"Je n'ai jamais envisagé autre chose que la religion catholique, justement à cause de l'incarnation." Françoise Mallet Joris
Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu2 - DEFINIR LES MOTS Je ne savais pas où je m'embarquais, lorsque j'ai choisi de vous présenter cette année le mystère de l'Incarnation. En janvier, dans la première séquence, il fallait lire et relire les passages du Nouveau Testament qui disent la foi des premiers témoins, essentiellement les Apôtres. Mais, en y regardant d'un peu près, je m'aperçois que c'est comme une pelote de laine emmêlée : on tire sur un fil, et il vient, avec des noeuds, des longueurs et des longueurs de fil. Allez savoir où ça commence et où ça s'arrête ! Donc, on va cheminer, et je crois que le chemin sera plus long que je ne le pensais, peut-être même avec nombre de virages.
Mais voilà que me revient à l'esprit une sentence de Confucius : "Si j'étais empereur de Chine, disait-il un jour, je prendrais un décret pour définir les mots." C'est vrai : on éviterait ainsi quantité de malentendus. C'est pourquoi, ce mois-ci, pour continuer notre recherche, je vous invite à réfléchir sur trois mots couramment employés pour parler de Jésus-Christ: Le Verbe - qui s'est fait chair - qui est Fils de Dieu.
1 - AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE.
C'est ainsi que commence l'Evangile selon saint Jean. Première erreur à éviter : celle qui consisterait à prendre le mot "verbe" dans son sens grammatical : un mot qui sous-tend une action, un mot qu'on peut conjuguer ; dans une phrase, il y a un sujet, un verbe et un complément. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Verbe, c'est la traduction du mot latin verbum, qui signifie parole. Si bien que plusieurs traductions de l'Evangile écrivent : "Au commencement était la parole". Seulement voilà : en français, employer, pour traduire verbum, le mot "parole" réduit des trois-quart le sens du mot latin, qui est lui-même la traduction du mot grec employé par saint Jean (n'oubliez pas que les évangiles ont été écrits en grec). Le mot grec, c'est logos. Et le mot logos, pour les premiers lecteurs, est un mot lourd de signification philosophique et religieuse.
Il s'agit, pour faire simple, d'une parole qui ne sert pas seulement à informer (comme lorsque je dis : il fait beau ce matin). Le Logos, c'est une parole créatrice, qui régit et organise le cosmos. Cela vous étonne, qu'on emploie le mot parole dans ce sens ? Moi, pas ! Pour reprendre le mot du poète (Vercors ou Aragon ? je ne sais plus) s'adressant à sa bien-aimée, "Ta parole me construit". Et si je fais appel à ma propre expérience, je me souviens de paroles qui, tout au long de ma vie, m'ont "construit" tel que je suis aujourd'hui. Je vous invite à faire vous-même cette expérience et à prendre le temps de vous souvenir de paroles (conversations, réflexions, remarques, petits mots d'amour) qui vous ont créés tels que vous êtes à ce jour.
C'est dans ce sens, d'ailleurs, que la première page de la Bible, au premier récit de la création, nous dit que Dieu a tout créé par sa parole. "Dieu dit : "Que la lumière soit". Et la lumière fut." etc... Toute création dans l'univers et dans la nature est l'oeuvre d'une parole créatrice. Rien n'est créé sans cette parole créatrice. C'est l'acte de dire qui est au principe de toute création. Le mot parole en français présente l'inconvénient de désigner ce qui est dit, la chose qui est dite. Dans la pensée juive, c'est l'acte même de dire qui est à l'origine de chaque création nouvelle. La parole de Dieu est créatrice. Ce qui est dit, c'est l'être créé. L'acte de dire, c'est l'acte de créer.
"Au commencement était le logos, et le logos était tourné vers Dieu et le logos était Dieu. Il était au commencement tourné vers Dieu. Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui." Voilà un emprunt explicite de l'évangile de Jean à la philosophie grecque. Notre actuel ministre de l'Education nationale, Luc Ferry, explique dans son dernier livre ("Qu'est-ce qu'une vie réussie", pages 313 et suivantes) que toute la sagesse antique ne pouvait que souscrire à une telle affirmation. Celle-ci rejoignait par ces trois versets le fondement de la pensée des philosophes. Il cite saint Augustin qui déclarait, dans La Cité de Dieu, que les platoniciens auraient bien voulu que ces premières lignes de l'Evangile de Jean "fussent gravées en lettre d'or et exposées dans toutes les églises au lieu le plus éminent". Seulement voilà ! Il y a la suite : "Et le Logos s'est fait chair". Et notre ministre-philosophe explique très bien que là réside la rupture entre l'annonce de l'Evangile et la sagesse grecque, comme d'ailleurs avec la pensée juive. Que le Verbe de Dieu se fasse personne humaine, c'était impensable, aussi bien pour un penseur grec que pour un rabbin juif. Saint Paul le dit explicitement : "Nous prêchons un messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens." ( 1 Corinthiens 1, 23). Folie et scandale, aujourd'hui encore, pour une bonne partie de l'humanité. Que le Logos, la "pensée pure", se fasse chair, c'est difficile à croire, quand on y réfléchit un peu. Mais avant d'aller plus loin, il faut nous expliquer sur le mot "chair", pour bien comprendre l'expression "Et le Verbe s'est fait chair".
2 - LA CHAIR, DANS LE LANGAGE BIBLIQUE.
Dans le langage profane, le mot grec, sarx, signifie la chair, et seulement par extension le corps ; mais principalement la viande, la chair des animaux qu'on mange, une partie de cadavre, par exemple. Dans l'Evangile de saint Jean, le mot sert à traduire un mot hébreu, basar, qui a deux sens : non seulement la viande, mais aussi l'être vivant, l'homme dans sa nature corporelle. Il est alors synonyme du nom commun adam. Au psaume 56, par exemple : au verset 5, le mot homme traduit le mot hébreu basar ("Quel mal pourrait me faire un simple mortel ?") et au verset 12, le mot homme traduit l'hébreu adam ( "Quel mal pourraient me faire les hommes ?") J'aime bien la version de la Bible qui a traduit "Le Verbe s'est fait chair" par ces mots : "Le Verbe s'est fait un être de chair". Pour faire encore plus simple, traduisons : "Dieu en chair et en os."
Pourquoi Jean l'évangéliste emploie-t-il ce mot chair, alors qu'il aurait pu employer le mot homme, ou un autre mot grec, sôma, qui signifie aussi le corps ? On pense que, peut-être, il voulait déjà réagir contre une doctrine (on y reviendra) qui refusait le réalisme de l'incarnation : Dieu aurait fait semblant de prendre un corps d'homme, disaient certains commentateurs des premiers siècles. Si Jean utilise le mot chair, c'est pour bien préciser ce qui fait la spécificité et l'essentiel de notre foi chrétienne : en Jésus Christ, c'est le Verbe qui prend notre chair mortelle, périssable. Il n'a pas fait semblant.
Voilà ce que ni les sages (de l'antiquité et de tous les temps) ni les "docteurs" de la religion juive (et de bien d'autres religions) ne peuvent accepter. Ce mot "chair" est essentiel. L'Homme-Dieu est homme véritable, avec les limites de la condition humaine, mais aussi avec sa grandeur.
Faisons attention, quand on parle de la chair, de ne pas y mettre de nuance péjorative. La Bible ne considère jamais la chair comme foncièrement mauvaise. Elle a été créée par Dieu et Dieu, en son Verbe, vient l'assumer. Le mot chair désigne simplement la condition de créature. Pour le moment, on laisse de côté une autre distinction, celle qu'apportera saint Paul quand il parle de la chair, qui désigne alors la condition pécheresse de l'homme. C'est pourquoi, d'ailleurs, parlant du Christ, on dit toujours qu'ils s'est fait homme en toutes choses, excepté le péché. On ne retient donc ici que la réalité de la chair telle qu'elle nous apparait et telle qu'elle est décrite dans la Bible : hormis Dieu, tout est chair ; et ordinairement, qui dit chair dit fragilité de créature : "Toute chair est comme l'herbe..." (Isaïe).
Donc notre foi chrétienne nous dit que "Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, a pris chair de la Vierge Marie et s'est fait homme."
Fils unique de Dieu : est-ce une image, ou une réalité ?
3 - FILS DE DIEU.
L'expression est très ancienne. On la trouve dans les mythologies du Moyen Orient où elle désigne les enfants des divinités (qui sont toutes mariées), et, par extension, tous les membres de la cour de ces divinités. Par analogie, l'expression "fils de Dieu" désignera, dans quelques rares passages de l'Ancien Testament, les anges qui forment la cour divine (Yahveh n'ayant pas d'épouse).
Plus fréquemment, le peuple d'Israël va traduire son expérience de l'Exode en disant que Dieu est son père. Dans Osée, on lit : "Quand Israël était jeune, dit le Seigneur, je me suis mis à l'aimer et je l'ai appelé, lui mon fils, à sortir d'Egypte." A partir de cette expérience, le titre de fils peut être attribué à l'ensemble du peuple de Dieu pour lui rappeler qu'il est consacré à ce Dieu-Père, ou pour lui reprocher ses infidélités. Mais il est certain que la conscience d'être fils de Dieu devient un des éléments essentiels de la piété juive.
Toujours au Moyen-Orient, les mythologies anciennes faisaient toujours des rois des fils des dieux, eux-mêmes divinisés. L'Ancien Testament exclut cette possibilité. Le roi n'est qu'un homme parmi les autres. Cependant David et sa race ont fait l'objet, de la part de Dieu, d'un choix personnel. "Je serai pour lui un père, et lui sera pour moi un fils", est-il écrit au premier livre de Samuel 7, 14. Désormais le titre de "fils de Yahweh" sera un titre royal, et quand il n'y aura plus de roi, il deviendra un titre du futur messie attendu, un titre messianique.
Dans les évangiles synoptiques, le Christ est appelé fils de Dieu : c'est donc un titre messianique (rappelez-vous : Messie = Christ). D'où les inévitables équivoques. Et en premier lieu lors de la scène de la tentation : Satan ("Si tu es le Fils de Dieu") va mettre l'accent sur le mot Dieu, alors que Jésus réplique en insistant sur le mot fils. Jésus refuse toute suggestion de messianisme terrestre. C'est pourquoi il fait taire les démons qui crient partout son titre de Fils de Dieu. A Pierre qui le proclame Fils de Dieu, Jésus répond, certes, en lui disant que ce n'est pas lui qui a trouvé cela tout seul, mais que c'est l'Esprit qui le lui a soufflé ; mais immédiatement il parle de son destin terrestre, qui n'est pas un destin de gloire, mais la mort sur une croix pour accéder à la gloire. Ce n'est qu'au moment de son procès que Jésus répond à Caïphe qu'il est Fils de Dieu (ce qui est le plus sûr moyen de se faire condamner), mais immédiatement il situe cette condition de fils de Dieu qui lui est propre à la fin des temps, quand il viendra comme souverain juge.
La mort de Jésus achève de dissiper toutes les équivoques : ce sera un soldat païen qui, au pied de la croix, proclamera que l'homme qui vient de mourir était vraiment fils de Dieu. (Marc 15, 19). Mais ce n'est que par la résurrection que les apôtres ont compris finalement le mystère de la filiation divine. C'est seulement après la Pentecôte qu'ils iront annoncer au monde entier que Jésus est vraiment le Fils de Dieu. Chez Paul, ce sera le point de départ d'une réflexion théologique beaucoup plus poussée. Relire les textes que j'ai publiés le mois dernier. Pour Paul, Dieu a envoyé son Fils afin que nous soyons réconciliés par sa mort. Actuellement, il l'a établi dans sa puissance et il nous appelle à la communion avec lui, car il nous a transférés dans son Royaume. La vie chrétienne est une vie "dans la foi au Fils de Dieu qui nous a aimés et s'est livré pour nous", et une attente du jour où il reviendra des cieux "pour nous délivrer de la colère".
Enfin - revenons au commencement de nos propos d'aujourd'hui - chez saint Jean, la théologie de Jésus Christ fils unique de Dieu est un thème dominant. Jésus parle en termes clairs des rapports entre le Fils et le Père. Il y a entre eux unité parfaite d'opération et de gloire. Le Père communique tout au Fils parce qu'il l'aime : pouvoir de donner la vie, pouvoir de juger, etc. Lorsque Jésus retourne à Dieu, le Père glorifie le Fils pour que le Fils le glorifie. Ainsi se précise la doctrine de l'Incarnation : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour sauver le monde. Ce Fils unique nous révèle qui est Dieu. Il communique aux hommes la vie éternelle qui vient de Dieu. L'oeuvre à accomplir, c'est donc de croire en lui. Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui ne croit pas est condamné.
Ces précisions nécessaires étant apportées, nous allons pouvoir continuer notre recherche avec ces matériaux indispensables : ces définitions d'aujourd'hui. Et nous verrons que ce n'est pas si facile que cela à admettre, Dieu qui se fait homme, ou un homme, Jésus, qui est "divinisé" au sens propre du terme. Des tas de questions vont surgir : sur le comment (comment cela peut-il se faire ?) et sur le pourquoi : au fait, à votre avis, pourquoi Dieu s'est-il fait homme ?
28 janvier 2003