"L'entreprise divine ne se développe pas à la surface de l'histoire humaine. (...) Elle procède, à la lettre, par une incarnation, selon le type et la règle de l'événement majeur de l'incarnation du Fils de Dieu, homme parmi les hommes. Le salut s'accomplit par et dans une histoire, qui embraye positivement sur l'histoire terrestre. M.D. Chenu
Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu4- COMMENT (suite) ? Pour certains, qui refusent de penser Dieu s'abaissant à devenir réellement homme, le Christ, c'est un peu comme le chevalier des légendes qui se présente sous les apparences de la bête : Dieu aurait joué à l'homme. Cette tentation a la peau dure. On la retrouve à toutes les époques. On va en voir un récent exemple avec les théories de Bultman, un célèbre exégète du XXe siècle. Et, au fond, qui, un jour ou l'autre, n'a pas éprouvé quelque difficulté à prendre au sérieux la souffrance du Christ ? Sa mort est-elle si tragique puisque, Dieu, il ne pouvait mourir ? Ne sait-il pas à l'avance tout ce qui va se passer ? Ne connaît-il pas l'Ecriture sans l'avoir apprise ? Ce genre de questions montre à quel point nous risquons de réduire à une divine comédie ce que la théologie appelle l'Incarnation.
1 - Résurgences contemporaines.
Qui pense aujourd'hui aux Gnostiques, aux Docètes, à Apollinaire ou à Eutychès, dont je vous parlais le mois dernier ? Et pourtant, ce courant, qui consiste essentiellement à ne voir en Jésus que Dieu et à sous-estimer l'homme authentique nous est parvenu jusqu'à aujourd'hui par de multiples canaux. Particulièrement, on en trouve de multiples reflets dans la prédication. Au début du XXe siècle, l'archevêque d'Albi se plaignait de ce que les théologiens faisaient du Christ un être qui n'avait pratiquement plus rien d'humain, que le Verbe de Dieu remplaçait pratiquement l'âme humaine de Jésus. Cinquante ans plus tard, le théologien Ch. Moeller arrive à une constatation analogue. "Si vous posez aux jeunes la question : Jésus a-t-il une âme humaine ? plus de la moitié vous répondront non". Et le chanoine Masure écrit : "Ce serait une illusion de prendre pour des erreurs mortes ces hérésies aux noms lointains. Elles ne sont que trop vivantes. Le monophysisme est la tentation des personnes pieuses, mais ignorantes."
Un célèbre théologien anglican, J.A.T. Robinson, fait le même diagnostic, d'une manière parfois caricaturale. Voici quelques extraits de cette charge : "(pour beaucoup de gens) Jésus n'était pas un homme né et élevé comme tous les hommes ; il était Dieu inséré pour un moment dans une charade. Il ressemblait à un homme, il parlait comme un homme, il passait pour un homme, alors qu'au fond, ce n'était que Dieu affublé en homme... comme le Père Noël. Quelque précaution qu'on prenne à la formuler, la façon de voir traditionnelle laisse l'impression que Dieu a fait un voyage dans l'espace, et qu'il a atterri sur cette planète sous la forme d'un homme. Jésus n'était pas l'un d'entre nous, mais par le miracle de la naissance virginale il parvint à naître comme s'il s'agissait de l'un d'entre nous. En réalité il venait du dehors. (...) Le mot "incarnation" évoque l'idée d'une substance divine qu'on plonge dans la chair pour l'en revêtir, comme s'il s'agissait de chocolat et de papier d'argent".
Cette tendance "monophysite" a ses répercussions dans la totalité de la lecture du mystère chrétien. Par exemple, dans la représentation qu'on se fait de l'Église : de même que dans la personne du Christ on ne voyait que la présence de Dieu, sans tenir assez compte de l'humanisation de celui-ci, de même dans l'Église on ne voit qu'une expression immédiate du divin. On oublie que le don de Dieu est porté par des hommes et on se scandalise quand est révélé le caractère humain, trop humain, de ces hommes qui dirigent, ou qui, simplement, sont l'Église. On a connu cette tendance "monophysite", qui prend souvent le visage d'un conservatisme figé, qui se scandalise à priori devant tout changement.
Il existe également un "monophysisme de l'action" sous deux formes opposées : ou bien le Royaume ne respecte pas le monde qu'on veut plus ou moins assujettir dans un Etat politiquement absorbé par l'Église ; ou bien on identifie la vie du Royaume avec les énergies du monde jusqu'à les rendre indiscernables dans le mythe d'une société socialiste. "Intégrisme et progressisme sont donc les deux images contemporaines au plan de l'action chrétienne de l'antique erreur monophysite au plan de la pensée", écrit le P. Martelet. Le cardinal Marty précisait bien les choses à propos du thème "Libération des hommes et salut en Jésus-Christ", en 1974. Parmi les conditions nécessaires à une réflexion évangélique sur un tel sujet, il citait "le principe qui a présidé au concile de Chalcédoine : ni séparation, ni confusion."
2 - Bultmann : Une résurgence gnostique ?
Bultmann est un célèbre exégète allemand de la première moitié du XXe siècle. Même si ses propres élèves ont pris leurs distances d'avec ses théories, il reste qu'il a marqué des générations de chercheurs en science biblique. On va essayer de faire simple pour vous expliquer son entreprise. Concrètement, elle tendait à vouloir séparer, dans le Nouveau Testament, ce qui relève du mythe de ce qui est réellement historique ; distinguer "le Jésus Christ prêché, qui est le Seigneur", du "Jésus historique" du passé. On peut se demander si son entreprise ne marque pas un retour inconscient aux tendances gnostiques ou docètes dont nous parlions le mois dernier.
"Je pense il est vrai, écrit-il, que nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes en notre possession, très fragmentaires et envahies par la légende, n'ont manifestement aucun intérêt sur ce point, et parce qu'il n'existe aucune autre source sur Jésus." Pour lui, ce n'est pas dramatique, car la personne de Jésus ne l'intéresse pas. Ce qui importe, dit-il, c'est qu'une Parole s'est produite à l'occasion de Jésus de Nazareth, et que cette Parole, actualisée dans la prédication de l'Église, interpelle chaque homme dans l'aujourd'hui de son existence pour provoquer la décision de sa foi.
C'est déprimant, ajoute-t-il, pour celui qui s'intéresse à la personnalité de Jésus. Mais pour lui, l'essentiel n'est pas là. Ce qui l'intéresse, c'est "l'ensemble des pensées" qui se trouvent dans la couche la plus ancienne du message. "La tradition nomme Jésus l'auteur de ces pensées, et il y a de fortes chances qu'il le soit. Même s'il en était autrement, cela ne changerait en rien ce qui nous est dit dans la tradition (...) Chacun reste libre de mettre le nom de "Jésus" entre guillemets et de considérer ce mot comme une abréviation pour le phénomène historique qui nous occupe".
Et voilà ! Jésus n'est plus qu'un "nom de code". Sa personne n'a plus aucune importance. Ce qu'il a vécu, sa naissance, sa vie, sa mort et sa résurrection, la signification de cette vie ne sont pas ce qui importe. Ce qui compte, ce sont des "événements de Parole". Alors que selon le témoignage de tous les écrits du Nouveau Testament, personne et action, existence concrète et parole, identité et mission sont inséparables, Bultmann retient uniquement le message et la parole. Ainsi, la résurrection n'est plus la résurrection de Jésus en son corps, mais simplement un événement de la prédication chrétienne. Pas question d'Incarnation au sens où l'entend l'Église : pour lui, l'incarnation de la Parole est désincarnée. Donc, tout ce qu'a vécu Jésus en sa chair d'homme, sa souffrance, sa passion, ne joue aucun rôle dans notre salut. Le Verbe ne s'est pas vraiment fait chair et n'a pas partagé la condition de l'homme au coeur de notre histoire.
Cette forme de "docétisme" est la forme inverse du docétisme des premiers siècles. Les premiers estimaient que la proximité de Dieu et de l'homme en Jésus était une promiscuité pour Dieu. Aujourd'hui, la même proximité est perçue comme une promiscuité pour l'homme, offensé dans son autonomie et dans ses conceptions évoluées par une intervention du divin dans le monde. Dans l'un et l'autre cas, c'est oublier que celui qui a été appelé Christ était un homme, Jésus.
Nous voici toujours sur la ligne de crête, extrêmement aiguë : Jésus, pleinement homme, pleinement Dieu. Après avoir regardé et analysé la doctrine de ceux qui pensent, plus ou moins, que Dieu a fait semblant de se faire homme, et donc qui amputent ou diminuent la véritable humanité de Jésus, nous abordons l'autre versant : ceux qui voient en Jésus un homme, pleinement homme, mais pas pleinement Dieu. Ils veulent réduire Jésus à son humanité, avec toutes les conséquences que cela comporte dans la vie et dans l'action. Allons-y. Accrochez-vous : ce n'est pas toujours facile à comprendre. Mais vous allez le voir, c'est terriblement actuel.
La revendication fondamentale de notre temps, en effet, concerne l'homme. Aussi, dans l'ambiance occidentale largement post-chrétienne, la figure humaine de Jésus garde-t-elle une grande force d'attraction. Par contre, la question de Dieu apparaît comme la grande inconnue. Que veut donc dire la foi chrétienne en affirmant que Jésus est vrai Dieu ? La chose est-elle possible et même pensable ? Nous pensons les deux termes en termes de rivalité entre Dieu et l'homme : ou c'est l'un ou c'est l'autre. Si Dieu existe, il n'y a pas de place pour l'homme ; si l'homme veut exister vraiment, alors il n'y a plus de place pour Dieu. Soyons sérieux, diront certains, Jésus est l'un ou l'autre. Qu'est-il donc en définitive ?
On a reproché au catéchisme de notre enfance d'avoir trop insisté sur "Jésus vraiment Dieu" et donc d'avoir entretenu des formes de christianisme auxquelles on reprochait de déprécier la valeur de l'homme. En 1944 paraissait une (éphémère) revue, Jeunesse de l'Église, dont le titre du premier numéro était révélateur : "Le christianisme a-t-il dévirilisé l'homme ?" La protestation contre cette figure de Jésus et ses conséquences se fait encore plus vive de nos jours. Rappelez-vous le succès de la série télévisée "Corpus Christi" sur Arte, et les remous autour du livre "Jésus" de Jacques Duquesne. On veut tout savoir du Jésus historique, partir de ce point ferme, ce qui est louable. Mais certains s'arrêtent là : Jésus n'est qu'un grand homme. D'autres veulent "démythologiser" l'histoire. Quant à parvenir à la reconnaissance de sa divinité ! On court donc le risque de faire du christianisme une religion de l'homme dans l'oubli de Dieu, alors qu'autrefois on risquait de faire du christianisme une religion de Dieu dans l'oubli de l'homme.
3 - Jésus, un homme adopté comme Fils de Dieu.
Dès le deuxième siècle, il y eut des chrétiens - surtout d'origine juive - qui voulurent ramener Jésus au rang des prophètes. Jésus était "l'élu de Dieu", le vrai prophète, c'est-à-dire un homme qui, par la sainteté de sa vie, avait mérité d'obtenir la faveur de Dieu. On appelle ces chrétiens les Ebionites. Ils rejetaient les récits de l'enfance dans les évangiles de Matthieu et de Luc, ils niaient la conception virginale de Jésus, sa filiation divine et sa préexistence. La scène du baptême, avec la descente du Saint-Esprit, était pour eux le signe de "l'union d'un être céleste avec l'homme Jésus, union dont le terme est le Christ". Selon des auteurs anciens, "le Jésus des Ebionites mérita en premier lieu le nom de Christ en accomplissant la Loi".
Un peu plus tard, Théodore l'Ancien semble le premier représentant de ce qu'on appellera désormais l'adoptianisme, c'est-à-dire la conception pour laquelle "le Christ était homme, purement et simplement, mais un homme exceptionnellement comblé de la grâce divine, c'est-à-dire un homme adopté comme fils de Dieu. L'idée fit son chemin. Elle amena la première crise de l'histoire de la christologie. Paul de Samosate, évêque d'Antioche, fut en effet condamné par un concile local pour avoir soutenu que "le Christ n'est pas descendu du ciel, mais vient d'en-bas". Il aurait aussi enseigné que le Verbe habitait simplement dans un homme. Voilà une idée simple, donc séduisante et, à première vue, raisonnable. Mais qui contredisait l'essentiel de la foi chrétienne. On verra pourquoi, la prochaine fois, en abordant Arius et le succès de l'arianisme. Et la manière extrêmement précise dont l'Église, au concile de Nicée "rectifié" Constantinople, affirma Jésus pleinement homme et pleinement Dieu.
25 mars 2003