THEOLOGIE "POUR LES NULS"

CETTE ANNEE 2003 :

L'INCARNATION

"Jésus, l'homme-Dieu "

"Se peut-il que celui dont l'Évangile fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même ? Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Oui, la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu."

Jean-Jacques Rousseau 

 


Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu

 6 - Au siècle des Lumières.

Changement de temps : nous entrons dans la "modernité". Le philosophe se veut totalement indépendant de la théologie. Changement de lieu : ceux qui parlent de Jésus n'appartiennent plus à l'Église de la même manière. Ils sont adeptes d'une "foi philosophique" éclairée par la pure lumière de la raison. Ils nous présentent un Jésus philosophe et moraliste, Sage de l'humanité et Maître de vertu. Pas Dieu fait homme, mais simplement un homme "sublime".

1 - Le Maître sublime.

Le XVIIIe siècle s'est donné à lui-même le nom d' "âge des lumières" (en allemand Aufklärung), se présentant comme un temps de libération de tous les obscurantismes. Ce terme de "lumières" résume toute une idéologie : l'homme vit éclairé par la raison, il ne croit à rien qu'il ne puisse contrôler, il est épris d'un idéal de progrès, de civilisation et de vertu ; il espère enfin en une ère de libéralisme, de tolérance, d'égalité et de fraternité.

Tout cet idéal est projeté sur la personne de Jésus qui est décrit par les hommes du temps comme une personnalité humaine (simplement humaine) exemplaire. Un historien a fait la synthèse de ce nouveau portrait de Jésus en sélectionnant un certain nombre d'expressions suggestives :

"Sa grandeur ne consiste pas dans sa divinité, mais bien dans la noblesse de ses sentiments, dans la sublimité de ses desseins bienveillants, dans son attitude inébranlable, dans sa sagesse et sa vertu, qu'aucun mortel ne pourra jamais égaler. Cet "homme" n'apparaît plus comme le deuxième Adam, le rédempteur, ni comme le médiateur, mais comme "le sage de Nazareth", "le savant de son peuple", "le maître du genre humain", dont "l'amitié, la bienveillance et l'amabilité" sont autant louées que sa "grandeur d'esprit", sa "sérénité d'âme", ses "sentiments humains d'amitié", son "coeur sensible" et son "zèle brûlant pour le bien des hommes et leur illumination". Il est le maître d'une "philosophie pratique et véritable", au même titre que les prophètes juifs et que les philosophes païens. Il va à la mort "plus noble qu'un Socrate", avec "le regard tranquille du sage" pour qui "il n'y a pas d'énigme ni d'effroi " devant l'abîme. Pour l'âme pieuse, Jésus est "l'enfant préféré de Dieu, riche en dons, en vertu, en intelligence, toujours un modèle de vertu pour la jeunesse."

Sa mort et son oeuvre rédemptrice sont uniquement présentées dans le cadre du naturel et de l'humain. Sa souffrance et sa mort sont uniquement "une source de perfectionnement pour le monde, un exemple de vertu et un modèle de moralité". Il rend ainsi "le suprême témoignage à la vérité qu'il prêche et à la vertu qu'il fonde sur la propagation de cette vérité". Il est mort "comme martyr de la vérité et de la vertu". Dans la même logique, l'eucharistie s'efface derrière "le repas de l'amitié" ou "le festin des sages", ou "l'alliance pour mourir au vice et vivre à la vertu".

Donc, pour les hommes du siècle des Lumières, sous le langage assez pompeux de l'époque, Jésus est le héros d'une religion naturelle, faite de vérité rationnelle et de vertu morale. Son portrait véhicule de véritables valeurs évangéliques, mais celles-ci apparaissent aplaties dans un horizon exclusivement humain et dans une conception "déiste" bien abstraite.

2 - Jean-Jacques Rousseau. Jésus et l'évangile.

Après ce portrait-robot, voici l'éloge sincère et enflammé que Jean-Jacques Rousseau fait de Jésus dans la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard. Rousseau commence par vanter la "religion naturelle", qui est pour lui la religion essentielle. Il l'oppose à la révélation où il ne voit "qu'embarras, mystère et obscurité", en particulier du fait de la concurrence incompréhensible des religions qui se prétendent révélées. Sa position est celle d'une tolérance conservatrice et universelle : que chacun vive dans sa religion et respecte les autres. Pour lui, toutes les religions se valent et sont bonnes quand on y sert Dieu convenablement.

Pourtant, Jean-Jacques avoue que ce "doute respectueux" est comme contredit par l'impression que l'Évangile fait à son coeur. C'est alors qu'il se livre à un vibrant parallèle entre Socrate et Jésus. Il déclare que les livres des philosophes "sont petits près de l'Évangile". "Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même ?"

Ne nous faisons pas illusion : pour Jean-Jacques, Jésus est un homme divin, beaucoup plus que le Fils de Dieu au sens propre. Le vicaire savoyard profère de violentes diatribes contre les dogmes, choses absurdes et sans raison, les mystères et les miracles. Il déclare : "Otez les miracles de l'Évangile et toute la terre est aux pieds de Jésus Christ". Dans l'Emile, Rousseau jette cette boutade : "Qu'une vierge soit la mère de son créateur, qu'elle ait enfanté Dieu ou seulement un homme auquel Dieu s'est joint... Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira, j'ignore en quoi cela peut intéresser les autres, quant à moi, cela ne m'intéresse pas du tout". Bref, pour Jean-Jacques, l'essentiel est cette admiration enthousiaste pour la figure humaine de Jésus : celui-ci est plus qu'humain, surhumain ou divin, parce qu'il a porté dans l'histoire à son sommet la sagesse enseignée en même temps que la vertu personnelle. Rousseau respecte donc l'Évangile et il entend le suivre ; mais on voit bien ce qu'il en retient : une sagesse exemplaire et une vertu sublime, dépouillée du "fatras" des croyances, non seulement incapables de contredire la raison, mais livrant plutôt le modèle qui ouvre le coeur à l'enseignement de la raison. Tel est le christianisme de Rousseau, disciple de Jésus-Christ qui a "prescrit moins d'articles de foi que de bonnes oeuvres". Cette image de Jésus baigne dans la sentimentalité du XVIIIe siècle. Elle donne la religion du coeur et de la raison. Elle va influencer le philosophe Kant.

3 - Kant : Jésus, l'homme divin exemplaire.

Dans un livre publié à la fin du XVIIIe siècle, intitulé "La religion dans les limites de la simple raison", Emmanuel Kant explique que la religion n'a d'autre but que de permettre à l'humanité de parvenir à "la perfection morale" qui est en même temps son bonheur. L'Église est la réalisation d'une communauté morale, d'un peuple de Dieu dont la tâche est de conduire l'humanité à l'approche du "Royaume de Dieu", lequel n'est rien d'autre que le royaume de la vertu et de la raison.

Quant à la personne de Jésus, Kant l'aborde en deux temps. Premièrement il explique que, dans le plan divin, il y a l'idée d'une humanité parfaite. Cette humanité, en Dieu de toute éternité, on peut l'appeler Fils de Dieu. Nous en avons bien l'idée en nous, mais comme cette idée ne vient pas de nous, il vaut mieux dire que ce modèle idéal "est descendu du ciel vers nous, qu'il a revêtu l'humanité. Cette union avec nous peut donc être considérée comme un état d'abaissement du Fils de Dieu". (Vous suivez ? C'est abstrait, je le reconnais) L'auteur continue en expliquant que le devoir de l'humanité est de s'élever à cet idéal de perfection morale, grâce à la force de son idée qui nous est proposée comme modèle. Mais - deuxièmement - la raison de l'homme est capable de dire quelque chose de plus sur la réalisation concrète de cet "idéal de l'humanité agréable à Dieu" Donc, quand notre raison réfléchit en profondeur à l'idéal qu'elle trouve inscrit en elle-même, elle déduit l'existence d'un homme qui aurait vécu la sainteté morale manifestée en Jésus (Vous suivez toujours ?)

Un tel saint a existé, c'est Jésus, "un personnage dont la sagesse plus pure encore que celle des philosophes jusqu'à ce jour, semblait descendue du ciel. Il se proclamait lui-même un homme, il est vrai, mais aussi comme un envoyé qui originairement, en sa primitive existence, n'était pas compris dans le pacte que le reste de l'humanité avait conclu avec le mauvais principe... sur lui le prince de ce monde n'avait point prise".

Du destin de Jésus, Kant retient, comme Rousseau, deux éléments : "la sagesse la plus pure" et une fermeté exemplaire dans la persécution et la souffrance. Maître de morale, Jésus proclame que "la foi servile" (à des jours de culte, des confessions et des usages) est en soi vaine, mais que la foi morale, au contraire, qui seule sanctifie l'homme, est la seule qui procure le salut.

Donc, à côté d'intuitions profondes chez Kant, il y a une tendance, propre à son époque, "de rabattre la révélation sur la raison". On trouve chez Kant une réduction systématique de l'événement et de la personne de Jésus à l'intérieur des catégories de la raison. Le Jésus de Kant ne donne rien aux hommes. Il ne leur apporte plus la Bonne Nouvelle de l'intervention personnelle et gracieuse de Dieu pour leur libération et la réalisation de leur vocation.

4 - Jean-Paul : Jésus prophète de la mort de Dieu.

Le slogan de la mort de Dieu ne date pas d'aujourd'hui. Nietzsche lui-même, qui en a fait un cri de ralliement, n'en est pas l'inventeur. Le thème appartient à la tradition chrétienne (surtout luthérienne), en ce sens très précis qu'en Jésus c'est Dieu lui-même qui est mort sur la croix par la main des méchants. De même qu'il est né de la Vierge Marie, le Verbe de Dieu est réellement mort, avant de ressusciter. Mais la culture moderne a repris l'expression pour indiquer la disparition de Dieu dans notre monde à la fois adulte et orphelin.

Un texte étonnant, daté des dernières années du XVIIIe siècle (1795), sous la plume du poète allemand Jean-Paul Richter, dit Jean-Paul,fait du Christ mort le prophète de l'absence de Dieu. Il s'agit d'un songe fait par l'auteur et intitulé : "Du haut de l'édifice du monde, le Christ mort déclare qu'il n'y a point de Dieu".

L'auteur rêve qu'il est dans un cimetière auprès d'une église. Il participe à une sorte de danse des "ombres livides" qui se lèvent de leur cercueil et envahissent l'église dans une ambiance d'apocalypse. Alors le Christ apparaît aux morts : "Les morts s'écrièrent ; O Christ ! n'est-il point de Dieu ? - Il répondit : - Il n'en est point. - Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi : - J'ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n'est point de Dieu.... J'ai regardé dans l'abîme et je me suis écrié : - Père, où es-tu ? - Mais je n'ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l'abîme, et l'éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m'a seule répondu..." Tout à coup, spectacle affreux ! les enfants morts, qui s'étaient réveillés à leur tour dans le cimetière, accoururent et se prosternèrent devant la figure majestueuse qui était sur l'autel, et dirent : -Jésus, n'avons-nous pas de père ? - Et il répondit avec un torrent de larmes : - Nous sommes tous orphelins ; moi et vous, nous n'avons point de père."

Jean-Paul précise qu'il s'agit là d'un cauchemar athée. Le dormeur, à son réveil, rend "grâce à Dieu dont l'existence éclate dans la certitude et l'émoi du coeur". Seulement voilà : le texte a été traduit en français par Mme de Staël, et elle s'est arrêtée avant la conclusion. Aussi, ce songe et sa traduction ont-ils fourni à l'athéisme ambiant et littéraire son cadre, son climat, sa figuration, sa thématique. Il est remarquable que le songe de Jean-Paul mette cette annonce dans la bouche même du Christ : la mort du Christ devient le signe de la mort de Dieu. Jésus le Sage devient le symbole de l'homme abandonné à sa solitude. L'image fera son chemin au XIXe siècle et jusqu'à aujourd'hui. (à suivre)

27 mai 2003

      Retour au sommaire