46 - L’ENIGME DU SEMEUR
Un lecteur m’a posé cette question : « Dans le poème de Victor Hugo que nous avons tous appris en classe, qui est donc ce semeur qui s’appelle Auguste et quel geste accomplit-il ? »
Auguste devait être un personnage important ou un familier de Victor Hugo, car le poète n’hésite pas à commettre une faute de prosodie (la seule à ma connaissance) puisque le vers « le geste d’Auguste, le semeur » a un pied de trop.
Auguste, est-il l’empereur romain ? Certes, il faut considérer qu’Auguste, conformément à la tradition romaine, est un surnom rajouté aux prénoms des empereurs. Le terme Augustus est à forte connotation religieuse : avant d'être décerné à Octave, il n'est employé comme adjectif qu'à l'égard d'un dieu. Par ce titre, on considère donc que l’empereur est doué d'une autorité naturelle, et qu'il est celui qui augmente perpétuellement l’ager publicus c’est à dire le territoire du peuple romain. Les historiens sont donc unanimes à considérer que ce n’est pas l’empereur Octave Auguste qui est évoqué, d’autant qu’il ne s’est jamais livré à des travaux champêtres.
S’agit-il d’Auguste Lumière, né à Besançon comme Victor Hugo ? Peu probable qu’ils se soient croisés, étant tous les deux d’un bord opposé.
N’est-ce pas plutôt un certain Auguste rencontré à Jersey « Le père Auguste » (comme Victor Hugo l’appelle familièrement dans un écrit posthume qui paraîtra bientôt) ? Il est vraisemblable qu’il s’agisse de cet homme, car Auguste, nous précise l’écrivain, avait l’habitude de faire une longue sieste en attendant que la chaleur diminue pour commencer son travail.
De quel geste s’agit-il ? Là encore, les historiens sont très perplexes.
Difficile d’imaginer un geste de bravade, une sorte de doigt d’honneur. Notre pamphlétaire qui était en train d’écrire « les Châtiments » aurait vilipendé cet Auguste en deux traits rageurs et hautains dont il a le secret.
Le semeur, aux mains tournées vers le sol, est-il las, a-t-il envie, en quelque sorte, de tout laisser tomber ? Le découragement du poète en exil rejaillit peut-être sur l’attitude du semeur ou Victor Hugo, qui rencontrait d’autres réfugiés politiques sur le « rocher des proscrits », prête-t-il ses propres sentiments à Auguste ? Les critiques sont partagés. Pour notre part, nous pensons qu’Auguste, malgré sa grande fatigue avance courageusement, car il a du pain sur la planche.
Risquons une interprétation personnelle. Le geste d’Auguste est un geste d’adieu. Le soir descend, c’est la dernière heure du travail. Ce mouvement très noble prend, sous la plume du visionnaire, une grâce divine, une beauté céleste, - osons le mot - une dimension eschatologique. Oui, le père Auguste est bien un ouvrier de la onzième heure, il a terminé son ouvrage ; dans un ultime regard à cette terre qu’il a ensemencée, il fait le geste de l’A-Dieu.
Gérard
45 - Fête de l’obscurité
Cette première fête de l’obscurité a tenu toutes ses promesses : la place du Maréchal d’Ancre était noire de monde. Les conditions météo étaient parfaites : ciel couvert et nuit sans lune. Le défilé partait de l’esplanade Richard-Lenoir, descendait la rue Jean Terre, faisait un crochet pour éviter la rue des Frères Lumière et s’achevait devant la statue d’Auguste Renoir. A la tribune officielle, on pouvait remarquer la présence de Monsieur Ducorbot qui venait de souffler ses 80 bougies. La foule était tenue à l’écart par un écran de fumée. Le défilé commença : en tête du cortège on devinait des mineurs exhibant des seaux d’anthracite, suivis des petits ramoneurs savoyards avec leurs échelles enduites de suie. On crut apercevoir les chars délavés des volcans éteints du massif Central, les chariots des éclipses solaires et des visages revenant de la cérémonie du mercredi des cendres. Le club d’astronomie, pour la circonstance, avait fabriqué un trou noir ; ne voulant pas être en reste, l’administration des finances avait confectionné un tunnel dont on ne voyait pas le bout.
Toutefois, il faut noter un incident qui aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Sortant de l’ombre, des jeunes gens, apparemment éméchés, discutaient à haute et inintelligible voix ; l’un d’eux, croyant à un éclair de génie, émit une proposition qu’il qualifia de lumineuse, le ton dégénéra aussitôt : tous lui firent remarquer qu’il prenait sa vessie pour une lanterne. Immédiatement, le service d’ordre dont les membres travaillaient au noir, mit fin à ce qui ressemblait à une tentative de déstabilisation - agiter des propos incandescents lors d’une fête de l’obscurité relève en effet de la provocation – qui aurait pu dégénérer en échauffourée avec éclats de voix et, peut-être, avec échanges de gnons et d’horions qui auraient fait voir aux victimes 36 chandelles.
L’enthousiasme du public était tel que les organiseurs ont décidé de reconduire cette manifestation. D’ores et déjà des universitaires, des philosophes et des théologiens ont été sollicités pour apporter leur concours à la deuxième fête de l’obscurité qui s’annonce éblouissante.
44 - Preneurs de son
Lorsqu’on achète une voiture, celle-ci porte un numéro minéralogique unique qui permet d’identifier le propriétaire en tout lieu et en tout temps. Pourquoi n’en est-il pas ainsi lorsque l’on émet un son ? Le son nous arrive à l’oreille et puis il diminue d’intensité et disparaît très vite ; où passe-t-il ? Où vont donc tous ces sons évanouis ? Certains pensent que les paroles s’envolent, que les mots sont semés à tout vent ? Erreur ! Aux risques d’encourir des représailles, je n’hésite pas révéler que ces sons sont prisonniers, pris en otages ; par qui ? Par les preneurs de son.
Ce sont des professionnels qui saisissent les sons ; ils agissent à couvert, sans bruit… A l’aide d’une substance non identifiée à ce jour et sans doute soporifique, ils étouffent le son qui perd de sa hauteur, devient plus grave et manquant d’air, n’offre aucune résistance et peut ainsi être capturé.
Certains sons sont très vulnérables comme les bruits sourds qui n’entendent pas arriver les preneurs de sons. Par contre, d’autres se débattent, lâchent une plainte en se servant d’une sorte de caisse de résonance : l’écho, mais ils finissent par disparaître happés à tout jamais.
Nul n’a jamais vu un preneur de son. Afin de le confondre, j’ai imaginé un stratagème : diffusion d’un faux bruit enveloppé d’un son de cloche. De plus, j’ai pris soin de l’attacher à une caméra, ce qui me permettra de suivre sa progression sur l’écran de mon ordinateur. Ainsi, quand le preneur de son s’apercevra de sa méprise, la cloche sonnera et l’énergumène sera identifié.
J’ai rencontré la concierge dans un corridor et elle m’a confié des on-dit et des qu’en dira-t-on. J’ai ficelé ce faux bruit déguisé en bruit de couloir puis il est sorti très vite par la porte entrebâillée. Haletant, je me suis précipité sur mon ordinateur ; quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je vis le son se reproduire mais en se déformant : les bouches répétaient ce qu’entendaient les oreilles. Je pensais voir surgir le capteur de son mais le bruit s’est amplifié, il est devenu rumeur et ce qui devait arriver arriva : les internautes s’en sont emparés et il tourne en boucle. Il est revenu jusqu’à mes oreilles : « Gérard est une cloche ».
Gérard
43 - COMPTE EN BANQUE
Quand j’ai ouvert un compte à la banque, je lui ai dit :
- «A moi, compte, deux mots !
- Parle.
- Tu as intérêt à rapporter !
- Pour moi, c’est capital mais il faut m’alimenter régulièrement et rapidement car je suis un compte courant et je me dépense beaucoup.»
Au début, tout allait bien ; peut-être à cause de mes tempes argentées, je me flattais de disposer d’un grand crédit auprès de mon compte qui prenait tous mes désirs pour argent comptant. Mais la crise est venue. Je me suis fait court-circuiter car entre mon compte courant et moi, le courant ne passe plus. J’ai l’impression d’avoir été mené en bas taux quand il m’a annoncé qu’à cause de l’augmentation des dépôts planchers et de la baisse des taux plafonds, les en-cours de crédit eux-mêmes sévèrement encadrés devaient diminuer de volume …. mon compte courant est donc devenu peu à peu un compte bloqué.
Depuis, il n’en fait qu’à sa dette. Rien ne m’est épargné : à peine ai-je accepté une lettre de change qu’il se met à débiter mon compte d’une traite. Dès que je suis à découvert, il craint une insolation (je suis déjà dans le rouge) et me remet aux frais (frais de découvert, frais de gestion de compte, frais d’endos etc). Je l’ai interrogé sur les commissions qu’il prélève : « Je fais tes commissions, il est normal que je me rémunère ; pour moi, l’argent des commissions, c’est monnaie courante »
Comme j’avais besoin de financer l’achat d’une voiture, je suis allé trouver le banquier et pour la circonstance, j’ai pris un air emprunté. Après avoir examiné le dossier, il m’a déclaré sans retenue : « Pas brillant ! Néanmoins, je vais faire un effort car à l’instar des scouts, un banquier est toujours prêt ! »
Les conditions proposées étaient inacceptables A la fin, énervé, il a haussé le ton et le taux, alors j’ai haussé les épaules et lorsqu’il a allongé les mensualités, j’ai levé les bras au ciel mais quand il a sorti son crédit revolving, j’ai signé des deux mains. Depuis, mon compte est bon !
Gérard
42 - INSECURITE
S’il est dangereux de se promener le soir dans certains quartiers de nos villes, nous sommes très étonnés d’apprendre qu’une simple ballade dans la paisible campagne, en plein jour, peut s’avérer périlleuse. En effet, dans une charmante bourgade très tranquille jusqu’alors, la police est submergée par les nombreux dépôts de plaintes provenant de touristes agressés, se plaignant de courbatures aux épaules et aux jambes et souffrant d’éblouissements. Heureusement, ces blessures sont bénignes et disparaissent au bout de quelques jours. On se perd en conjecture sur l’origine de ces violences survenues depuis l’aménagement des sentiers balisés menant au site Tulavédy car avant, jamais personne n’avait été victime de brutalités. C’est en atteignant le sommet duquel on peut admirer un remarquable panorama que les randonneurs affirment avoir été molestés ; les avis divergent quant à l’identité de l’agresseur : pour l’un, c’est un vent violent qui décoiffe, pour l’autre une clarté à couper le souffle, un troisième pense qu’il s’agit d’une apparition envoûtante mais tous le nomment « pittoresque » ; oui, ils ont bel et bien été frappés par le pittoresque.
On pense que cette créature malfaisante sévit et sème la panique non seulement aux alentours du point de vue mais jusqu’à ses voies d’accès : non content de frapper les humains, il s’attaque aussi aux sentiers qu’il bat. Depuis, des pancartes ont été apposées à divers endroits : « Promeneurs, évitez les sentiers battus, marchez hors des pistes balisées ». Tous ceux qui ont suivi ces recommandations, n’ont eu qu’à s’en féliciter, ils sont revenus indemnes - on le suppose – car ils se sont perdus… A dire vrai, l’inquiétude croît et les autorités redoutent le pire car qui maltraite les sentiers, peut un jour, battre la campagne.
Le conseil municipal a été saisi ; après délibération, les élus ont décidé à l’unanimité de réagir vigoureusement. Tapant du poing sur la table, le maire a déclaré : «C’est trop fort, puisque le pittoresque ne cesse de frapper, nous allons organiser une grande battue ». Ediles au complet en tête du cortège, accompagnés du garde chasse, du garde champêtre et d’une vingtaine de volontaires, ils se sont lancés à la recherche de ce faiseur de trouble, de cet empêcheur d’admirer en rond, bien décidés à le capturer ou du moins, à le mettre hors d’état de nuire. Espacés tous les dix mètres, ils s’avançaient précautionneusement, chacun muni d’une lampe frontale et d’un solide gourdin. La journée se passa sans que nul bruit, nulle ombre suspecte ne vienne troubler leur attention. A la tombée du jour, ils arrivèrent au sommet. « Ouvrons l’œil » leur recommanda le maire. Mal leur en prit. Ils ne purent s’empêcher de contempler à leurs pieds la magnifique vallée : les couleurs printanières argentées par les mille reflets de la rivière, charmaient l’azur et le calme du soir embellissait ce tableau d’une pureté magique. « Fantastique ! » s’exclamèrent-ils en chœur. Tous ne tombèrent pas mais tous crièrent « aïe ! » : c’était le pittoresque qui venait de les frapper. Ils ne l’avaient pas vu venir sournoisement derrière eux, sans bruit, tout occupés qu’ils étaient à admirer le paysage. Quand ils se retournèrent, ils ne virent plus que des arbres, des buissons, des feuilles mortes, un sous bois ordinaire, banal, quelconque ; quant au pittoresque, il s’était volatilisé.
En rentrant à la maison après mûres cogitations, ils rédigèrent un écriteau qu’ils apposèrent au sommet du site Tulavédy : « Danger ! Ne regardez pas dans la direction de la vallée, retournez-vous, ainsi vous ne serez pas frappés par le pittoresque ».
Gérard
41 - DROIT DE REGARD
- Un jour, sur un banc, un homme lisait son journal. Un individu s’avance et reste debout en face de lui sans cesser de le dévisager et sans dire un mot. Le lecteur l’interpelle :
- Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
- Ca ne vous regarde pas.
- Vous êtes parfaitement impoli et, en plus, vous me regardez de haut
- Ca me regarde.
- Je me sens mal à l’aise parce que j’ai l’impression d’être épié.
- J’exerce mon droit de regard.
- Vous n’avez pas le droit de me regarder comme une bête curieuse ; pourquoi me dévisagez-vous ainsi alors que je parcours tranquillement mon journal ?
- Parce que votre visage ne m’est pas inconnu ; je vous ai déjà vu quelque part.
- C’est vrai, j’y vais de temps en temps. Que trouvez-vous donc de si particulier à ma tête ? Elle ne vous revient pas ?
- Maintenant j’y suis ; n’étiez vous pas figurant dans la pièce « l’homme sans visage » ?
- Effectivement j’y ai fait bonne figure ; je jouais le rôle de l’homme masqué. Mais ça me fait plaisir que vous m’ayez reconnu.
- Il n’y a pas photo, c’est bien vous.
- Je vais vous faire un aveu : derrière mon masque, je me sentais à l’aise, loin des regards indiscrets. Mais quand cette pièce fut terminée, il fallut jeter le masque ; et à ce moment-là, j’ai perdu la face. Oui, c’est terrible ; je n’ai pas pu en sauver la moindre petite partie. Conséquence ? Je ne peux plus faire face au danger. L’autre jour, mon percepteur voulait me voir, je n’ai pas pu supporter ce face-à-face. Il s’est imposé à moi d’une manière éhontée et j’ai subi un redressement suivi d’un grand abattement.
- Quand vous êtes-vous aperçu de cette transformation ?
- Quand je me suis mis devant ma glace j’ai vu que j’avais le regard fuyant, je me regardais de travers et j’ai rasé les murs de ma salle de bain. Mais monsieur, comment avez-vous deviné que c’était moi.
- Monsieur, vous lisez votre journal à l’envers !
- C’est vrai, cette histoire m’a complètement retourné.
Gérard Cordier
40 - NOE
Au paradis, Michel, promu, depuis peu, chef des archanges, saisit sans hésitation son téléphone rouge – la ligne directe avec Dieu – car il y a urgence.
- Il faut que je vous voie immédiatement
- Je suis occupé, qu’est-ce qu’il y a ?
- Je ne peux vous le dire au téléphone mais c’est urgent
- Arrive ; c’est toujours comme cela, on installe à grands frais un téléphone direct et soit disant confidentiel, et ça ne marche pas, c’est ahurissant !
Michel arrive à tire-d’aile, précédé des motards célestes.
- Alors, j’espère que tu ne me déranges pas pour une peccadille.
- Noé vient d’arriver au paradis.
- Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Où est-il que je le félicite et veille à son installation. Sous mes ordres, il a construit une arche qui a sauvé l’espèce humaine et tous les animaux ; pendant 40 jours et 40 nuits, il a affronté la tempête sans savoir quand elle allait s’arrêter. Un bien grand homme et un homme de bien, tu lui as réservé une bonne place, j’espère ?
Michel est gêné
- Quoi ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?
- C’est que…
- Quoi ?
- Il est arrivé ivre-mort et même nettement plus ivre que mort.
- Ce n'est pas possible.
- D’abord il titubait tellement qu’il a, par trois fois, raté la porte d’entrée ; certes, la porte du paradis est étroite mais pour la louper, il faut vraiment en tenir une dose. Immédiatement, on l’a mis dans une cellule de dégrisement durant 40 jours et 40 nuits au pain sec et à l’eau mais rien n’y a fait, il doit d’ailleurs être allergique à l’eau car il n’y a pas touché. Les anges légistes qui l’ont examiné ont découvert que les effets de l’alcool sont permanents chez lui, c’est comme s’il était tombé dans le tonneau étant petit. D’autre part, il y a quelque chose de plus grave….
- Parle !
- Il dit que vous êtes un de ses potes depuis que vous avez ripaillé ensemble !
- Qu’est ce que c’est que cette histoire ? Ah ! Oui, ça me revient (au fil des siècles, je perds un peu la mémoire). Après le déluge, il avait préparé un sacrifice en mon honneur : un barbecue géant ; cela sentait bon… et c’était arrosé par un vin !…. Tu ne peux pas savoir, j’en ai encore les papilles qui se dilatent. On a mangé, on a ri, on a un peu bu, on a chanté, dansé…. que ce fut bon ! En le quittant, dans l’euphorie générale, je lui ai proposé une alliance valable pour tous ses descendants. Et comme ma mémoire me joue parfois des tours, j’ai mis un signe entre le ciel et la terre, je l’ai appelé arc-en-ciel pour me souvenir de cette promesse.
- Depuis qu’il est arrivé, Noé nage en plein délire ; qu’allons-nous en faire ? Déjà sur la terre ce n’était pas un bon exemple pour ses fils (l’un d’eux a mal tourné). Décemment, on ne peut héberger au ciel un énergumène qui n’arrête pas de chanter : « Boire un petit coup c’est agréable.. » et qui s’approche des belles âmes en leur proposant de les emmener en bateau sur le Mont Ararat.
- Je sais ce que je vais faire. Comme il est un excellent vigneron et qu’il y a encore quelques espaces incultes, je vais y planter une vigne ; ce sera « La vigne du Seigneur », Noé s’en occupera et il fera le service « di-vin »
Gérard
39 - TROUS EN FORMATION
Alors que je roulais paisiblement, j’ai remarqué un panneau indiquant « Attention, trous en formation ». J’ignorais, jusqu’à ce jour, qu’il y avait des formations organisées pour les trous. Je me suis arrêté près d’un trou voulant en avoir le cœur net.
- Pour être trou, il faut suivre une formation ?
- C’est maintenant obligatoire : il y avait trop de trous non réglementaires ; désormais, le code de la route exige des trous agréés. Pour obtenir l’agrément, il faut avoir suivi avec succès la formation de base de fabricant de trous et il y aura bientôt des spécialisations.
- Mais vous, vous restez ici, vous n’êtes donc pas parti en formation ?
- Ce sont mes enfants qui sont partis.
- Un trou peut engendrer ?
- Bien sûr, il faut un nid, un nid de poule de préférence, de l’eau, un peu de sel et on attend le dégel… Comme ils commençaient à racler le sol n’importe comment, j’ai jugé qu’il était temps que mes enfants suivent la formation ; je dois, par ailleurs, l’indiquer aux automobilistes, c’est l’objet de ce panneau signalétique.
- Quel genre de formation ?
- Elle n’a pas changé par rapport à celle que j’ai suivie ; c’est une formation accélérée, le travail y est très intense car il n’y a pas de trous dans l’emploi du temps.
- Vous étiez nombreux ?
- Pas énormément ; c’était un stage décentralisé, normalement réservé aux trous régionaux mais exceptionnellement, nous avions avec nous un trou normand qui avait le don d’exaspérer les moniteurs par ses réponses vagues et imprécises. Le public était très varié : certains étaient tout timides, apparemment ils n’étaient jamais sortis de leurs trous, d’autres étaient des « redoublants » ne comprenant rien, ne retenant rien, vraiment bouchés ; ceux-là doivent repasser l’année suivante.
- En quoi consiste ce stage ?
- L’apprentissage est progressif et très pédagogique. Pour développer l’inspiration, nous apprenons d’abord à faire des trous d’air puis des trous de souffleur ; après, pour nous mettre dans le bain, des trous dans l’eau ; enfin, nous sommes mis à la rue et parfois nous restons des heures sur le pavé sans trouver la moindre fissure, la plus petite plage, sans compter qu’au fil des heures, le sable joue facilement les bouche-trous. Il arrive que le sol soit tellement gelé qu’il est impossible de percer, alors nous nous étalons de long en large. Entre-temps, nous passons à la caisse : il faut faire un trou dans la caisse et si nous nous faisons prendre, nous devons rester de marbre pour que cela ne nous en bouche pas un coin. Heureusement, la restauration est de haute qualité, nous mangeons bien, c’est nécessaire étant donné qu’un stage sur les trous, ça creuse et en plus, nous buvons comme des trous.
- Après, vous repartez sur les quatre chemins ?
- Oui, chacun reprend la route et cherche sa voie afin de faire son trou. De grandes disparités se dévoilent : certains s’égarent complètement et vont s'implanter dans un trou perdu où ils ne rencontreront jamais personne, d’autres s’établissent dans les beaux quartiers où ils auront en quelque sorte pignon sur rue.
Gérard
38 - Le miroir en panne
Ce matin, j’ai vécu un drame épouvantable : mon miroir ne renvoie plus d’images. Il n’est pas brisé et le tain est intact. D’où peut donc provenir cette bizarrerie ?
J’ai analysé la situation. Ou c’est mon visage qui rend le miroir allergique ou c’est le miroir qui défaille. J’ai d’abord fait le test du carreau : laissant la fenêtre entrouverte, je me suis mis devant une vitre et j’ai caché l’autre face d’un journal, j’ai vu alors que je me tenais à carreau, donc pas de problème. Deuxième test : j’ai fait venir ma petite amie qui a un beau visage et l’ai installée devant le miroir suspect. Rien. Ce n’était donc pas ma figure qui ne lui revenait pas mais la face du monde en général. Force était de le reconnaître : mon miroir, mon gentil miroir était bel et bien tombé en panne.
Un réparateur vint. A l’aide d’un appareil spécial il scruta mon miroir, écoutant ses fréquences, prenant des mesures de température, d’hygrométrie, de résistance à l’émotion. Il passa de l’autre côté du miroir et à l’aide d’un écran, il me montra alors le visage souriant de ma petite amie et mon visage tirant, il est vrai, une drôle de tronche. D’une voix grave, il formula son diagnostic « Votre miroir n’est pas brisé, il est intact mais il refuse de renvoyer l’image ». Le spécialiste emmena le miroir dans son laboratoire afin de procéder à des analyses plus poussées et peut-être entreprendre une thérapie.
Quand j’allai lui rendre visite, j’aperçus mon miroir dans un bac stérile, à l’abri de la lumière ; des instruments l’auscultaient et sur de nombreux écrans s’affichaient en permanence les relevés des mesures effectuées en temps réel, des spots verts, rouges, oranges clignotaient. L’ingénieur me confia que le miroir leur donnait des inquiétudes : « Votre miroir, sans doute à cause d’un traumatisme, fait une cacositie réverbératrice, en clair, il refuse de réfléchir l’image. C’est très rare et très sérieux, nous essayons de le soigner. Il doit d’abord rester dans le noir et journellement prend des bains d’huile à trente sept degrés parfumée au sésame afin qu’à la longue, il cesse d’être en froid et s’ouvre comme le sésame; c’est un traitement inédit inspiré de la médecine chinoise ».
Une longue rééducation s’ensuivit : dans une pièce sombre, chaque jour, je m’installais cinq secondes devant le miroir, le visage masqué ; peu à peu, il a commencé à renvoyer une image, certes floue, mais bien réelle et non virtuelle. Puis, les ingénieurs ont décidé de franchir le pas décisif : le grand jour est arrivé où le cœur battant, je devais me présenter à visage découvert devant mon miroir. C’était un quitte ou double : soit le miroir était définitivement perdu et se fendillait en mille morceaux, soit sa guérison était acquise. L’équipe technique prit d’infinies précautions : je passai chez le coiffeur, une maquilleuse se pencha sur mon visage, je mis mon plus beau costume et une cravate, bref, on s’occupa de ma personne comme si je devais passer à la télévision pour une campagne électorale. On me fit asseoir confortablement dans un fauteuil, des « chauffeurs de salle » me forcèrent à sourire et à me détendre. Quand devant moi, on dévoila le miroir, je vis un visage qui m’était presque inconnu, souriant, dynamique. Cette vision fut pour moi comme une libération, je me sentis un autre homme, oui, pour la première fois de ma vie, je me trouvai beau et plus je m’admirais plus le miroir me renvoyait une image engageante, lumineuse.
Depuis, j’ai tellement peur que mon miroir ne veuille plus renvoyer mon image que je me prépare physiquement et psychologiquement à l’affronter ; bien m’en a pris car désormais, je vois la vie d’un nouvel œil et je trouve que le monde est beau.
Gérard
37 - COIFFEUR
Ce coiffeur faisait des compétions sportives. Tout jeune, il avait été demi-pensionnaire et dans cet établissement, on l’avait pris pour une demi-portion ; ces années là lui avaient donc laissé un profond traumatisme, aussi, ne voulait-il plus entendre parler de demi, de moitié. Depuis, son caractère entier lui commandait de ne jamais faire les choses à moitié : ainsi au café, ne commandait-il pas de demi mais une chope entière ; sur la route, il ne faisait jamais demi-tour et s’il était resté célibataire, c’est parce qu’il ne voulait pas s’encombrer d’une moitié…Il était sportif. Il avait abandonné le rugby : on l’avait placé au poste de demi d’ouverture qui ne lui convenait évidemment pas, il avait tendance à monter vers les lignes des trois-quarts ce qui déstabilisait l’équipe. Il s’était tourné vers l’athlétisme. Comme il avait de l’endurance, ses entraîneurs avaient jugé qu’il pouvait s’épanouir sur le demi-fond, ce qu’il avait toujours refusé : il voulait être coureur de fond car, disait-il, « dans le fond, je ne fais pas de demi-mesure ».
Professionnellement, il était apprécié. Evidemment, il ne coupait pas les cheveux en quatre mais faisait volontiers des plaisanteries tirées par les cheveux, par exemple « Quel est le comble pour un corse qui est chauve ? Avoir un poil sur le caillou plutôt que dans la main ». Quand il était au volant, il affectionnait les virages en épingles à cheveux. Par réflexe professionnel, il n’aimait pas se garer en épi mais, comme il ne manquait pas de toupet, il se mettait en double file car il était de mèche avec la police…
Chaque jour, après avoir manié le peigne et les ciseaux, il chaussait ses pointes et partait cheveux au vent pour son entraînement.
Il était très fier car il venait de remporter sa première victoire. Pour vaincre, il avait utilisé ses atouts professionnels : astucieusement, après avoir frisé la défaillance, il avait pris tous ses concurrents à rebrousse-poil, rasé les barrières, coiffé tout le monde sur le poteau et le premier, coupé le fil.
Gérard
36 - LE DROIT A L’OMBRE
Quand il fait chaud et surtout en été, on souhaite bénéficier d’une certaine fraîcheur, alors on se met à l’ombre. Mais avez-vous remarqué qu’il n’y a pas d’ombre la nuit ni lorsque le ciel est couvert ? Dès lors, comment trouver la douceur ? Cette absence d’ombre, est un scandale ! S’il est impossible de se réfugier à l’ombre quand le soleil est couché, autant rentrer chez soi ! Je n’hésite pas à affirmer que jouir de l’ombre est un droit ! En effet, chacun, à toute heure du jour ou de la nuit, doit pouvoir profiter de l'ombre, tout le temps qu’il désire, sans que cela lui coûte un centime ou lui occasionne des déplacements longs et dispendieux. Ce droit a été négligé par nos pères ; certes, ils avaient d’autres chats noirs ou gris à fouetter mais nous qui bénéficions de prérogatives bien protégées par la législation et la jurisprudence, nous avons le devoir de conquérir le droit à l’ombre. C’est un cadeau que nous devons à nos enfants et petits enfants.
Il appartient aux pouvoirs publics dans le cadre de la décentralisation de créer dans chaque hameau, dans chaque village, dans chaque quartier, des parcs d’ombre - on pourrait les appeler les parcombres - gratuits et ouverts à tous sans discrimination de sexe de race ou de religion. Sinon, sous l’effet du libéralisme ambiant, des entreprises privées fabriqueront de l’ombre –qui ne sera d’ailleurs que de l’ombre artificielle - et feront payer très cher son accès. Alors que l’ombre véritable est unique et infalsifiable, les « faiseurs d’ombre » n’hésiteront pas à vendre, y compris au marché noir, toute sorte d’ombres frelatées : cônes d’ombre, salles décorés de tableaux avec ombre au tableau ou avec ombre garantie sans l’ombre d’un doute, ombres « hugolienne pour Booz endormi » c’est à dire trois ombres superposées : nuptiale, auguste et solennelle. En conséquence, si nous ne nous battons pas pour que l’ombre reste un bien public, nous risquerons de construire une société encore plus inégalitaire : l’ombre pour les riches et soleil pour les pauvres.
Mais me direz-vous, comment trouver le financement ; faudra-t-il encore augmenter les impôts locaux ou créer une nouvelle taxe : un impôt foncier basé sur la surface corrigée à l’ombre des propriétés bâties ? Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, il suffit de faire preuve d’imagination, de réalisme et de volonté. N’y a-t-il pas assez d’ombre dans le domaine public ? Toutes les municipalités ont leurs zones d’ombre, le plus souvent secrètes. Alors, pourquoi ne pas relier ces zones d’ombre aux parcombres par des canalisations souterraines, quitte à prévoir un réservoir qui pourrait y déverser l’ombre suivant les besoins des personnes présentes. Ce réservoir serait surmonté d’un trop plein qui s’écoulerait vers des containers. Ainsi en se groupant, les communautés de communes pourraient-elles vendre leur ombre à la Chine qui, comme on le sait, a un besoin crucial de matière première pour fabriquer ses fameuses ombres chinoises. Ce serait une contrepartie financièrement intéressante à la délocalisation.
On pourrait m’objecter : « L’ombre va s’épuiser, il faut la protéger, elle peut devenir une denrée rare, elle doit rester française ». Foutaise ! Qui n’a jamais cherché à faire de l’ombre à son voisin, à son collègue, à son alter ego ? A-t-il manqué de ressources ? Sans compter tous les territoires encore inexplorés de l’obscurantisme. Oui, l’obscurantisme est une réserve quasi inépuisable et des rayons entiers de nos bibliothèques en recèlent ; à quand un autodafé qui libérerait toute l’ombre emprisonnée ?
Gérard
35 - DE LA DIFFICULTE D'ECRIRE
Qui n'a éprouvé un jour ou l'autre, le vertige devant la page blanche, l'angoisse face à la phrase inachevée, les sueurs froides après le point de suspension ? Les mots recherchés se dérobent ; même en se creusant la caboche, on ne récolte que fadaises, billevesées et calembredaines.
Même enjolivés d’une majuscule, les noms propres restent communs et défigurent le sens : ainsi le Pouvoir avilit-il ceux qui l’embrassent. Les sujets se prennent pour des seigneurs et les mots roturiers se bousculent aux places d'honneur réservées aux officiels : la pourriture, la corruption, les pots-de-vin précèdent et se mêlent sans vergogne aux autorités civiles, religieuses et militaires.
Les verbes, très individualistes, ne s'accordent guère avec les sujets et s’acoquinent avec les compléments. Ils doivent pourtant répondre "Présent " à tous les temps et tout le temps. Ce n'est pas une sinécure : le plus-que-parfait reste imparfait et le passé n’est qu’un futur qui a fait son temps. Mais grands dieux, en cette saison, que le verbe se fait cher !
Les adjectifs ne qualifient qu'eux-mêmes. Ils se tiennent massifs en bloc serré ; appelés un par un, ils arrivent en escouade ; comment sortir le beau, si le laid s'accroche ? Ils s'agglutinent et se battent pour se coucher les premiers sur la feuille : si je recherche un politicien sans reproche, j’entrevois « intègre » mais c’est « véreux » qui surgit.
Impossible de dénicher valablement un adverbe, même dans les supermarchés. Fatalement, ils s'étalent béatement, bêtement, niaisement, à tous les rayons. Idiotement, paresseusement, nonchalamment, en tête de gondole, les adverbes en solde s'exposent ; comment dès lors, choisir raisonnablement, assurément, passionnément dans ce bazar ? Faut-il résolument et impérativement se baisser pour trouver la perle rare ou prendre ce qui tape à l'œil, évidemment ? Comment résister à tous ceux qui diaboliquement, outrageusement, cyniquement se tapissent près de la sortie et s'offrent à vous langoureusement ? Et, invariablement, celui que vous recherchez, est inévitablement en rupture de stock...
A peine l’encre a-t-elle estampillé sa ligne d’écriture que la rature stoppe l’élan primesautier. Décidément, écrire est trop difficile, aussi j’y renonce.
Gérard
34 - LE DELUGE
Au paradis, il y a de l’électricité dans l’éther. Les anges se tiennent cois, Michel, leur chef, est irascible, l’Esprit est parti quelque part, pour un ailleurs… bref, quelque chose ne tourne pas rond dans le meilleur des mondes célestes. La femme de Dieu « Grâce Apaisante » que nous avons déjà rencontrée, d’habitude si calme se rongerait les ongles (si elle en avait) d’énervement ; et quand Dieu lui-même paraît, elle explose : « Tu es vraiment un piètre Seigneur, tu me déçois jusqu’à l’infini, j’espère que tu peux encore te regarder en face, tu as abusé de ta puissance !»
- Mais ma Grâce Apaisante si tu m’expliquais..
- En plus tu joues les Saints Innocents ! Monsieur détruit quasiment la totalité du genre humain et fait comme si de rien n’était.
- Qu’est-ce tu racontes ? Où as-tu vu cela ?
- Là dedans (elle montre un livre) Parmi les nombreux êtres humains que se sont présentés récemment au paradis il y en avait un qui avait un livre, (je ne sais comme il a fait pour échapper au contrôle, on réglera cela plus tard avec Michel) et ce livre s’appelle la Genèse. Il est écrit ceci, je cite : « Dieu dit … » donc c’est toi « Je vais effacer de la surface de la terre l’homme que j’ai crée, et avec l’homme, le bétail, les reptiles et les oiseaux des cieux, car je me repens de les avoir faits »
- Je n'ai jamais écrit cela ! Non seulement les hommes sont mauvais mais ils sont de mauvaise foi, il leur faut un bouc émissaire à leurs malheurs et le Bon Dieu, il a bon dos ! D’ailleurs, si tu avais regardé attentivement, tu aurais bien vu que ce n’est pas mon écriture.
- C’est vrai, tu écris droit avec des lignes courbes… Excuse-moi. Mais le déluge s’est pourtant bien produit vu l’afflux de morts ces derniers temps.
- C’est un tsunami qui a ravagé la terre, tu sais bien que je suis incapable de faire la pluie et le beau temps mais ne le répète pas. Si les hommes avaient été vertueux, ils se seraient portés mutuellement assistance alors qu’ils se sont massacrés dans un mouvement de panique, de sauve-qui-peut individuel, ce qui a contribué à leur quasi-destruction. Un seul, un pêcheur qui s’appelle Noé, je crois, n’a eu de cesse de mettre à l’abri et de transporter sur la terre ferme des hommes et des animaux, il a fait vraiment un sacré travail, presque un travail sacré.
- Si je reprends le récit de la Genèse, les hommes te font dire que tu veux détruire le genre humain ; après le cataclysme, tu te rachètes un peu.
- Qu’est-ce que c’est cette manie de me faire parler, je ne suis pas leur porte-parole. Quand ça va bien, je n’existe plus : Dieu est mort ; quand tout se dérègle, c’est de ma faute. C’est dur d’être un Créateur, crois-moi.
- Tu parles à une convertie ! A la fin de l’épisode, ils mettent dans ta bouche : « Je mets mon arc dans les nuées, pour qu’il soit le signe de l’alliance que j’établis entre moi et toutes les créatures qui sont sur la terre »
- Ils ont vraiment écrit cela ? Ah ! Les braves petits !
Gérard
33 - JETER UN FROID
Cette année là, l’été fut catastrophique, vraiment détestable : froid, pluie, vents constants et violents. Les bottes et les anoraks s’arrachèrent dans les magasins. Les météorologues se perdaient en conjecture, ils organisèrent un colloque pour tenter d’expliquer cette anomalie climatique. Chacun y alla de son interprétation, aucune ne fut convaincante. Certaines interventions déclenchèrent une franche hilarité, d’autres suscitèrent une indifférence polie. Puis vint le professeur Delay. Il justifia cet été pourri par le réchauffement climatique. Si ses travaux ne lui avaient pas conféré une notoriété irréfutable, tous les auditeurs se seraient esclaffés et l’auraient traité de farfelu mais leurs yeux s’ouvrirent quand il déclara « Si notre été fut glacial, c’est parce que la perspective du réchauffement planétaire jette un froid ».
Quand il décrivit le scénario des prochains siècles, un frisson d’horreur parcourut toute l’assemblée. La montée du niveau de la mer et les étés caniculaires avaient déjà été intégrés dans leur schéma ; par contre, ce qui suivit fit trembler ces savants : « La banquise va fondre entraînant la disparition des ours polaires et en particulier de la grande et de la petite ourse, nous allons donc perdre le Nord et ne pourrons plus ni suivre notre boussole ni nous fier à notre bonne étoile. A cause de la production incontrôlée de gaz à effet de serre, nous serons la proie des oiseaux de mauvais augure, ils nous étoufferont. La disparition de l’homme sur la terre est programmée, nous retournerons progressivement en arrière en repassant par les stades de la vie animale, végétale et minérale, d’ailleurs, n’en portons-nous pas déjà les stigmates ? N’avons-nous pas la chair de poule, la tête comme une citrouille et à la place du cœur, un caillou ? »
Ces terribles descriptions glacèrent tous les auditeurs. Cependant quelqu’un s’écria « chaque fois que l’humanité a rencontré un péril, elle a toujours trouvé les moyens d’y échapper ». Cette remarque bienvenue réconforta et fit chaud au cœur à toute l’assistance.
Le lendemain, tous les participants étaient alités et fiévreux : ils avaient été victimes d’un chaud et froid.
Gérard
oOo
32 - LE CROQUE-MORT
Ce jeune homme était croque-mort ; un métier d’avenir car, disait-il, d’une manière cynique, tant qu’il y a de la vie, la demande ne fera jamais défaut. Comme il avait des dons de caricature, à ses moments perdus et surtout quand il broyait du noir, il croquait sur le vif ses amis auxquels il donnait, par habitude, une tête d’enterrement.
Ce jour là, il enterrait sa vie de garçon et avait invité ses collègues à un grand festin. Après avoir dévoré force crêpes et croque-monsieur, quand les madeleines se présentèrent, ils mirent les bouchées doubles. Comme ils étaient coutumiers de la mise en bière, ils n’avaient pas lésiné sur l’alcool – les cadavres en témoignaient – si bien qu’ils s’étaient soûlés à mort.
Néanmoins « le travail » les appelait ; il prit le volant du corbillard un peu comme un cheval fougueux prendrait le mors aux dents. L’entrée très étroite du cimetière, véritable coupe-gorge, se révéla fatale ; il heurta violemment le monument central, pulvérisa la croix qui, bien que sculptée dans du marbre dur, retourna en poussière. Le croque-mort mourut sur le coup.
Roulant à tombeau ouvert, il avait donc réussi l’exploit d’arriver à sa dernière demeure par ses propres moyens. Et, comme il avait beaucoup d’à propos, il aurait ajouté « Ça tombe bien »
Gérard
31 - SUR LE BANC
- Cher monsieur, bonjour ! Vous venez souvent, dans ce square, vous asseoir sur ce banc ?
- Je suis mis au ban de la société, alors comprenez que je sois attiré par tous les bancs publics.
- Les gens sont méchants ; peut-être suis-je indiscret mais pourquoi ce bannissement ?
- J’étais menuisier spécialisé dans les chaises à porteurs.
- Voilà qui n’est pas banal !
- J’étais le seul spécialiste au monde ! J’en fabriquais plusieurs modèles : chaises classiques, chaises à un porteur, chaises à trois porteurs avec porteur de secours, chaises pour petits porteurs que des banquiers devaient mettre en action, tandis que les chaises à gros porteurs étaient destinées aux militaires. De plus, j’ai fait des chaises à porteurs tout terrain, j’ai même fabriqué des palanquins ou chaises à porteurs japonaises. Malgré tous les aménagements réalisés, personne n’en a jamais voulu et pourtant, mes chaises à porteurs offraient toutes les commodités dont un homme du XXIème siècle peut rêver : bar, télévision, connection Wi-Fi ; j’étais particulièrement fier d’une innovation : un coffret communiquant avec l’extérieur dans lequel on pouvait glisser un chèque, un chèque au porteur. Quand j’ai dû me déclarer en faillite, je me suis effondré comme si l’on m’avait scié les barreaux de la chaise sur laquelle j’étais assis.
- Peut-être, serait-il malvenu d’ajouter quelque chose mais pourquoi ne vous êtes-vous pas reconverti en fabriquant d’autres meubles ?
- Je ne sais que meubler la conversation.
- Je me rends compte que vous y excellez, quels sont vos sujets de prédilection ?
- A dire vrai, je ne peux pas faire rouler la conversation sur un sujet particulier car l’on m’a mis des bâtons dans les roues, je ne peux donc parler qu’à bâtons rompus. Et si d’aventure, je touchais du bois, pour conjurer le mauvais sort, me reviendrait sans cesse la question professionnelle et existentielle : « hêtre ou pas hêtre ? ».
- Je compatis sans réserve à vos malheurs artisanaux ; en revanche, peut-être goûtez-vous aux joies familiales, avez-vous des enfants ?
- Effectivement, j’en ai deux : une cadette qui me donne des soucis (elle est fleuriste et pour moi, c’est un souci de moins) et un troisième qui est officier en second dans la marine.
- Un aîné, voulez-vous dire ?
- Non, je n’ai pas d’aîné, j’ai commencé par le troisième. Le fisc vous octroie une part entière à partir du troisième alors plutôt que de faire bêtement un premier enfant, j’ai opté directement pour le troisième. La deuxième aurait pu être l’aînée mais à ce moment là, j’étais distrait et je n’ai pu engendrer qu’une cadette.
- Dans ces moments là, on ne peut pas penser à tout.
- Mais chut, ne le répétez pas car ma femme n’est pas au courant.
- Que pensez-vous du temps ?
- Il n’y a plus de saisons. L’autre jour, le marchand des quatre saisons me disait que sa profession était sinistrée : plus d’hiver, un printemps pourri, l’été on ne le voit pas passer car on part en vacances et l’automne, années après années, devient pluvieux. Bref pour lui, c’est la morte saison toute l’année.
- Cher monsieur je ne saurais vous dire tout le plaisir que j’ai éprouvé à converser avec vous.
- Le plaisir est réciproque et je n’hésite pas à le dire.
- Si nous nous retrouvions quelque part un de ces jours ?
- Voilà une excellente idée, j’y serai. Et à quelque heure ?
- Votre heure sera la mienne mais il est possible que j’aie quelques minutes de retard car ce jour-là, je recueille les soupirs de mes soldats de plomb.
- C’est parfait. Eh ! bien à la bonne heure
Gérard
oOo
30 - NOUVELLES INSTRUCTIONS POUR LA PRIERE
Par principe, je ne diffuse pas mon courrier personnel. Cependant, une force impérieuse me pousse à vous révéler le contenu de cette lettre arrivée on ne sait comment, ne comportant ni cachet, ni oblitération, ni signe extérieur permettant d’identifier l’expéditeur. Nonobstant la déontologie du respect des droits d’auteur, j’exhorte les lecteurs à en faire la plus large diffusion.
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Archange Com-Bénédictès, en charge de la Communication Divine de Dieu le Père.
Ligne directe : 144 000.
Cher Gérard,
Vous êtes le seul destinataire de cette lettre. Il n’est pas dans nos usages d’envoyer un courrier relatif aux prières de demandes qui nous sont adressées mais leur gestion est devenue un véritable « casse-auréole » et leur abondance (plusieurs centaines de millions par jour) menace de paralyser toute la communication divine. Il était donc impératif d’y mettre bon ordre : aussi, un symposium a-t-il réuni les principaux dirigeants, seul Dieu s’était excusé (il était retenu par un engagement antérieur) mais il était représenté par trois personnes. Des décisions ont été prises. A l’unanimité, vous avez été choisi, oui vous personnellement, pour être le porte-parole des instances célestes. Vous devez diffuser auprès de tous les habitants de la planète la nouvelle réglementation pour les prières de demande et, comme votre compréhension est souvent déficiente, pour vous ouvrir l’esprit, nous publions comme exemples de sottises à ne pas commettre, vos propres formulations.
Petit rappel d’ordre pédagogique.
Vous nous avez adressé des prières de demandes qui ont été jugées irrecevables. Plutôt que d’examiner votre conscience, vous avez engagé un recours et avez osé menacer Dieu de désertion si vous n’obteniez pas satisfaction. Nous serions en droit de porter plainte pour blasphème mais pour cette fois-ci, nous vous pardonnons et comme pénitence, nous dévoilons le contenu lamentable et affligeant de vos prières ; ainsi, vos semblables seront-ils édifiés…..
Tout d’abord, vous avez demandé que votre petite fille Karine réussisse son bac. Nous avons examiné son dossier : Karine a 27 demi-journées d’absences non justifiées surtout au troisième trimestre. De plus, ses notes en physique et en anglais sont déplorables et elle est inattentive et indisciplinée. Plutôt que de brûler des cierges, vous auriez dû la surveiller et la stimuler. Les miracles pouvant être interprétés comme des encouragements à la paresse et à l’inconstance ont été récemment et définitivement rayés du catalogue publicitaire des interventions divines.
Voulant fêter vos quarante ans de mariage, vous avez prié pour que la journée soit ensoleillée car vous organisiez un pique-nique. Je vous rappelle que Dieu ne fait ni la pluie ni le beau temps. Les phénomènes météorologiques sont extrêmement complexes et, chez nous, seuls quelques spécialistes arrivent à bien maîtriser l’évolution du temps. Vous vous en doutez, les interventions sur le climat, sur le cours des planètes et sur le soleil sont réservées aux très grandes causes ayant un impact mondial ; pour preuve, nous n’envisageons même pas, pour l’instant, une action sur le réchauffement climatique, pourtant lourd de conséquence pour l’avenir du genre humain. Alors, du soleil pour votre anniversaire de mariage ! ! ! Vous auriez dû prévoir un abri de repli. Demandez-vous plutôt si le soleil brille toujours dans vos cœurs, c’est ce soleil là qu’il faut garder ; le reste vous a été donné par surcroît : vos noces d’émeraude furent copieusement arrosées.
Enfin, vous demandez la Paix. C’est un vocable imprécis. S’agit-il de la paix intérieure ? Dans ce cas, c’est une demande trop générale et impossible à satisfaire. S’agit-il de la Paix entre les hommes ? Elle a déjà été donnée, relisez Luc 24, 36 ; vous ne voudriez quand même pas que Dieu la construise à votre place !
Instructions pour les prières (suivant le relevé de conclusions de la réunion au sommet)
- Choisir un seul destinataire.
Vous savez que Dieu agit en trois personnes, aussi n’en sélectionnez qu’une seule. Pour vos prières, principalement de demande, précisez bien l’adresse sinon elles risquent de se perdre entre les différents cieux. Si une demande précédente a été rejetée, il est inutile de l’envoyer à un autre interlocuteur même sous une formulation remaniée.
- Exposer en quelques dizaines de pages les motifs de la demande.
- Joindre une attestation de CV (Cœur Vrai)
Désormais, c’est notre service qui sera le premier destinataire de toutes les prières afin d’effectuer un tri initial. Les prières adressées aux Saints ou à Marie, après apposition par les intéressés d’un cachet portant la mention «Très favorable » ou « Favorable » ou « Sans opposition » ou enfin « Défavorable» seront redirigées vers notre bureau. Toutes les prières ne respectant pas les conditions de forme énoncées supra, seront rejetées sans examen du contenu. Nous ne présenterons à Dieu que des demandes recevables. Attention, demande recevable ne signifie pas prière exaucée.
Aucune contestation ne sera admise.
Toutes les prières rejetées ou non exaucées seront archivées. Elles constitueront la trame de l’étude en cours sur l’évolution du genre humain au cours des vingt-cinq derniers siècles.
Si ces nouvelles dispositions s’avéraient inefficaces pour limiter le nombre de demandes d’intercession, des quotas seront mis en place ; d’ores et déjà, nous en étudions les modalités. Si nous devions en arriver à une telle extrémité, nous jugerions que vous n’avez pas été fidèle à votre mission, aussi nous verrions-nous dans l’obligation de vous demander de rendre des comptes.
Gérard, nous vous confions ce mandat avec espoir ; malheur à vous si vous mettez cette lettre sur le boisseau pour la brûler !
Gérard
oOo
29 - Délocalisation des embouteillages
Ce lundi matin, en me rendant au travail en voiture comme à l’accoutumée, je ressentis un tel choc que je me demandai si je ne rêvais pas ou si je n’avais pas perdu la tête. Que l’on en juge. Quotidiennement, après le pont des Soupirs, commencent les premiers embouteillages ; les derniers kilomètres s’effectuent pare-chocs contre pare-chocs durant une bonne demi-heure, temps nécessaire pour parcourir ce tronçon. Or, ce matin, la circulation était fluide, l’avenue parfaitement dégagée, je dus même ralentir afin de ne pas commettre d’excès de vitesse, un comble ! D’où venait ce prodige ? D’abord, je pensai à une erreur de ma part : je m’étais tout simplement trompé de jour, nous étions dimanche. Comme je pestais contre mon insouciance tout en m’inquiétant de l’état de mes facultés mentales, la radio dissipa mes craintes : aujourd’hui, nous étions bel et bien lundi !
Arrivé à mon bureau en avance, j’eus le temps de consulter le journal local dont un titre barrait la une : «Travaux de nuit brillamment menés, la voie désengorgée» Une lecture plus complète m’informa que, suivant une décision du préfet tenue secrète jusqu’à ce jour, des bulldozers, des engins élévateurs, des hélicoptères avaient travaillé la nuit de samedi à dimanche pour délocaliser les embouteillages. Par convois spéciaux encadrés par la police, tous les camions, voitures, motos et même vélos qui entravent habituellement la circulation avaient été transportés vers une destination inconnue afin que tout le monde puisse rouler sans problème dès lundi matin, ce que je pus constater.
Où s’en sont allés tous ces véhicules ? Mystère. Mais plus tard, une indiscrétion m’appris que ces embouteillages avaient été déménagés en catimini et implantés en rase campagne dans la Creuse, là où la chaussée est libre et peut y accueillir sans difficultés tous les nombreux bouchons parisiens.
Je ne peux que louer la clairvoyance, l’imagination et le courage de ce préfet dont le nom restera à tout jamais inconnu : devoir de réserve oblige. Pourtant, on peut s’interroger : s’il a été possible de décentraliser l’ENA à Strasbourg, pourquoi n’avoir pas songé plus tôt à délocaliser les embouteillages dans la Creuse ? Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?
Simple citoyen mais soucieux d’apporter ma pierre à l’édification de voies rapides et désembouteillées, je me permets de suggérer de transporter au même endroit - puisqu’il y a de la place - tous les ralentisseurs et tous les feux rouges qui obligent les automobilistes à décélérer, à freiner, ce qui a pour conséquence de leur faire perdre du temps et de les énerver aux risques de provoquer des accidents.
Gérard
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28 - La pomme de Newton
En septembre 1665, le jeune Isaac Newton alors âgé de 23 ans, observait le ciel étoilé, tranquillement couché dans le verger de Woolsthorpe. Clara Storey, sa fiancée, venue de très loin, s’impatientait dans son lit pensant qu’elle pouvait lui offrir, elle aussi, d’autres astres à contempler …. Tout à coup un cri déchira la nuit tombante.
- Aï…..e !
- Qu’y a-t-il Isaac ?
- Aïe ! J’ai mal.
- Mais tu as le visage en sang, approche-toi, que t’est-il arrivé ? Tu as le nez en compote !
- J’ai reçu une pomme, la voilà, regarde comme elle est grosse !
- Idiot ! Pourquoi t’es-tu endormi sous un pommier, tu aurais pu choisir le tilleul ? Si tu étais rentré plus tôt, c’est sur ma pomme que tu serais tombé et tu n’aurais pas été blessé, bien au contraire.
- Je ne dormais pas, je regardais la lune. Pourquoi, mais pourquoi donc cette pomme est-elle tombée ?
- Parce que qu’elle était mûre, ce que tu peux être bête !
- Mais alors pourquoi la lune ne tombe-t-elle pas ?
- Parce que c’est comme ça. Elle tombera à la fin des temps avec le soleil et les étoiles, enfin c’est ce que raconte le curé.
- C’est sûr, il y a une raison, il faut que je la trouve. Pourquoi la pomme tombe-t-elle et pas la lune ?
- Faut vraiment s’appeler Newton pour se poser ce genre de questions saugrenues. Viens que je m’occupe de tes plaies.
Clara eut tôt fait de soigner Isaac, de le consoler de ses déboires, de le choyer et de lui faire goûter des pommes d’amour. Quant à la pomme, cause de tous ses bobos, elle était si grosse qu’on ne la mangea pas immédiatement, on l’exposa devant la porte. Les passants s’arrêtaient émerveillés. Dans le village, les conversations allaient bon train : « As-tu vu la tête et la pomme de Newton ? » Bref, en peu de jours, elle était devenue une attraction universelle.
Robert Hooke, futur grand savant et qui manifestait déjà envers Newton une profonde inimitié, était à cette époque, amoureux de Clara. Il n’hésita pas à venir la relancer jusqu’à ce coin de campagne perdu. Officiellement, il vint voir la pomme, officieusement, la belle Clara. Newton en était fort agacé et dit à Clara « Je ne veux pas voir cet énergumène graviter sans cesse autour de toi » Il s’arrêta pensif, s’étonna d’avoir prononcé le mot « gravité » et se dit : « tiens, voilà un champ à creuser … ». Quelque temps après, Newton les vit tendrement enlacés, il entra dans une colère noire se mit à hurler, courir dans tous les sens. Les gens de la maison, alertés par ses cris, se précipitèrent. Newton s’était muni d’une grosse masse, il était d’une force capable de soulever plusieurs dizaines de newtons (il ne savait pas encore que son nom deviendrait la référence de l’unité de force ) et se ruait sur Hooke en rugissant : « Retenez-moi ou je tombe sur cet abruti ». On le ceintura tandis que Robert Hooke détalait le plus vite qu’il pût. Brusquement, comme frappé par l’éclair, Newton revint à lui, tomba à genoux en pleurs et se mit à parler grec, latin et anglais « Eurêka, Deo Gratias, Wonderful ! »
Se tournant alors vers Clara alors que tout le monde pensait à un accès de démence, il ânonna : « J’ai trouvé, si la lune ne tombe pas, c’est parce que quelque chose la retient. Elle tombe, elle tombe, elle n’arrête pas de tomber mais c’est le soleil qui la retient et qui l’empêche de tomber ».
Plus tard, bien blotti dans les bras de Clara, il formula intérieurement la loi bien connue « Les corps s’attirent de façon proportionnelle à leur masse et inversement proportionnelle à la distance qui les sépare »
Lecteurs attentifs, vous avez remarqué une erreur dans la formulation, c’est « inversement proportionnelle au carré de leur distance » qu’il faut écrire. Mais à ce moment-là, Newton était sous le charme des trois premiers mots et avait négligé la fin.
Quelques mois plus tard, alors que Clara était repartie à Cambridge après qu’ils se furent juré fidélité et promesse de mariage, Newton apprit par hasard qu’elle s’était fiancée avec Robert Hooke. Furieux il ne dormit pas pendant trois nuits, se remémorant le proverbe « Loin des yeux, loin du cœur » mais il ne pensait pas que cela pouvait aller si loin….Il reprit son manuscrit et d’un trait rageur corrigea à l’encre rouge la deuxième partie de sa loi. Il écrivit « et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare»
L’amoureux éconduit devint un célibataire endurci et l’immense savant que l’on sait.
Gérard
oOo
27 - VISITE EN Enfer
Comme je n’avais pas d’occupations prévues pour le week-end et que la météo annonçait un temps exécrable, j’ai décidé de visiter l’enfer. Pour s’y rendre, le moyen le plus simple et le plus rapide est le train. A la gare, j’ai demandé :
- Le train d’enfer est à quelle heure ?
- A toute heure. Un simple aller ?
- Non, aller – retour. Quelle direction ?
-Vous prenez Denfert-Rochereau et vous descendez avant Rochereau.
Quand je suis arrivé tout était net, propre, calme, agréable. Devant mon étonnement, on m’a précisé que c’était l’enfer du décor…
Je me suis dirigé vers le portique « Simple visite ».
Une créature diablement belle m’attendait : « Voulez vous vivre une nuit d’enfer ou passer une saison en enfer ?
- Une seule nuit.
- C’est dommage car en une nuit, vous n’arriverez certainement pas à faire tout le tour de l’enfer et pourtant, il serait bon de vous familiariser avec les lieux, ainsi, vous ne seriez pas dépaysé plus tard. Tous ceux qui séjournent au cours d'une saison en enfer en reviennent enthousiastes, tout feu tout flamme. Mais, après tout, découvrir l’enfer en une simple nuit, c’est tout à fait possible, vous en serez enchanté et vous brûlerez d’envie d’y revenir. Vous pouvez vous promener comme bon vous semble ; de temps en temps, on vous demandera simplement de ranimer la flamme, c’est tout. Vous n’avez qu’à suivre les pavés car ici, l’enfer est pavé de bonnes intentions, ce n’est pas comme l’enfer du Nord. »
A dire vrai, je n’ai pas vu beaucoup d’âmes qui vivent ; surgissant du diable vauvert, j’en ai entrevu quelques-unes transportées à toute allure par un diable ; apparemment, c’est le seul moyen de manutention utilisé ici. J’ai croisé de bons petits diables qui s’amusaient à tirer par la queue un diable qui dormait comme un bienheureux. On m’expliqua que ce diable était spécialisé dans les night-clubs, qu’il se couchait tard et n’émergeait qu’à l’heure du déjeuner, on l’a d’ailleurs surnommé « le démon de midi ».
Alors que j’allais partir, la secrétaire, au charme diabolique, s’est enquise de mon âge ; après avoir obtenu le renseignement, elle a ajouté : « Nous prenons rendez-vous tout de suite ou je vous inscris sur la liste d’attente ? » Je lui ai dit que je n’avais nulle envie d’être condamné à l’enfer « On ne force personne. Mais à la mort, les âmes noires - la vôtre, me semble-t-il, tire sur l’anthracite – sont dans un tel état qu’elles grelottent de froid et quand on leur dit : « Viens chez moi, il y a du feu », elles accourent si vite qu’elles grilleraient même les feux rouges ».
- J’espérais voir Lucifer ; vous vous doutez bien qu’en enfer, on s’attend à le voir…
- Il est sur terre, il travaille. En ce moment, avec la crise, les affaires vont plutôt bien : chômage, violence, désespérance … que demander de plus ? Pour nous, c’est du pain béni !
- J’ai lu dans une de vos brochures, « Diables de tous les pays, unissez-vous, le paradis est en danger ! » Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Confidentiellement, on craint la fermeture du paradis.
- Il se délocaliserait sur la terre ?
- Non, il s’agit des paradis fiscaux, ce sont nos principaux fournisseurs. Certains parlent de les fermer mais le pire n’est jamais sûr et, en enfer, nous savons qu’il ne faut jamais désespérer, que diable ! Allez, je ne vous dis pas adieu mais au revoir…
Gérard