THEOLOGIE "POUR LES NULS"

CETTE ANNEE 2003 :

L'INCARNATION

"Jésus, l'homme-Dieu "

 

" Dieu s'est épris d'amour pour l'homme, pour sa créature qu'il a trouvé belle. Comme tous les amoureux, il a voulu cette folie de devenir l'autre : homme. "

M.D. Chenu

 


Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu

 

3 - COMMENT ?

Un certain nombre d'entre vous m'ont dit qu'ils attendaient avec impatience la suite. Patience. On y vient. Aujourd'hui, nous allons commencer à répondre à la question première : Comment Dieu a-t-il pu se faire homme ? Est-il vraiment homme ? Un ami gynécologue m'a dit : "Si le Christ est vraiment homme, il a été conçu à la manière de tous les hommes, c'est-à-dire par suite de la fécondation d'une ovule par un spermatozoïde. Pour l'ovule, ça va, mais le spermatozoïde, de qui ?"

J'ai répondu en parlant de parthénogénèse. Les fourmis, les abeilles, par exemple. Mais il m'a répondu qu'en cas de parthénogénèse, l'être vivant qui en résulte ne peut être que féminin. Ce qui laisse notre problème entier.

Or, notre Credo nous dit de Jésus Christ qu'il est "Dieu né de Dieu... , engendré, non pas créé." d'où notre question : "Comment ?" A cette question, il va falloir des mois pour répondre. Courage.

1 - Une lecture agnostique.

C'est le sous-titre de l'ouvrage récent d'un professeur de lettres intitulé "Les deux visages de Dieu". Il analyse les deux formulations du Credo, le "Symbole des Apôtres", qui est celui que nous récitons le plus souvent, et le "Symbole de Nicée-Constantinople" qui est celui que nous chantions chaque dimanche en latin, dans l'ancienne liturgie (qu'on chante encore, du moins je l'espère, en certaines occasions). Il y voit deux expressions différentes de la foi chrétienne : celle du Symbole des Apôtres, plus humain, plus accessible, plus rigide aussi, plus marqué par le paganisme romain, et celle du Symbole de Nicée-Constantinople, le seul utilisé dans l'Eglise orthodoxe, qui montre Dieu sous un visage plus mystique, plus exigeant et cependant plus "ouvert" parce que usant d'un langage symbolique. Donc, différence radicale d'expression entre l'Occident plus rationaliste et l'Orient plus "mystique"

Là où le Symbole des apôtres (en usage notamment chez les catholiques et les protestants) déclare que nous croyons "en Jésus-Christ son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit et qui est de la Vierge Marie", le Symbole de Nicée dit : "Et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré par le Père avant tous les siècles...engendré, non pas créé, ayant la même nature que le Père, et par qui tout a été fait...Par le Saint Esprit il a pris chair de la Vierge Marie et s'est fait homme".

L'auteur, qui se dit agnostique, aborde ces textes avec respect. Il écrit :

"Dans le Symbole des Apôtres, tout semble assez simple. Tout le monde sait ce que veut dire "fils unique", selon la vision humaine des choses. Mais l'ajout de l'engendrement dans le Symbole de Nicée complexifie considérablement les choses, d'autant que Nicée y revient ensuite : "engendré, non pas fait"...Apparemment, "engendré" recèle un mystère...Pourquoi donc ici le mot "engendré" ? De deux choses l'une : ou bien Jésus est bel et bien né par ce qu'on entend d'habitude par engendrement, ce mot étant pris dans son sens physique ou littéral, fruit alors de l'union de Dieu avec une mortelle, comme dans les frasques du Jupiter antique : ou bien le sens du mot "engendrement" n'est pas celui qu'on lui donne d'habitude. Dans le premier cas, aucune rupture avec le monde païen, à la seule réserve évidemment du "miracle" lié pour la naissance de Jésus à l'"opération du Saint Esprit". Dans le second, le mot "engendré" doit être pris dans un autre sens, symbolique. Pour l'homme ou le croyant ordinaire, l'affaire reste embrouillée. Ou pire, il n'y a pas le sentiment d'un problème...La seule réflexion qu'il peut faire alors est l'acceptation du sens littéral, qui ici n'est pas sans danger, puisqu'il donne de Dieu et de la situation une vision totalement anthropomorphique. Jésus fils de Dieu = Dieu junior."

Alors ?

Je vais essayer de résumer l'argumentation de l'auteur, pour qui le mot "engendré" ne peut être pris qu'au sens symbolique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de réalité profonde, bien au contraire. "Engendré" fait d'abord référence au psaume 2, 7 où Dieu s'adresse au Messie pour lui dire : "Aujourd'hui je t'ai engendré", que saint Paul applique au Christ dans son discours à Antioche (Actes 13, 33). Ensuite, ce professeur de lettres explique que "ge-nitus" (en latin : "engendré") est un mot qui a évolué au cours des âges : lorsque le "ge" s'est perdu, s'est perdue aussi l'idée de descendance. (ge)nitus est devenu natus (né). Vous suivez ? Conclusion : "cette différenciation définit deux mondes culturels différents, le premier symbolique ou spirituel, le second factuel, littéral, physique ou historique". Cqfd.

Dans un cas, on parle de naissance (natus est de Maria Virgine) réelle, effective, physique, d'où nécessité d'une conception. C'est logique : on se situe dans le monde des hommes. Dans l'autre (Nicée), on ne parle pas de conception, car on ne raconte pas une histoire humaine, mais une histoire symbolique. Jésus, Fils de Dieu, est engendré. Certains pensent immédiatement adoption, d'autres, engendrement, au sens même de mise au monde. Sans oublier que, dans le Prologue de l'évangile de Jean, il est dit qu'"à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ceux-là ne sont pas nés du sang ni d'un vouloir de chair ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu." Vous et moi, donc.

Et notre auteur de conclure : "Nous ne sommes pas faits que de raison. Sans doute est-ce moins le nombre des contradictions logiques accumulées qui compte, que la richesse symbolique de chaque élément... En général, plus il y a de symboles en nos vies, plus profondément nous vivons. Ce n'est pas le ricanement qui fait battre le coeur. Il faut vivre par le symbole, ou mourir par la chair."

Bon ! Admettons, mais... Jésus est-il vraiment homme ?
Nous allons le voir, beaucoup de théologiens ont reculé devant cette affirmation : ils ne pouvaient pas concevoir que Dieu s'abaisse ainsi ! D'où des théories diverses, depuis la fin du Ier siècle de notre ère jusqu'à nos jours.

2 - Une image déformée.

Des erreurs, des interprétations unilatérales, voire même des essais de récupération du personnage, il y en a eu tout au long de l'histoire. Elles sont autant de révélateurs de questions vraies que nous nous posons à propos de Jésus. Un certain nombre d'entre elles porte une part de vérité, mais surtout, elles expriment un point de résistance de la raison humaine devant ce que saint Paul appelle le "scandale" et la "folie" de son événement et de son message. Certaines de ces interprétations soulèveront en nous des complicités ignorées ; mais elles nous obligeront à vérifier notre foi et à approfondir notre engagement à la suite de Jésus Seigneur.

Mais avant tout, rappelons une fois encore l'expérience fondamentale.

* L'expérience fondamentale.

L'expérience fondamentale - faut-il encore le rappeler ? - c'est que des hommes ont rencontré un homme qui les a appelés à le suivre. Ils ont cheminé avec lui, et ainsi ils ont appris à découvrir qu'il y avait en lui plus qu'un homme. D'où la question, que Jésus lui-même leur a posée : "Pour vous, qui suis-je ?" On sait la réponse de Pierre (réponse qui, dit Jésus, lui a été soufflée par le Père), mais ce n'est qu'à travers l'épreuve de la croix et l'expérience de la résurrection que les Apôtres pourront déclarer en pleine connaissance de cause que "Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié." (Actes 2, 36)

A partir de là, tout un mouvement de réflexion se déploie, d'abord dans le Nouveau Testament. Les témoins s'interrogent de plus en plus sur la relation de Jésus au Père. Ils se demandent qui est Jésus en définitive pour le Père et donc qui il "était" avant sa venue parmi nous, si l'on peut dire. La réponse est sans ambiguïté : tel Jésus a été manifesté glorieux par sa résurrection, comme "Fils de Dieu avec puissance" (Romains 1, 4), tel il était "avant la fondation du monde" (Jean 17, 5) et sa "sortie" d'auprès du Père.

* Et voilà la gnose !

Mais, déjà au temps de Paul et de Jean, certains chrétiens ont du mal à croire que Jésus est le Fils de Dieu "venu dans la chair" (1 Jean 4, 2). Ou bien ils semblent diviser en détachant le Christ de l'homme-Jésus. Ils n'arrivent pas à admettre que le Christ, vrai Dieu par origine, soit devenu un homme comme chacun d'entre nous. Pour Dieu, ce serait une promiscuité indigne. Ce serait un scandale de voir le Fils de Dieu soumis aux humiliations d'une naissance selon la chair. On les appelle les Gnostiques. Dans le courant du 2e siècle, ils s'organisent en système. Un système qui inquiète sérieusement les pasteurs de l'Eglise.

On les appelle "Gnostiques", du mot grec "gnosis" qui signifie "connaissance", la connaissance qui procure le salut à la part spirituelle de notre être. Car pour eux, tout ce qui est visible, matériel, est mauvais : la création est le fruit d'une chute, d'un péché. Le corps humain fait partie de ce monde condamné. Donc, le Verbe de Dieu ne peut pas prendre chair. L'humanité du Christ ? Ce n'est qu'une apparence. C'est pourquoi on les appelle aussi les "Docètes", partisans de l'apparence (Dokein, en grec, signifie paraître, sembler). On ne va pas entrer dans le détail de leur doctrine. Sachez cependant que, pour eux, le Christ n'a pris qu'un "corps angélique", purement spirituel (?), qui est passé à-travers la Vierge Marie sans vraiment se former en elle. Né en apparence, il est mort aussi en apparence. Pour d'autres, le Christ est le Jésus d'en-haut, l'un des esprits de la sphère divine qui est venu se poser sur le "Jésus d'en-bas", c'est-à-dire Jésus de Nazareth, le jour de son baptême, et s'est prudemment retiré avant sa passion. Saint Irénée de Lyon réfutera point par point ces doctrines dans son livre Contre les hérésies.

Dans cette hypothèse, il ne reste pratiquement rien de l'incarnation. Ce premier avatar fait de Jésus une illusion. Le refus de l'humanité du Christ chez les gnostiques contredisait trop une donnée évidente du Nouveau Testament pour pouvoir faire longtemps école. Mais la tentation profonde dont elle était une première manifestation resurgit au IVe siècle, avec Apollinaire.

* Le Jésus sans âme d'Apollinaire.

 Apollinaire, évêque de Laodicée dans les années 350, ne mettait pas en causes la réalité du corps du Christ. Mais il lui refusait la présence d'une âme humaine, intelligente et libre, capable de vouloir et d'aimer. C'était le Verbe de Dieu qui remplissait ces fonctions dans le corps de Jésus. Pourquoi cette idée surprenante ? Parce que c'est dans l'âme que réside la capacité d'autodétermination de l'homme. Jésus, s'il avait une âme purement humaine comme vous et moi, n'aurait pas pu éviter le péché. Donc, impossible qu'il ait eu une âme humaine comme la nôtre. C'est pourquoi Apollinaire, lisant dans saint Jean "Le Verbe s'est fait chair", nous explique que "le Verbe ne s'est pas fait homme, qu'il a simplement animé le corps de Jésus comme l'âme anime le corps humain." Et voilà !

Seulement, à y regarder de près, le Jésus d'Apollinaire est un monstre. N'importe qui, en effet, vous dira qu'un corps humain ne peut pas exister sans âme humaine. Il n'y a pas de dualité, mais une totale unité de l'être humain, corps et âme. Dans l'hypothèse d'Apollinaire, Jésus de Nazareth n'aurait pas été un homme et l'incarnation relèverait de la mythologie. En effet, on sait que l'âme humaine de Jésus fonctionnait très bien : il a partagé les sentiments des hommes, la joie et la tristesse, le trouble et l'angoisse, la colère contre le mal, l'admiration, et surtout l'amour. Il a connu la tentation au désert.

* Le Jésus sans nature humaine d'Eutychès.

Nous voici au Ve siècle. Eutychès, un pieux vieillard archimandrite d'un couvent de Constantinople, en vient à dire qu'en Jésus, c'est le Verbe de Dieu qui a absorbé son humanité. L'humanité se perd dans la divinité comme la goutte d'eau dans la mer. Pour lui, il n'y a pas "deux natures" dans le Christ, la nature divine et la nature humaine, mais une seule nature, d'où l'appellation "monophysisme" (une seule nature, en grec), qui est l'attitude qui sous-estime la réalité de l'humanité de Jésus. La même tendance se retrouvera au VIIe siècle chez ceux qui veulent amputer l'humanité de Jésus d'une volonté proprement humaine, ce qui contredit le témoignage de l'évangile. Voir par exemple le récit de l'agonie au Jardin des Oliviers où la volonté humaine de Jésus surmonte son horreur pour la mort et se soumet à la volonté du Père.

* Le Jésus "qui sait tout" du Moyen-Age.

Ici c'est beaucoup plus subtil, et la pensée des théologiens du Moyen-Age demeure dans les limites de l'orthodoxie. Jésus est vraiment Dieu et homme, mais la question est de savoir quelle conscience était la sienne. Jésus a-t-il disposé, pendant sa vie humaine, de toute la science divine ? Oui, ont répondu un certain nombre de théologiens. Jésus savait tout. C'est oublier la foi chrétienne proclamée dès les premiers jours, selon laquelle Dieu, en Jésus Christ, "s'est anéanti, en prenant la condition humaine". Dieu n'a pas fait semblant. Saint Thomas, en réaction, parlera de la "science acquise" de Jésus, celle qui a grandi en lui au cours de toute son existence.

Dans tous les cas, on a essayé de nous présenter un Jésus qui faisait semblant d'être un homme. On retrouvera cette pensée, exprimée sous des formes différentes, jusqu'à nos jours. Une autre tendance, que nous analyserons plus tard, sera celle des nombreux théologiens et penseurs qui, au cours des âges, ne verront en Jésus qu'un homme. L'Eglise a toujours tenu bon entre ces deux courants de pensée, qui sont encore d'actualité (nous le verrons dans les mois qui viennent), en affirmant que Jésus est pleinement Dieu et pleinement homme.

 (a suivre)

  25 février 2003

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