L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'EVANGILE SELON SAINT JEAN Après Matthieu, Marc et Luc, que j'ai essayé de vous présenter ces dernières années, nous allons au cours des mois qui viennent lire ensemble le quatrième Evangile, intitulé "Evangile selon saint Jean" (car nous chercherons à savoir plus précisément qui en est l'auteur). A la différence des trois autres, dont on fait une lecture plus ou moins continue, un par année (nous terminons l'année C, consacrée à Luc), il n'y a pas dans notre liturgie des dimanches de lecture continue de Jean. On en lit des passages - assez nombreux certes - en certaines occasions de chaque année. Quant à nous, nous allons en faire une lecture plus suivie et plus approfondie (du moins je l'espère) pour en déguster toute la richesse. C'est l'évangile que je préfère, sans pour autant, d'ailleurs, rabaisser les trois autres. Le malheur serait de les comparer. Mais je crois qu'il va plus profond que les autres dans la connaissance de ce Jésus, dont il annonce la Bonne Nouvelle.
Pour commencer, nous allons essayer de le situer dans l'époque où il a été conçu, puis rédigé. En gros, les 70 premières années du Christianisme. Le texte que nous possédons porte la trace des polémiques, des conflits, des ruptures qui ont marqué l'Église primitive et plus particulièrement le milieu dans lequel cet évangile a été écrit. Ne croyez pas que ce fut facile. Les bagarres furent rudes. Mais c'est grâce à ces bagarres, à ces affrontements que le récit évangélique a gagné en profondeur.
1 - LES CONFLITS DU Ier SIECLE 1 - Disciples de Jésus et disciples de Jean.
Pour commencer, lisez Jean 3, 22-26. Vous y verrez Jésus faire de la concurrence à Jean-Baptiste. Seul le 4e évangile nous rapporte que Jésus a baptisé, comme Jean. Jésus, en Judée, au sud, et Jean au nord, à Aïnôn, Tous deux dans le Jourdain. C'était donc avant que Jean ne soit jeté en prison (les autres évangélistes font débuter le ministère de Jésus après l'arrestation de Jean). On voit les disciples du Baptiste venir rapporter, indignés, que Jésus, lui aussi, baptise.
L'information est intéressante. Les synoptiques ne parlent pas de cela. Mais les disciples de Jean manifestent leur irritation et leur jalousie : "Tous vont vers lui !" La rivalité commence. Elle durera longtemps, bien après la mort du Précurseur. A côté de la primitive Eglise, il y a eu des communautés qui se réclamaient du message de Jean Baptiste. Et cela d'autant plus que les tout premiers disciples de Jésus étaient des transfuges : André et Jean avaient été disciples de Jean avant de suivre Jésus. Par ailleurs, les deux groupes étaient totalement différents dans leurs comportements. Ne serait-ce que par rapport au jeûne. Les disciples de Jean jeûnent, mais pas ceux de Jésus (Marc 2, 18). Jean-Baptiste se nourrit de sauterelles et de miel sauvage, alors que Jésus mange et boit (Matthieu 11, 19). Enfin Luc nous rapporte les doutes de Jean Baptiste emprisonné : il fait demander à Jésus s'il est "celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre."
Bref, sans cesse les disciples de Jésus vont essayer de convaincre leurs ex-camarades, leur rappelant que Jean-Baptiste lui-même avait témoigné en faveur de Jésus comme étant le Messie attendu. Ils ne furent pas écoutés. Nous trouvons dans le Prologue de l'Évangile de Jean un écho de cette polémique : il réfute l'opinion que Jean ait été la lumière : "Il y eut un homme envoyé de Dieu dont le nom était Jean. il vint pour rendre témoignage à la Lumière, pour que tous croient grâce à lui. Il n'était pas la Lumière, mais c'était afin de rendre témoignage à la lumière." (1, 6-8) Et plus loin, dans le même passage du Prologue, l'auteur prend bien soin de préciser que Jean était "une voix" (1, 23), et non pas la Parole.
Des documents plus tardifs nous apprennent que les disciples de Jean constituèrent une secte et que les affrontements furent rudes avec les chrétiens. Premier conflit.
2 - Les juifs.
Dans l'évangile de Jean, l'expression "les juifs" désigne souvent ceux qui, dans la nation juive, ont rejeté Jésus. L'hostilité des autorités juives figure toutes les hostilités contre Jésus. C'est un peu un synonyme d'une autre expression dans saint Jean : "Le monde", considéré dans sa haine contre Jésus.
Les premiers disciples étaient des juifs. Comment se fait-il que les auteurs de l'évangile marquent ainsi leurs distances vis-à-vis de leurs frères de race ? C'est qu'il y a eu une coupure dont l'évangile se fait l'écho. La prise de distance s'est faite dès l'époque de Jésus, mais elle a été ensuite en s'accentuant. Controverses entre la communauté chrétienne primitive considérée comme hérétique, et la Synagogue, seule autorité existante après la ruine du Temple. Et des synagogues, il y en a dans toutes les régions de l'Empire romain. Au milieu de cette diaspora d'origine juive naissent et grandissent des communautés chrétiennes composées non seulement de juifs, mais aussi de païens. Les conflits sont nombreux. De ces controverses, on trouvera un certain nombre d'échos dans l'évangile de Jean. Par exemple à propos des guérisons que Jésus opère le jour du sabbat. On trouve cela dans les quatre évangiles. Mais chez Jean, la controverse va aller beaucoup plus loin : "Non seulement il viole le sabbat, mais encore il appelle Dieu son propre Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu ." (5, 18) Notez également une indication symptomatique en 9, 22 : la décision d'exclure de la Synagogue quiconque confesserait que Jésus est le Christ . Cette décision n'a pas été prise au temps de Jésus, mais bien plus tard, dans les années 80, lorsque le judaïsme s'est reconstitué à Jamnia. Il y a divorce, non seulement à cause de pratiques divergentes, mais surtout à propos de l'identité de Jésus. Pour un bon juif, c'est absurde et scandaleux de parler de Jésus comme Dieu. C'est même offensant pour Dieu. Mais c'est dans ce climat de permanente accusation que s'élabore toute la pensée chrétienne concernant la divinité de Jésus. C'est le deuxième conflit.
3 - La gnose.
Entrons maintenant au sein des communautés chrétiennes du Ier siècle. Des difficultés doctrinales guettent cette communauté. La principale venait de ceux qui dissociaient le Jésus de l'histoire, l'homme, et le Christ céleste, le Fils envoyé du Père. Refus de l'Incarnation. Les courants de pensée qui véhiculaient de telles conceptions s'appellent les "gnostiques" (gnose = mot grec qui signifie connaissance). Pour les gnostiques, le salut vient de la connaissance des secrets divins qui nous sont directement révélés. Tout ce qui a trait au corps est méprisable. L'âme est une pauvre petite prisonnière de la matière, du corps, et il est donc inconcevable qu'un envoyé divin pût se compromettre avec "la chair". Donc, le Christ n'a pas pu naître d'une femme ; il n'a pas pu non plus subir le supplice de la croix. Les gnostiques nient donc la rencontre de Dieu et de l'homme en Jésus Christ .
Le Prologue de l'évangile de Jean est une réponse directe et incisive à cette idéologie qui supprimait l'humanité du Christ. Il affirme solennellement que "le Verbe s'est fait chair". On verra donc dans l'évangile Jésus pleinement homme, fatigué au bord du puits de Samarie et pleurant son ami Lazare à Béthanie. L'avenir du christianisme s'est joué là : dans cette lutte contre les gnostiques infiltrés dans les premières communautés. C'est le troisième conflit.
4 - Querelles et jalousies.
"Aimez-vous les uns les autres" : c'est un refrain perpétuel dans les écrits de Jean. Est-ce que cela veut dire que cela existait ? L'insistance de Jean prouve bien plutôt que cet amour fraternel était en échec. Les épîtres éclairent sur ce point l'évangile de Jean.
Lisez la 3e épître de Jean. Il y est question d'un certain Diotréphès, qui appartient à la même communauté que Gaïus, à qui l'Ancien adresse sa lettre. Or ce Diotréphès veut tout diriger. Il se comporte en petit chef et surtout refuse de reconnaître l'autorité de l'auteur de la lettre, l'Ancien. " Il se répand contre nous en paroles mauvaises. Non content de cela, il refuse lui-même de recevoir les frères et ceux qui voudraient les recevoir, il les chasse de l'Église." (3 Jean 9-10) Qui est cet Ancien qui écrit ? L'analyse du style montre qu'il est aussi l'auteur des deux lettres précédentes et sans doute du chapitre 21 de l'évangile. La première lettre insiste sur ceux qui prétendent aimer Dieu sans aimer leurs frères. Ce sont des menteurs. Comment peuvent-ils aimer Dieu qu'ils ne voient pas, s'ils n'aiment pas leurs frères qu'ils voient.
Ces textes restituent le climat difficile qui fut celui de certaines Eglises : expulsion de frères, dénonciations réciproques. Les communautés chrétiennes étaient vraiment mélangées. Quatrième source de conflits.
5 - Persécutions.
Ajoutez à cela la menace et, en certains lieux, l'existence de persécutions, et vous comprendrez que ce n'était pas si facile que cela de devenir chrétien et de le rester . Les autorités religieuses juives, les autorités civiles de Palestine, puis le pouvoir romain, et notamment la persécution de Néron en 64 démontrent ces risques encourus par les jeunes Eglises. L'Évangile de Jean s'en fait l'écho, notamment dans le discours d'adieu (15, 18-20) Pour les juifs, les chrétiens sont des apostats et des blasphémateurs. Pour les païens, ce sont des athées qui attirent sur la cité la colère des dieux.
Donc, il ne faut pas idéaliser la vie de la communauté primitive. Mais il ne faut pas non plus noircir le tableau . Le tonus de la communauté vient de sa foi, de sa conviction animée par l'Esprit : le mal est vaincu dans sa source. "Ayez confiance, j'ai vaincu le monde" (16,33) C'est dans ce monde qu'ils vivent. Pas en dehors, mais en communiquant la joie et l'espérance.
(à suivre, le 26 octobre)
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