L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'EVANGILE SELON SAINT JEAN 2 - L'auteur de cet Evangile ?
Pour commencer, nous avons essayé de le situer dans l'époque où il a été conçu, puis rédigé. En gros, les 70 premières années du Christianisme. Le texte que nous possédons porte la trace des polémiques, des conflits, des ruptures qui ont marqué l'Église primitive et plus particulièrement le milieu dans lequel cet évangile a été écrit.
Mais qui donc a écrit ce texte si merveilleux ?En 1940, un exégète catholique plein d'humour disait : "La première chose que je demanderai en arrivant au paradis, ce sera : Saint Jean, votre évangile est-il bien de vous ?" C'était la question que tous les exégètes catholiques se posaient il y a une soixantaine d'années. Mais il y avait déjà bien longtemps que les critiques non catholiques déclaraient que ce n'était pas possible que l'auteur soit Jean, frère de Jacques, fils de Zébédée, pêcheur de son métier. Comment un homme sans instruction (lire Actes 4, 13) aurait-il pu écrire un évangile si élaboré et si adapté à des lecteurs de culture grecque ?
Actuellement, et bien qu'il y ait encore beaucoup de divergences entre critiques, une solution plus souple fait l'accord entre beaucoup d'entre eux : Jean, fils de Zébédée, sans doute "le disciple que Jésus aimait", serait à la source de l'évangile mais ne l'aurait pas écrit. Cet évangile aurait connu une longue élaboration dans des milieu divers, d'abord juifs, puis de culture hellénique, certains touchés par des systèmes de pensée divers. On appelle "école johannique" cet ensemble de disciples qui prêchaient dans des communautés diverses. On trouve leur signature dans le chapitre 21, au verset 24, où ils déclarent : "quant à nous, nous savons que son témoignage est vrai."
Ceci n'est qu'un résumé très vague des diverses hypothèses et variantes de détail : il explique pourquoi on trouve à la fois, dans cet évangile, des informations de première main (ainsi le ministère parallèle de Jésus et de Jean-Baptiste dont on parlait la dernière fois) - et, par ailleurs, des scènes entièrement reconstruites par le ou les rédacteurs, selon des procédés littéraires propres à l'époque. On va regarder cela d'un peu plus près aujourd'hui.
1 - Les procédés littéraires.
A - Le discours.
C'est le procédé le plus évident. Tous les historiens de l'antiquité ont utilisé la technique du discours. C'est un moyen commode d'exprimer les sentiments de leur héros ou la portée d'un événement. Par exemple l'historien Tite-Live met dans la bouche d'Hannibal, arrivé au sommet des Alpes, un grand discours. Le cadre est dramatique : Hannibal, avec ses éléphants, va descendre sur l'Italie. Il exhorte ses soldats au combat contre Rome. Bel exemple de style oratoire. Mais Tite Live n'était pas là, et il n'y avait pas de magnétophones à l'époque. Le discours sert à dégager le sens de l'histoire ou d'exposer une doctrine. Le procédé est souvent utilisé dans la Bible. Vous pouvez lire, par exemple, la prière de Salomon au 2e livre des Chroniques (6, 16 et suivants) ; ou le "testament" de Jacob en Genèse 49. De même le "testament" de Moïse (Deutéronome 33). Ce genre littéraire du "testament" était courant dans le judaïsme au temps de Jésus.
Les historiens juifs qui écrivent en grec prêtent aussi à leurs personnages - même modernes - des discours fictifs. Un des plus célèbres exemples est celui du discours d'Eléazar à Massada, avant le suicide collectif des défenseurs de la citadelle, tel que nous le rapporte Flavius Josèphe dans La guerre des Juifs. De même, Luc, dans les Actes, rapporte le discours de Paul aux Athéniens sur l'agora. Mais Luc n'était pas là ! Son discours est reconstruit.
Et dans notre Evangile ? Tous les spécialistes s'accordent pour dire que l'auteur n'a pas fait que transcrire des paroles authentiques de Jésus, mais qu'il y a laissé sa propre marque de construction. En particulier le discours après la Cène, ou discours des adieux apparaît comme une composition qui groupe plusieurs ensembles. Fin du premier groupe en 14, 31 : "Levez-vous ! Partons d'ici." Mais le discours continue avec deux nouveaux chapitres, 15 et 16. Puis s'y ajoute au chapitre 17 une autre suite, la "prière sacerdotale", tout cela à table. Donc trois ensembles, qui ont dû être rédigés dans des circonstances identiques; dans des veillées où l'on rappelait les dernières volontés de Jésus. L'évangéliste essayait d'expliquer le rôle de l'Esprit dans l'interprétation des paroles de Jésus : des interprètes inspirés par l'Esprit rapportaient ce que les disciples n'avaient pas pu comprendre avant la venue de l'Esprit. Il y a donc bien là, dans ces discours, comme un "testament". Mais ils sont plus qu'un simple procédé littéraire, puisque les interprètes sont capables de comprendre des choses cachées.
Il en est de même des autres discours de l'évangile. L'épisode de Nicodème en est un bon exemple (chapitre 3). Et en même temps, l'auteur utilise une autre forme littéraire, le dialogue.
B - Le dialogue.
C'est un autre procédé bien connu de l'antiquité, qui nous en a laissé de beaux exemples. Tels les dialogues pleins d'humour de Lucien de Samosate ou les célèbres dialogues de Platon. Et de nos jours, bien souvent les interviews sont des dialogues artificiels dans leur forme, puisque questions et réponses sont préparées à l'avance, quitte à être remaniées ensuite.
Les dialogues dans l'évangile de Jean utilisent les mêmes procédés, et particulièrement un procédé repérable entre tous, le malentendu. Dans le dialogue avec Nicodème, Nicodème paraît là simplement pour donner la réplique. Et encore, pour n'avoir pas l'air de comprendre. Les rabbins juifs connaissaient le terme de "nouvelle naissance", employé lors du baptême des néophytes, et jamais un maître juif n'aurait eu l'idée de demander s'il fallait rentrer dans le ventre de sa mère ! Mais l'interlocuteur est là pour que le dialogue puisse rebondir. Il joue le rôle du "compère" qui pose des questions préparées à l'avance pour que l'auteur puisse préciser sa pensée.
Relisez ces dialogues. Non seulement avec Nicodème, mais également avec la Samaritaine (chapitre 4) qui ne comprend pas de quelle eau veut parler Jésus. Et dans le discours du chapitre 6 (discours du pain de vie) ce sont les juifs qui ne comprennent pas que Jésus veuille "donner sa chair à manger". Puis au chapitre 7, même incompréhension "Où va-t-il aller pour que nous ne puissions pas le trouver ?" Au chapitre 8, ils supposent que Jésus va peut-être se suicider. Toutes ces interruptions donnent vie au dialogue. Mais le procédé comporte une intention plus profonde : l'enseignement de Jésus a quelque chose d'incompréhensible pour la simple intelligence humaine. Jésus se situe sur un autre terrain, plus élevé, celui de la révélation du Père. Il est "d'en-haut !"
Ce qui ne veut pas dire que Nicodème ou la Samaritaine soient des personnages inventés. Mais il est sûr que l'auteur manie de main de maître une forme de dialogue destiné à enseigner la communauté chrétienne. De même dans le dialogue de Jésus et Pilate. L'auteur veut montrer de quel ordre est la royauté de Jésus. Au lieu de faire un enseignement abstrait, il concrétise son enseignement dans une scène immortelle. De l'excellent catéchisme ! Ce n'est peut-être pas tout à fait comme cela que la scène s'est déroulée, mais, même s'il y a eu "reconstruction", demeurent des éléments proprement historiques, et l'essentiel est l'enseignement des vérités profondes sur le Christ. Ainsi, dans Jean, Pilate demande à Jésus "Es-tu roi ?", ce qui est en rapport avec la tradition des trois autres évangiles : les quatre mentionnent l'écriteau de la croix. Les paroles des juifs : "Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort" sont étayées par d'autres informations de source profane. Donc, il y a une part de "montage" dans l'oeuvre, mais c'est pour rendre plus accessible la catéchèse de l'évangéliste.
C - Les récits paraboliques.
Entendez sous cette appellation des narrations dont on peut mettre en doute l'historicité, mais qui sont destinées à porter un enseignement souvent profond. Exemple : la guérison de l'aveugle-né (chapitre 9). Que Jésus ait guéri des aveugles, c'est rapporté par toute la tradition la plus ancienne. Déjà dans Marc ces guérisons ont une portée symbolique : la guérison se fait en deux fois, pour symboliser la foi des disciples, qui est d'abord imparfaite. Pierre, après avoir déclaré : "Tu es le Messie", se fait rabrouer pour ses "vues d'homme" (Marc 8, 33). Sa foi devra s'éclairer peu à peu.
Dans Jean, l'aveugle guéri va devenir lui-même disciple de Jésus. Sa foi se renforce, tandis que s'épaissit l'aveuglement des adversaires. La scène est illustration de la parole de Jésus : "Je suis la lumière du monde". Illustration également du péché contre la lumière. La scène est dramatisée, admirable de naturel et de vérité humaine. Les parents de l'aveugle refusent de se mouiller ; les discussions de l'aveugle et des pharisiens sont pleines de mordant. Alors se pose la question : ce récit est pétillant de vie : est-ce parce que ses détails ont été pris sur le vif, ou bien est-ce dû simplement à l'art du conteur ? Certes, le conteur a certainement actualisé son récit. Je vous rappelais la dernière fois que "seraient exclus de la synagogue ceux qui croiraient en Jésus" n'est un fait d'actualité qu'environ 50 ans plus tard. Donc, n'attribuons pas trop vite un label d'historicité à des récits qui portent certainement la marque du conteur, ou des conteurs.
2 - Un travail en collaboration.
Comment se représenter la longue élaboration de l'évangile dans des milieux de culture différente et diversement sensibilisés ? Dès l'origine, juifs de Palestine et juifs de culture hellénique ont collaboré pour la diffusion de la Bonne Nouvelle. En Actes 8, 5, nous voyons Philippe, juif hellénisé, prêcher en Samarie, et ensuite sa prédication est confirmée par Pierre et Jean. Grand succès dans ce territoire à la population très mélangée. En particulier, il semble qu'on y trouve déjà des gnostiques. Simon le Magicien (Actes 8, 10) se faisait appeler "la grande puissance de Dieu". Ainsi se crée peu à peu une catéchèse enracinée dans le témoignage des témoins, dans la culture biblique et palestinienne, mais qui profite de l'expérience des juifs de la diaspora, en particulier dans des milieux qui étaient en quête d'un Révélateur. Il fallait adapter le message à la mentalité des gens qui allaient le recevoir, l'accueillir ou le refuser. Il fallait pour cela, non seulement parler leur langage, mais s'exprimer dans des modes culturels qui leur étaient propres. Paul s'est entouré d'une quantité impressionnante de collaborateurs souvent nés comme lui dans la diaspora. Pourquoi Jean n'aurait pas fait de même, lui qui était, aux dire de Paul, "une colonne de l'Église" (Galates 2, 9) ?
La catéchèse était parlée avant d'être écrite. A l'intérieur de la communauté, elle accompagnait la pratique liturgique. Sans doute l'entretien avec Nicodème servait à mettre en valeur un enseignement sur le baptême. Le discours sur le pain de vie est centré sur l'Eucharistie.
C'est assurément une communauté particulière - et un rédacteur particulier - qui prirent en charge de transmettre la catéchèse vivante qui s'appuyait sur "le disciple que Jésus aimait". L'unité de ton et de style le prouve. Les additions et les remaniements qu'on y trouve montrent que l'oeuvre ne fut pas réalisée en une seule fois.
Si l'on en croit le verset final du chapitre 21 : "Jésus a fait encore bien d'autres choses. Si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je crois, contenir les livres qu'on écrirait." Sans doute, le rédacteur avait encore collationné beaucoup d'autres traditions orales : nous n'avons là qu'une partie d'une immense prédication.
A quel moment la dernière main fut-elle mise à cet évangile ? Rien de comparable, dans les éditions dans l'antiquité, avec une édition moderne depuis l'invention de l'imprimerie. Nous avons là l'héritage d'un disciple de Jésus : il fallait le fixer et bientôt ne plus le toucher?. La prédication orale se transformait en "Ecriture".
Les copistes, ensuite, allaient inlassablement recopier un tel texte. La tradition manuscrite de l'évangile de Jean est excellente. On a retrouvé des papyrus datés de l'an 200 environ. Le témoignage le plus émouvant car le plus ancien est un petit papyrus, grand comme le creux de la main, découvert en Egypte. Publié en 1935, le papyrus Ryland 457 contient recto-verso les versets 18, 31-33 et 37-38 de l'évangile de Jean. Il est daté par les papyrologues entre 100 et 150. Il confirme l'opinion traditionnelle que la rédaction finale ne peut dépasser le début du second siècle.
Papyrus Ryland 457
grandeur nature.EN ANNEXE : L'INTRODUCTION DE CHOURAKI
A SA TRADUCTION DE l'EVANGILE DE JEANL’identification de l’auteur du quatrième évangile fait problème. La plus ancienne tradition chrétienne l’attribuait à Iohanân bèn Zabdi, devenu en français Jean, fils de Zébédée, qui l’aurait écrit dans sa vieillesse à Éphèse. Mais à partir du XIXe siècle, même dans l’Église, des exégètes élèvent des doutes: le véritable auteur serait un certain Jean le Presbytre ou, pour d’autres, tout simplement un inconnu. Mais ces thèses ne sont pas sans se heurter à de graves objections. D’éminents critiques affirment l’existence d’une « école johannique » qui aurait recueilli les traditions de Iohanân et leur aurait donné la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Cette opinion tient compte des méthodes, courantes à l’époque, de transmission des textes; elle a l’avantage de sauver, pour l’essentiel, l’origine johannique de l’ouvrage, tout en expliquant certaines des difficultés que la critique biblique croit y déceler.
Le lieu où Jean aurait rédigé son oeuvre serait, selon d’anciennes traditions transmises par le prologue antimarcionite, Jérôme et Épiphane, l’Asie Mineure; Irénée précise même: la ville d’Éphèse. Éphrem, lui, opte pour Antioche. Des exégètes concilient ces deux opinions en avançant que la rédaction se serait étendue sur une longue période, au cours de laquelle l’auteur aurait séjourné dans ces deux villes. Cet évangile est cité dès la première moitié du IIe siècle; les auteurs, selon leurs tendances, situent sa rédaction entre les années 60 et 100.
Plutôt qu’une composition en parties nettement distinctes, Jean semble avoir adopté une composition « symphonique », comparable à celle du Cantique des Cantiques. Déconcertés par ce type de composition pourtant bien conforme au génie oriental, des exégètes s’efforcent de recomposer l’évangile de Jean en le pliant aux exigences d’une logique occidentale et moderne. Là où ces exégètes voient une « dislocation » du texte, due à l’intervention de sources distinctes, ne vaut-il pas mieux déceler le talent d’un auteur dont la composition demeure aujourd’hui aussi neuve qu’elle l’était voilà vingt siècles ?
Le génie de Jean consiste justement à employer le grec pour exprimer le mystère d’une vision hébraïque. Il y réussit en créant une langue nouvelle, sorte d’hébreu-grec où le ciel hébraïque se reflète dans son miroir hellénique.
C’est l’oeuvre d’un fils d’Israël versé dans les lettres hébraïques aussi bien qu’araméennes et qui n’entend rien cacher de ses racines au profit de je ne sais quel conformisme littéraire.
L’existence d’un original hébreu ou araméen n’est pas démontrée. Ce serait d’ailleurs une erreur d’opposer de manière tranchée l’hébreu et l’araméen parlés par les contemporains de Iéshoua‘. Le second est abondamment mêlé d’hébraïsmes que l’on retrouve dans son vocabulaire, sa syntaxe, sa morphologie. En fait les deux langues sont devenues, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, des soeurs jumelles.
Mais même quand ils s’expriment ou écrivent en araméen, les Hébreux pensent dans la langue de la Bible, c’est-à-dire en hébreu. Le substrat linguistique de Jean est essentiellement l’hébreu, qu’il ait existé ou non un document préalablement écrit en cette langue. Cette réflexion est valable, à des degrés variables, pour tous les livres du Nouveau Testament.
Cela nous amène à un deuxième trait, également valable pour l’ensemble des livres de la Bible: il est artificiel de distinguer abruptement entre tradition orale et tradition écrite. Toute oeuvre, avant d’être couchée sur le papier, dans telle ou telle langue, est d’abord gravée dans la pensée de l’homme. Un livre de la nature du quatrième évangile, au-delà du grec, de l’araméen ou de l’hébreu, semble émaner des sources du silence, là où le verbe se révèle en tant que logos, parole vivante. Et c’est à partir d’une contemplation silencieuse qu’il faut lire, comprendre, commenter et, éventuellement, traduire l’oeuvre de Jean.
Toute lecture de Jean doit donc tenir compte du caractère sacramentaire et, à certains égards, symbolique de son livre. Son symbolisme, inhérent à la pensée hébraïque, s’enracine cependant dans les faits dont il souligne la signification théologique et sotériologique. Davantage que dans le syncrétisme hellénistique ou dans la gnose orientale, Jean puise son inspiration dans le fond traditionnel de la pensée d’Israël, à une heure où l’espérance messianique apparaît comme l’unique recours contre l’abîme de déréliction où Rome plonge Jérusalem. Ainsi le mysticisme johannique a ses racines non seulement dans les Psaumes et les prophètes, mais dans les préoccupations immédiates des Hébreux, à l’heure de leurs plus grandes épreuves.
On peut justement penser que ni dans la Bible ni dans la littérature universelle, il n’existe de livre comparable au quatrième évangile. Il confirme en la complétant l’unité profonde de la Bible et de son ultime partie, le Nouveau Testament, aux jaillissements des feux du génie créateur d’Israël, confronté à l’épreuve de la destruction de sa patrie et à l’heure de son exil. Jean voit dans l’incarnation du messie la réponse donnée par IHVH-Adonaï Elohîms à un monde aux abois pour le sauver du néant, en communiquant aux hommes les mystérieux bienfaits de la vie divine.
(à suivre, le 9 novembre)
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