L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN

11 - Le discours sur le pain de vie
(Jean 6, 26-71)

Ce discours, qui suit les récits de la multiplication des pains et de la marche sur les eaux, donne à l'ensemble, avec les choix qui le suivent, une grande importance.

Quatre parties dans ce discours :
* une introduction (26-31)
* le corps du discours (31-51 a)
* un développement final, sans doute rajouté après coup (51 b - 58)
* un dialogue et les réactions des disciples (59-71)

1 - Introduction (26-31) "L'oeuvre, c'est de croire".

La foule s'est mise à la recherche de Jésus. Lui, très lucidement, analyse les raisons de cette recherche : "Ce n'est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé du pain à satiété."

Le terme "signes" a ici sa pleine valeur. Le signe, pour Jean, c'est un chemin, ouverture à une compréhension plus grande, accès à une réalité qui est celle de l'Esprit ("Ce qui naît de l'Esprit est esprit" 3, 16). La nourriture périssable était un signe. Or le signe n'a pas été vu. Il en est resté à son caractère de miracle matériel (le mot grec semeion veut dire aussi miracle) Il n'a pas mené vers un au-delà de lui-même. Le miracle n'a pas été signe, mais écran.

v. 27 - "Travaillez , non pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle" C'est l'opposition du périssable et de l'éternel, comme ailleurs du terrestre et du céleste, de la chair et de l'esprit.
"que le Fils de l'homme vous donnera" : dans certains manuscrits, c'est "vous donne", ce qui est plus juste. Voir le v. 32 : avec Jésus la vie éternelle est un déjà-là pour celui qui croit (v. 47)
"C'est lui que le Père - Dieu même - a marqué de son sceau" : Dieu a mis sur lui sa marque. Allusion au baptême du Christ où l'Esprit est venu et est demeuré sur lui (1, 32). Pour les chrétiens, le baptême était un sceau (2 Corinthiens 1, 22)

v. 28 - Les Juifs accrochent Jésus sur l'oeuvre, le travail à faire. Il y avait dans la Loi beaucoup de commandements à accomplir scrupuleusement. Ils sont donc prêts à travailler pour que vienne enfin le règne messianique ; prêts à s'y mettre de toutes leurs forces. Et pourtant ce n'est pas cela !

v. 29 - "L'oeuvre de Dieu, c'est que vous croyiez en celui qu'il a envoyé". Voilà le déroutant, le paradoxal. Eux pensent "oeuvres", Jésus répond "Foi" (C'est ce que reprendra saint Paul). Qu'est-ce que c'est "croire en Jésus", cette "oeuvre" pour laquelle l'effort de l'homme est impuissant ? Dans son ordre propre, l'homme ne peut travailler que pour du périssable. Jésus prétendait donner une nourriture qui demeurerait éternellement. Mais quels signes en donnait-il ? Dans le désert, il fallait croire à Moïse, mais Moïse donnait de grands signes, c'est pourquoi la question suivante :

v. 30-31 - "Et toi, quels signes ?" (cf. Paul, dans 1 Corinthiens 1, 22 : "Les Juifs demandent des signes...")
"Nos pères, dans le désert, ont mangé la manne." L'épisode de la manne,à ramasser chaque jour sans rien garder pour le lendemain, était devenu dans la tradition biblique symbole de la foi en la Parole de Dieu. La ration quotidienne était une épreuve dans cette route de pauvreté. La manne manifestait que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, d'où identification facile entre parole et manne. Cependant, la manne, chaque jour, tous les jours la même chose, c'était fastidieux, insipide. En Nombres 11, 4, on voit les Hébreux regretter les marmites de viande d'Egypte. Relisez le chapitre 11 en entier et vous verrez. Plusieurs psaumes rappellent quels furent, au désert, les bienfaits de Dieu et l'ingratitude du peuple. Lisez par exemple le psaume 78. Dans toute une partie de la tradition, la traversée du désert, qui pouvait être regardée comme le temps idéal où Dieu accompagnait son peuple, est considérée comme le temps du murmure et de l'infidélité. (1 Corinthiens 10, 5-8). C'est cette tradition qui est sous-jacente au discours sur le pain de vie où les murmures des Juifs rappellent ceux de leurs pères dans le désert.
Moïse avait fait beaucoup mieux que Jésus, pensent les Juifs. Ici se perçoit l'écho des discussions entre la synagogue et les premiers chrétiens : on s'affrontait, textes à l'appui : Moïse avait donné la manne tous les jours pendant quarante ans, et toi, Jésus, une seule fois... Nous sommes au coeur du débat. La manne avait été l'éducatrice de la foi du peuple au désert. Qu'est-ce qu'elle annonçait ?

2 - Le corps du discours (32-51a)

Notez la structure de ce discours en a - b - c - d - c' - b' - a'

*a - (v. 32-34) Ce n'est pas Moïse, mais le Père, qui donne le vrai pain du ciel, celui qui descend du ciel et donne la vie au monde. Le pain véritable que Dieu donne à l'humanité pour la nourrir, la fortifier, la transformer, l'humaniser, c'est le Fils de l'homme. C'est ce que les Pères de l'Église ont appelé la typologie : l'histoire du Peuple de Dieu est anticipation, figure, type de ce qui se réalisera plus tard. Le passé anticipe sur l'avenir, mais l'avenir est plus riche que l'anticipation, la réalisation plus riche que l'annonce.

*b - (v. 35-36). C'est moi le pain de vie. Qui croit en moi n'aura plus jamais faim ni soif. Mais vous voyez et vous ne croyez pas !

*c (v. 37-40) Tout ce que me donne le Père viendra à moi et moi, je le ressusciterai au dernier jour.

*d (v. 41-43) Murmures des Juifs : ne connaissons-nous pas son père et sa mère ?

*c' (v. 44-45) Nul ne peut venir à moi si mon Père ne l'attire et moi je le ressusciterai au dernier jour..

*b' (v. 46-48) Personne n'a vu le Père sauf celui qui vient de Dieu. Celui qui croit à la vie éternelle. C'est moi le pain de vie.

*a' (v. 49-51) Vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts. C'est moi le pain vivant qui descend du ciel. Qui mangera de ce pain vivra éternellement.

C'est un plan. Il est discutable. Le texte de Jean est tellement enchevêtré qu'il ne se laisse pas mettre facilement dans un cadre. Par exemple, l'expression "je le ressusciterai au dernier jour" apparaît aux versets 39, 40; 44, puis en 56.

La vie éternelle est présentée à la fois comme à venir (au dernier jour) et comme déjà donnée à celui qui croit (v. 47). Même lien entre croire et vie éternelle au v. 40. Au v. 35, la vie éternelle est liée au pain de vie, donc pour celui qui croit, puis aux v. 50-51, on passe du "croire" au "manger" : "celui qui mange a la vie éternelle".

Le rapport pain-parole est bien connu dans la Bible (voir Amos 8, 11, Ezéchiel 3, 3) Comme la manne représentait déjà la Parole de Dieu, l'image de la Parole (le Logos) court derrière l'image du pain de vie.

Les fragments a et a' opposent la manne du désert (de Moïse) et le vrai pain qui descend du ciel, celui qui seul donne la vie. En a', on insiste sur l'opposition mort-vie : la manne autrefois avait exigé la foi,mais n'avait pas empêché les Hébreux de mourir et de mourir à cause de leur infidélité. C'est maintenant une figure dépassée : Jésus en a repris le caractère de Parole de Dieu et de Pain du ciel, seulement, maintenant, il donne la vie. Une précision encore à propos de "ma chair". En hébreu, basar, la chair, traduit en grec par "sarx", désigne l'être vivant tout entier. Jésus "donne sa chair pour la vie du monde", cela veut dire que Jésus se donne tout entier lui-même, il donne l'être qu'il est. Il est la nourriture vivante pour l'humanité. On peut se nourrir de pain, on peut se nourrir d'une pensée. Ici, on peut se nourrir d'une personne. Il n'y a aucune idée d'anthropophagie.

Les fragments c et c' expliquent que le "croire" n'est pas oeuvre humaine. Le "croire" vient du Père. C'est le Père qui donne et attire à Jésus ceux qui croient en lui

Le fragment d (v. 41-43) est le centre du discours. "Les Juifs murmuraient" : le mot est faible. C'est davantage "rouspéter". Pourquoi ? Parce qu'il avait dit "Je suis le pain descendu du ciel". On le connaît : c'est le fils de Joseph, on connaît son père et sa mère ! Jésus leur dit : "Ne rouspétez pas entre vous." Les Juifs manifestaient bruyamment leur mécontentement. Ils connaissent Jésus. Pour eux, il n'y a pas de mystère de la personne de Jésus. "De Galilée, que peut-il sortir de bon !" Et en 9, 24 : "Nous savons que cet homme est un pécheur." Au centre du discours sur le pain de vie apparaît donc le "savoir" des hommes qui ne sauraient dépasser les apparences. Ceci rejoint la doctrine du Verbe fait chair. L'humilité, la bassesse de la "chair" ont caché l'origine divine. Croire en Jésus est impensable. Nous pouvons l'expliquer, nous le connaissons, disent les raisonnements humains. Aujourd'hui encore.

3 - La finale du discours (v. 51b - 59) : Le pain, c'est ma chair pour la vie du monde.

Ce développement va mener le scandale à son comble. On retrouve dans ces versets les mêmes thèmes que dans le reste du discours : vie éternelle, résurrection au dernier jour, évocation du désert, mais au v. 51b il introduit une évocation de la Passion dans une perspective sacramentaire.

Dès le début du chapitre, on trouve des consonances eucharistiques, certaines pour un lecteur chrétien. Cependant, ce qui n'était indiqué qu'en sourdine est maintenant très appuyé : insistance marquée sur le fait de manger la chair et de boire le sang, sans doute parce que dirigée contre les adversaires (peut-être des Juifs convertis de tendance gnostique qui, pendant un temps, auraient appartenu à la communauté). Les gnostiques niaient la Passion : ils ne pouvaient qu'être scandalisés par la référence à la chair et au sang qui, séparés, évoquent la Passion.

v. 51 - "Le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde." Jusqu'ici, le pain du ciel aurait pu être interprété uniquement dans la Parole (qu'on peut manger) si le lecteur ou l'auditeur n'avaient été sensible aux résonances eucharistiques. La chair (cf. plus haut) c'est l'être humain tout entier, dans ses limites et sa fragilité. Mais ici, naît le malentendu : les Juifs pensent viande, chair humaine, anthropophagie.

v. 53 - Chair et sang. Le groupe chair-sang peut désigner le composé humain, mais la séparation ne peut plus s'expliquer que dans le sens sacramentaire. Manger la chair et boire le sang du Fils de l'homme c'est s'unir, dans l'acte de manger et de boire, à Celui qui fait le lien entre le ciel et la terre, celui qui est d'origine divine (descendu du ciel - avoir par lui dès maintenant la vie éternelle). Comme au v. 40, sont associés vie éternelle et résurrection au dernier jour. Cette vie éternelle déjà commencée débouchera sur la résurrection finale.

A partir du v. 54, à la place de manger (en grec phagein), l'évangile emploie quatre fois le verbe "trogein" qui veut dire mâcher, dévorer, comme pour accentuer le sens réaliste du fait de manger. Selon la coutume juive, les aliments du repas pascal devaient être soigneusement mâchés.

v. 56 - Un parallèle avec le v. 54 : il y a équivalence entre "avoir la vie éternelle" et "demeurer en moi et moi en lui". C'est une sorte de définition de la vie éternelle déjà commencée, déjà présente en celui qui croit : la vie éternelle est un déjà-maintenant..

v. 57 - Premier passage avec le "comme" propre à Jean, pour exprimer une correspondance entre les relations du Fils avec le Père et les relations du Fils avec les hommes. On y reviendra. Il ne s'agit pas seulement d'ailleurs d'une simple correspondance, mais véritablement d'un partage. Ici le Père, le Vivant, est la source de la vie du Fils. De cette vie, le Fils fait vivre celui qui le mange.

v. 58 - Renvoie à l'épisode du désert et de la manne. Le pain descendu du ciel est "non pas comme celui qu'ont mangé les pères." La manne est remise à sa place de figure transitoire. La grande nouveauté de cette finale, par rapport au reste du discours, c'est l'allusion certaine à la pratique sacramentaire de l'Église primitive et à la Cène, par le "manger la chair et boire le sang" , formule plus sémitique, plus proche des origines que celle qui a été transmise, où l'on parle du corps et du sang : "Ceci est mon corps."

v. 59 - Au verset 24 on voyait Jésus à Capharnaüm sans dire qu'il était entré à la synagogue. Ici on précise. Alors, est-ce au cours d'un office synagogal qu'a été prononcé le discours sur le pain de vie ? Sans doute pas. Cette Parole a dû être réservée à des disciples.

4 - L'option des disciples (v. 60-71)

C'est dans le groupe des disciples que s'infiltre le scandale. Au verset 60, les disciples partagent les murmures des Juifs. Jésus s'en aperçoit (v. 61) Sur quoi porte le scandale ? D'abord sur le fait de reconnaître en Jésus, à travers sa chair (sa personne) l'envoyé du ciel qui donne la vie éternelle et ressuscite au dernier jour. Ensuite, sur la nécessité de reconnaître, aujourd'hui, son action efficace dans la communauté. On trouve ici un écho des difficultés de la communauté chrétienne cherchant à préciser le sens actuel de la Cène. Il ne s'agit pas seulement d'un souvenir, mais d'une présence du ressuscité agissant sur les dons. Il s'agit de reconnaître que le rassemblement de la communauté est sous la puissance actuelle du Christ ressuscité qui s'unit à ses disciples par le pain et le vin (c'est en mangeant et en buvant que le disciple demeure dans le Christ et le Christ en lui). Ainsi le Christ donne-t-il la vie éternelle. Il faut donc croire qu'à travers sa passion le Christ a été glorifié (v. 62) : si vous reconnaissez sa gloire de ressuscité, vous comprendrez.

v. 63 : Le don du Christ ressuscité, c'est l'Esprit. C'est lui qui nous fait reconnaître le sens de ses paroles et les transforme en vie. L'Esprit fait comprendre le "manger la chair et boire le sang" dans un sens spirituel. Le lecteur chrétien pense au Calvaire. Il peut adhérer à cette rude parole.

v. 64 - "mais il en est parmi vous qui ne croient pas". Croire est employé ici au sens fort. Ce n'est pas croire que de suivre Jésus pour des motifs humains. Première allusion à Judas : Judas n'a pas cru.

Beaucoup de disciples se retirent. Le discours du pain de vie est une pierre d'achoppement à la personne de Jésus. C'est la déception cruelle après les espérances soulevées par ce libérateur qu'on espérait. Ce texte fait plonger dans le drame historique de l'option messianique faite par Jésus, qui provoqua la désaffection de beaucoup de disciples. Mais il fait entrer aussi dans les crises de la communauté primitive : scandale de la croix, scandale de la pratique sacramentaire chrétienne. Qui pourra croire ?

Jésus s'adresse alors aux Douze. C'est la seule mention des Douze en saint Jean. C'est Simon Pierre qui répond au nom des Douze. Comme dans les synoptiques, cette déclaration suit la multiplication des pains. Mais dans Jean, la confession de Pierre suit l'épreuve de la foi, tandis que dans les synoptiques la foi de Pierre, encore incomplète, sera suivie d'une protestation lorsque Jésus annonce sa Passion.

V. 68-69 - "Simon-Pierre répondit : Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous avons vu, nous avons cru et nous savons que tu es le Saint de Dieu.". L'expression "Saint de Dieu" est l'équivalent du "Christ de Dieu" en Luc. Christ, c'est celui qui est oint, consacré. Le mot "saint" évoque ce qui est du domaine de Dieu, sanctifié, finalement consacré. Les démons, en Marc 1, 24, crient leur effroi en disant eux aussi à Jésus "Tu es le Saint de Dieu".

v. 70-71 - Dernières notations qui renvoient à la Cène. En Luc 22, 28, on lit "Vous êtes ceux qui êtes demeurés avec moi dans mes épreuves". Chez Jean, au dernier repas, le diable qui a déjà inspiré Judas, entre définitivement en lui (13, 27). Judas, c'est "celui qui allait le livrer."

Ainsi, dans l'écriture même du texte, cet ensemble sur la multiplication des pains déjà si nettement eucharistique, s'achève sur une référence explicite au dernier repas et à "la nuit où Jésus fut livré."

(à suivre, le 15 mars 2005)

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