Certainement, les Douze jouent un rôle important dans la communauté primitive, mais pas dans le sens d'une autorité qui gère et organise. Ils sont essentiellement les premiers témoins de la résurrection.

Comment entre-t-on dans la communauté ?

Par le baptême, qui devait se pratiquer par immersion. Comme le baptême de Jésus par Jean Baptiste. Il existe dans le baptême chrétien une grande parenté avec le baptême de Jean. On pourrait même parler de concurrence. Mais alors que le baptême de Jean est un baptême d'eau, le baptême chrétien est un baptême par l'Esprit. Les disciples de Jésus, qui avaient été baptisés par Jean, n'ont pas été rebaptisés. La Pentecôte fut leur baptême par l'Esprit. Mais sur toute cette période de transition, notre connaissance reste floue.
Pourtant très vite se fit la distinction entre le baptême de Jean et celui de Jésus. Le premier avait le sens d'une purification morale. Chez les chrétiens, il s'agit plus spécifiquement d'un baptême (littéralement d'un plongeon) dans l'Esprit (de Jésus). Paul, le premier, va être amené à marquer les différences. A Ephèse, il trouve en arrivant des nouveaux baptisés qui n'ont reçu que le baptême de Jean. Apollos, de même, qui prêche Jésus Christ, ignore tout de l'Esprit Saint. Priscille et Auilas se chargeront de faire son instruction.
Paul ira plus loin dans la théologie du baptême. Il ne s'agit pas seulement de "mourir au péché", mais bien de "mourir avec le Christ pour renaître avec lui." Le baptisé devient un homme nouveau, dans sa participation à l'être nouveau ressuscité de Jésus.

Y avait-il un temps de préparation avant le baptême ?

Pas aux origines. Les textes des Actes des Apôtres décrivent un baptême immédiat. Et même, dans le  cas du centurion Corneille et de sa famille, le Saint-Esprit descend sur eux alors qu'ils n'ont pas encore été baptisés par Pierre. Il y a donc, dès le début, une distinction importante entre les rites nécessaires pour entrer dans l'Église et l'action libre et souveraine de l'Esprit Saint. Mais, bien que secondaire, le rite est nécessaire.

Comment se faisait la formation des premiers convertis ?

Il semble que les premières formulations de foi aient été très simples. Elles consistaient essentiellement à déclarer que "Jésus est Seigneur ". Le mot "Seigneur", (en grec kyrios) était employé dans le langage grec courant pour dire Monsieur. Mais dans le langage religieux des juifs parlant le grec,  il était employé pour dire le nom ineffable de Dieu. Dire que "Jésus est Seigneur" , c'est vraiment dire qu'il est Dieu - assis à la droite de Dieu - et qu'il est "Christ" (Messie), envoyé de Dieu avec pouvoir d'accomplir les promesses divines. Par lui on entre dans l'Alliance nouvelle. La foi chrétienne est, au début, extrêmement simple.

Comment les chrétiens célébraient-ils l'Eucharistie ?

On emploie deux mots : fraction du pain et eucharistie. D'après les spécialistes, la fraction du pain, c'est la même chose que l'eucharistie. Il s'agit de la présence du Seigneur parmi les disciples de Jésus réunis en son nom et faisant mémoire de Lui. La théologie de la "présence réelle" n'existait pas encore, bien sûr. Mais ils ont dû expérimenter , dans leurs premières assemblées, d'une façon extrêmement puissante, la présence du Christ, Seigneur ressuscité, en relation avec le rite eucharistique.

En quoi consistait ce rite eucharistique ?

Question difficile. On ne peut qu'avancer des hypothèses prudentes, à partir des rares textes qui existent. Paul, dans sa 1ère lettre aux Corinthiens (11, 23), précise "ce qu'il a reçu et qu'il a transmis" : le récit du dernier repas de Jésus  : fraction du pain et partage de la coupe de vin. cette manière de célébrer est certainement très ancienne, mais elle n'est pas la seule. Des textes des Actes parlent de "fraction du pain" sans faire allusion à la présence de vin. Les spécialistes pensent que le récit, dans Luc, du repas de Jésus avec les disciploes d'Emmaüs est la transcription d'une "fraction du pain" dans la communauté primitive. Il n'est pas question de vin. De ême, les récits de multiplication des pains et des poissons ont toujours été considérés comme une figure de l'eucharistie.

Pourquoi ne pas toujours utiliser le vin dans les célébrations ?

Peut-être parce que les premières communautés, lorsqu'elles étaient rassemblées, faisaient référence à d'autres repas qu'à celui de la Cène. Il y a par ailleurs un fait certain : nombre de chrétiens de l'Église primitive, en raison de leur pauvreté, n'avaient pas toujours du vin, sans doute, à leur disposition.

Quel est selon vous le trait le plus caractéristique de ces premières communautés ?

C'est l'audace de leur foi. Je dirais qu'il fallait "du culot" pour affirmer, contre toutes les autorités, juives et romaines, que ce crucifié, condamné par tous, était le Messie annoncé par les prophètes. Nous n'avons plus aucune idée de ce que représentait le scandale de la croix, qui paraissait contredire toutes les promesses.

Il faut ajouter que cette foi des premières générations a été mise à rude épreuve. En effet, ils espéraient le retour prochain du Christ. Or les années passaient et le Christ ne revient pas. Les gens sont troublés : pourquoi se fait-il tellement attendre ? Pourquoi la fin des temps n'a-t-elle pas coïncidé avec son retour glorieux vers le Père ? Pourquoi le Christ ressuscité permet-il que meurent ceux qui ont foi en lui ?

Alors que, pour nous, le retour du Christ parait bien lointain et ne motive pas tellement notre espérance, pour les premières générations, il était difficile de supporter ce retard. Il leur faudra beaucoup de temps pour admettre que la promesse faite par le Christ lui-même puisse s'étaler dans les siècles. A la fin du 1er siècle, le livre de l'Apocalypse se termine par l'appel plein de désir, formulé, non pas en grec, mais en araméen, la vieille langue de Palestine : "Marana tha !" - Viens, Seigneur Jésus !


UN VENT DE LIBERTÉ

On voit bien, d'emblée, ce que les pauvres, les esclaves, les petits, recevaient de l'Évangile. Ils n'avaient rien. Un esclave, en grec, se dit un "corps" (sôma). Mainte inscription les désigne au pluriel, sômata, après le bétail, ktèmata. Ce neutre exprime une catégorie d'objets, un des biens que l'on possède. A Rome, l'esclave est une res : chose achetée, vendue. Pour le paysan Caton, un esclave hors de service compte moins qu'une vieille vache : la vache, au moins, on la mange. Ayant rapporté le massacre de tous les serviteurs d'une maison, Tacite ajoute : vile damnum. A ces déshérités, la Bonne Nouvelle donnait tout : le sens de leur dignité, de leur personne humaine. Un Dieu les avait aimés, il était mort pour eux. Il leur assurait, dans son royaume, la meilleure place. Le patricien n'avait ici nul avantage. Cependant, à l'assemblée, il se mêlait à cette tourbe mal lavée, dont l'haleine empestait l'ail et le gros vin. Ces êtres d'une autre race qu'il pouvait, d'un mot, faire battre et mourir, étaient ses frères. Qu'on ne dise pas que ce progrès était l'effet des moeurs du temps ou des préceptes du stoïcisme. Les beaux prêches de Sénèque n'ont point conduit à un tel changement. Après avoir fignolé la lettre XLVII à Lucillus, Sénèque n'eût pas dîné avec ses esclaves. Il n'eût pas goûté avec eux les viandes des sacrifices. On eût dressé, au moins, deux tables. Cette égalité dans la pratique n'a commencé qu'aux repas du Seigneur. C'est un des plus grands miracles de la religion chrétienne.

L'esclave n'a ni ancêtres ni traditions ; n'étant pas membre de la cité, il n'est point protégé par les dieux qui la symbolisent ; ni lares paternels, ni autels ; les plus favorisés sont encore les étrangers, bien qu'on se défie de leurs cultes que les vrais Romains méprisent. Juvénal se plaint que l'Oronte ait souillé les eaux du Tibre. Les processions des Galles, ces châtrés de la Grande Mère, n'avaient rien d'édifiant. Isis et Sérapis, secourables aux petits, avaient la faveur des courtisanes. La nuit, dans l'ombre propice des sanctuaires, les dévotes, croyant s'unir aux dieux, faisaient l'amour avec les prêtres. Ceux-ci, moyennant finances, prêtaient la main aux aventures les plus galantes. Au dire de Flavius Josèphe, un chevalier romain séduisit par leur artifice une noble dame qui pensait tenir en ses bras le dieu du Nil. Encore les rites les plus secrets, qui donnaient l'immortalité, n'étaient-ils pas à la portée des pauvres. Un taurobole coûtait cher. L'initiation nisiaque voulait toute une machinerie qu'on ne pouvait mettre en branle sans dépense. Les mystères de la magie, de l'astrologie, se vendaient contre bon argent. L'astrologue Vettius Valens, qui vécut sous Hadrien,  sait bien ce que lui soutirèrent les Égyptiens qui lui transmirent l'art sacré.

Quand une religion donne tout, on ne s'étonne guère qu'elle réussisse. Or le christianisme comblait les misérables en leur apportant l'essentiel. Désormais leur souffrance même prenait valeur de vie. Le portefaix de Carthage ou d'Ostie pouvait se dire, sous la charge, qu'il contribuait au salut du monde. Uni aux douleurs du Christ, il rachetait non seulement ses frères de misère, mais son maître, et jusqu'à César. Il aimait ses ennemis. Quelle gloire, ici-bas, déjà ! Quel titre de noblesse valait cela ?

A.J. Festugière
L'enfant d'Agrigente

 

(à suivre, début novembre)