"Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l'appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, ou lui ait été identique, mais en ce sens que Jésus est l'individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin." Ernest Renan
Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu7 - Des interprétations politiques. Dès les temps anciens, on a connu des interprétations politiques de la personnalité de Jésus. Le Christ en majesté, le "Pantokrator" des images orientales, s'inspire des images qu'on avait de l'empire d'Orient ; et à l'âge baroque, il est revêtu des attributs d'un Roi-soleil. Mais, à partir de la Révolution française, les interprétations politiques se font plus conscientes, et surtout plus populaires. En voici quelques-unes. On est loin des réflexions théologiques sur Jésus, Dieu fait homme.
1 - Le sans-culotte de Nazareth.
En 1789, Jésus est tout d'abord brandi par les révolutionnaires comme un héros pauvre, le contraire du prêtre, l'accusateur des riches :
"Le sans-culotte de la Judée était un brave homme qui ne faisait de tort à âme qui vive... Il naquit pauvre, il vécut pauvre, il annonça son évangile aux pauvres, il vécut pour les pauvres, il mourut pauvre ! Et les pauvres ont été dépouillés, déchirés, incarcérés, asservis, dévorés, pour enrichir les ministres de l'Évangile".
"Songez que Jésus était un véritable Sans-Culotte, qui n'a péri que de la main des prêtres."
" Il développa tous les principes de l'égalité morale et du patriotisme le plus pur. Il affronta tous les dangers, il s'éleva contre les grands qui, de tous temps, ont abusé de leurs pouvoirs : il fut sobre et soulagea l'indigent ; il aida les malheureux à souffrir ; il fut haï des gens puissants qu'il irritait, et persécuté des intrigants qu'il démasquait."
Un peu plus tard, la critique de l'Église devient la critique du Jésus crucifié qu'elle annonce. Souvent il s'agit de refuser la doctrine de sa divinité, en réduisant le message évangélique à un simple enseignement moral. Et même, ensuite, cette leçon de morale sera attaquée :
"On nous donne la mort du fils de Dieu comme preuve indubitable de sa bonté. N'est-elle pas plutôt une preuve indubitable de sa férocité, de sa vengeance implacable ? La pratique de la morale évangélique ne peut que décourager l'homme et le jeter dans le désespoir."
Le catéchisme du curé Meslier ajoute le sarcasme à la même critique :
"D. Qu'est-ce que la Passion de Jésus-Christ ?
R. Le supplice d'un fanatique plus à plaindre qu'à blâmer, qui méritait plus de pitié que de courroux.
D. Quels furent les prodiges arrivés à la mort de Jésus-Christ ?
R. Le plus grand de ces prodiges, c'est qu'on en parle encore."2 - Liberté, Egalité, Fraternité.
La Révolution française voit une coïncidence entre le message de Jésus et son idéal de liberté, égalité, fraternité. Le Christ est présenté comme le héros de la vertu, de la tolérance et de la moralité :
"En apportant au monde un culte meilleur, le fondateur du christianisme, pour le rendre durable, l'appuya, le cimenta de cette égalité fraternelle, si conforme à notre origine et à notre destinée. L'égalité fraternelle ne connaît guère de hiérarchie, aussi Jésus disait-il à ses apôtres : il n'y aura parmi vous ni premier ni dernier."
Tout au long du XIXe siècle, c'est une idée reçue : 1789 accomplit l'Évangile. Le thème chemine dans les esprits, et évolue vers la conception d'un Jésus authentiquement révolutionnaire qui montera avec les partisans sur les barricades de 1848. Le thème est partout, non plus comme Jésus sans-culotte, mais plutôt comme le Christ crucifié et ensuite ressuscité dans la gloire. Les manifestants qui pillent les Tuileries découvrent un crucifix et le portent en procession jusqu'à l'église Saint-Roch aux cris de "Vive le Christ". Extrait d'un discours de l'époque :
"Le saint, le sublime Républicain, le Républicain de tous les temps et de tous les pays, c'est le Christ, mort pour vous sur l'arbre de la liberté. Oui, c'est du calvaire qu'est descendue la liberté, non seulement pour quelques-uns, mais pour tous, et au profit de tous... C'est du Calvaire qu'est descendue l'égalité... Le saint, le sublime Républicain, c'est le Christ, celui qui le premier ait dit aux hommes : "Aimez-vous les uns les autres... Soyez unis, soyez frères". Oui, c'est du Calvaire qu'est descendue la fraternité."
Toute une série de "catéchismes" à cette époque, font le parallèle entre le mystère du Christ et la situation politique en France. Citons le Petit catéchisme républicain :
"Je crois que la République est née de la volonté du peuple, qu'elle a souffert de longues années ; est descendue aux cachots ; est ressuscitée sur les barricades : qu'elle s'est élevée au-dessus du despotisme, d'où elle jugera les malfaiteurs."
"Frères travailleurs... comprenez et reportez à Jésus Christ toute votre dignité. Car l'Évangile nous apprend que le fils de Marie fut d'abord ouvrier, enseignant ainsi et consacrant par son exemple la loi du Travail."
En parallèle, il y a la longue tradition de l'anticléricalisme pour qui la doctrine et les institutions de l'Église sont "une corruption de l'essence même du message démocratique du Christ". Le citoyen Declergue écrit :
"Le Christ veut l'ordre, avec l'amour du prochain, et non l'ordre des baïonnettes. Je vous dis en vérité que l'épée ne rétablira jamais la paix et l'ordre, tant que la misère sera le partage de la multitude, et l'abondance l'apanage de quelques-uns. Si c'était possible, Dieu ne serait pas Dieu. Alors le Christ est venu, en réformateur révolutionnaire, détruire les innombrables abus, et changer le vieil édifice social où les uns possèdent tout, et les autres rien."
3 - Les identifications au Christ.
C'est également au XIXe siècle qu'on se prend à identifier au Christ et à son destin, soit le peuple, soit de grands personnages de l'histoire. Ainsi Marat, assassiné par Charlotte Corday :
"Comme Jésus, Marat aima ardemment le peuple et n'aima que lui. Comme Jésus, Marat détesta les rois, les nobles, les prêtres, les riches. Et comme Jésus, il ne cessa de combattre ces pestes de la société. Comme Jésus, il mena une vie pauvre et frugale..."
Pour les royalistes, le destin de Louis XVI est assimilé à celui de Jésus crucifié.
Mais c'est surtout chez les révolutionnaires qu'on assimile le peuple français opprimé à Jésus dans sa passion. La figure qui donna lieu à l'identification la plus poussée au Christ fut certainement celle de Napoléon. Au XIXe siècle, il y eut un véritable mythe de Napoléon, Messie des temps modernes, investi de la mission de faire bénéficier l'Europe des fruits de la libération révolutionnaire. Quelques extraits :"Waterloo est le Golgotha-Peuple
"Waterloo est le Vendredi Saint
"Du grand Christ Peuple"."Pareil à l'homme-Dieu cloué sur le Calvaire
J'ai vu se disputer tous les rois de la terre
Pour les débris de mon manteau"."Napoléon-Christ-France a souffert la passion à Waterloo, a bu le calice, a été mis à mort et est descendu au tombeau, mais le Messie-Révolution connaîtra la résurrection" (Edgar Quinet)
On retrouve de telles identifications jusqu'à notre époque. Dans un hebdomadaire chrétien que je ne citerai pas, on lit, en 1974, une paraphrase de l'épître aux Philippiens (chapitre 2) appliquée à Che Guevara :
"...lui qui ne considéra pas comme un privilège d'être égal à Fidel, mais qui, volontairement, s'abaissa lui-même en partant pour l'exil dans un pays étranger et hostile. Il devint en toutes choses semblable aux partisans anonymes luttant pour la libération de leur peuple, il partagea sans réserve ni hésitation toutes les circonstances de leur vie périlleuse jusqu'à ce qu'il eût trouvé la mort dans les forêts boliviennes, trahi par ses amis, poursuivi par les forces de l'impérialisme... dans toute la mythologie latino-américaine et spécialement à Cuba on lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom. Che n'est en rien un homme vaincu, mais bien le combattant qui donne sa vie pour la libération des autres. Tout ce qu'on dit de lui retentit comme une prédication sécularisée du Christ ressuscité. Ce mort est vivant et une révolution qui peut produire de tels hommes ne peut mourir."
4 - Jésus socialiste
Les qualificatifs de Jésus socialiste et communiste (au sens que ces mots avaient en 1850) commencent à se répandre. Lu dans le Populaire :
"Est-ce que vous n'avez pas vu dans l'Évangile que Jésus, ce Jésus adoré comme un Dieu, proclamait la Fraternité et l'Égalité, qu'il condamnait l'opulence et la richesse, qu'il concentrait tout son intérêt sur le pauvre et l'opprimé, qu'il recommandait l'association fraternelle, qu'il vivait en Communauté avec ses apôtres, en un mot qu'il était communiste ? Oui, Jésus était communiste, et ses apôtres, et les Pères de l'Église, et les premiers chrétiens étaient communistes."
Victor Considérant écrit :
"Le Christ glorieux est ressuscité et vous ne le retuerez pas, car il est esprit. Le Christ est une IDEE, et cette IDEE a pris possession de la conscience des peuples. Cette Idée, c'est le SOCIALISME."
Proudhon, dans son journal Le Peuple :
"Le conseil d'administration de l'Église chrétienne primitive prévient ses frères qu'un banquet fraternel aura lieu le 25 décembre, jour anniversaire de la naissance du Christ, fondateur du christianisme rationnel et social que nous professons. Banquet religieux et social présidé par le citoyen Chatel, fondateur de l'Église française, en mémoire de la naissance de Jésus-Christ, le grand apôtre du socialisme".
Le même Proudhon écrit :
"Jésus est une individualité à retrouver, à restituer... Jésus, dépouillé de ses miracles, de sa messianité, de sa divinité, de tout autre prestige surnaturel, ramené à la vérité de sa nature, à sa pure individualité, devient un homme prodigieux... Est-il interdit de croire que Jésus n'était pas mort, lorsqu'on le descendit de la croix, et qu'il survécut à son supplice ?"
5 - La Vie de Jésus de D.F. Strauss (1835-1864)
Deux parties dans ce livre : une "esquisse historique" et "le mythe". Dans la première partie, l'auteur présente la vie de Jésus en retranchant tout ce qui dépasse l'ordre de l'homme et de la nature, tout ce qui est mis au compte du mythe. Il récuse donc non seulement le "merveilleux", mais aussi tout ce qui est qualifié d'improbable. Jésus devient donc ainsi un prédicant incomparable, dont la conviction s'exprime en particulier dans le sermon sur la montagne. Jésus avait développé en lui, "jusqu'à complet épanouissement, cette âme sereine, une avec Dieu et fraternelle à tous les hommes... L'homme en lui, d'esclave, était devenu libre".
Tout le reste est de l'ordre du mythe. Et d'abord la résurrection : "Le premier effet de la personne et de l'action de Jésus a été de faire naître chez ses disciples la foi en sa résurrection. Cette foi, à son tour,, exalte les esprits, et le mythe échauffé développe une végétation luxuriante de rejetons de plus en plus merveilleux". Autres récits mythiques, ceux qui concernent l'enfance de Jésus, sa conception virginale, le Verbe créateur et incarné. Mais aussi l'activité miraculeuse de Jésus, sa transfiguration et même les récits de la Passion.
Mais, pour Strauss, le mythe est porteur de "vérités éternelles", si bien que "tel est le progrès où tendent toutes les nobles aspirations de notre époque, par lequel la religion du Christ doit s'épanouir en religion de l'humanité". C'est l'humanité qui est "le Dieu incarné" et "la réunion des deux natures : elle est l'enfant de la mère visible et du père invisible, de l'Esprit et de la Nature... l'être qui meurt, qui ressuscite et qui monte au ciel".
6 - Jésus, l'homme incomparable, d'Ernest Renan (1863)
Un immense succès de librairie : dix éditions en un an. L'auteur a quarante ans. Il a été séminariste, mais, n'arrivant pas à surmonter l'opposition entre la science et la foi, il quitte le séminaire. Il constate qu'il "n'est plus catholique", mais "l'idée qu'en abandonnant l'Église je resterais fidèle à Jésus s'empara de moi". En 1861, un voyage au Moyen Orient fut pour lui l'occasion d'une sorte de coup de foudre devant "la merveilleuse harmonie de l'idéal évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre". Il découvrit la Galilée au printemps : elle devint pour lui comme le cinquième évangile.
Renan oppose la Galilée riante à la sévère Judée et, de même, oppose la première prédication de Jésus, le beau rêve du début où tout paraissait facile, et l'enseignement donné en Judée, violent et exalté du fait de l'opposition rencontrée. Jésus était donc un des nombreux prédicateurs itinérants de son pays, mais la séduction du "doux rabbi galiléen" fut étonnante. "La tendresse de son coeur se transforma chez lui en douceur infinie, en vague poésie, en charme universel". "Sa grande originalité fut de s'envisager très vite avec Dieu dans la relation d'un fils avec son père". Il rassemble un petit groupe de fidèles à qui il enseigne "la fraternité des hommes, fils de Dieu, et les conséquences morales qui en résultent, avec un sentiment exquis", c'est-à-dire le mépris du monde, le bonheur des pauvres et le devoir d'imprévoyance. Son autorité grandit, et Jésus se laisse déborder par l'exaltation de ses disciples. "Il a laissé se former autour de lui toute une végétation légendaire".
Mais cette touchante idylle ne pouvait durer. Jésus commence à s'affronter à son peuple,il s'irrite que sa parole ne trouve plus d'écho en Judée. Alors son enseignement change de ton. Il est persuadé qu'il est le Messie, il a perdu sa foi juive, il s'attaque ouvertement à la Loi. Il devient faiseur de miracles,"ce que facilitait la poétique ignorance de l'époque vis-à-vis de toute loi physique et de toute science médicale. La légende en augmenta le nombre et la variété". Ses exigences n'avaient plus de bornes, "On dirait que dans ces moments de guerre contre les besoins les plus légitimes du coeur, il avait oublié le plaisir de vivre, d'aimer, de voir, de sentir."
Après avoir raconté sans émotion la mort de Jésus, Renan s'adresse à lui pour lui dire : "Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton oeuvre est achevée, ta divinité est fondée". Pas question de résurrection : simplement une certaine immortalité : "Aussi le cri "Il est ressuscité" courut parmi les disciples comme un éclair. L'amour lui fit trouver partout une créance facile. La forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l'amour ! moments sacrés où la passion d'une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité".
oOo Pour vous, qui est Jésus Christ ? A cette question, depuis le début, des hommes ont donné des réponses. Celles que nous venons de présenter nous poussent à une conclusion : il n'y a pas d'histoire neutre et purement objective. La plupart des auteurs des vies de Jésus ont voulu se libérer du parti-pris de la foi, mais ils sont restés prisonniers de leurs propres parti-pris. Et comme notre connaissance de Jésus repose presque exclusivement sur des documents qui ne sont pas des livres d'histoire au sens moderne du terme, mais des confessions de foi, il n'est pas étonnant que certains mettent en doute leur témoignage. Ces témoignages ne sont pas une invention, et pourtant ils ne racontent pas une histoire pour elle-même. Ils l'interprètent à la lumière décisive de la résurrection. C'est pourquoi je pense qu'il est impossible d'écrire une vie de Jésus. Ce qui ne veut pas dire que nous ne sachions historiquement rien de certain. Le chrétien ne peut pas prendre son parti d'une scission pure et simple entre le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi : ils sont un seul et même Jésus Christ.
30 juin 2003
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