L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'EVANGILE SELON SAINT JEAN 3 - Le Prologue - 1, 1-18 Après les deux premières séquences de notre travail, que nous avons consacrées, la première à l'environnement et la seconde à l'auteur du quatrième Evangile, nous en arrivons maintenant à l'étude du texte lui même. Aujourd'hui, regardons en détail son Prologue. Et pour cela, ouvrez votre évangile de Jean à la première page.
A - Survol. Lisez donc une première fois, tranquillement, ce magnifique poème. Tout le monde s'accorde pour déclarer que c'est une des plus belles pages de toute la littérature universelle. Autrefois, avant le Concile, le prêtre terminait chaque messe par la lecture de cette page d'Évangile (dont on avait coupé les deux passages consacrés à Jean-Baptiste). Et je me souviens d'avoir lu, dans ma jeunesse, une édition bilingue du Faust de Goethe et d'avoir été impressionné par sa méditation des premiers mots du texte. Faust lit "Au commencement était le Verbe" (am anfang war die Wort) et conclut sa méditation par "Au commencement était l'Action" (Am anfang war die Tat). Nous y reviendrons.
Ce texte est, semble-t-il, une hymne qui était chantée dans des communautés chrétiennes primitives, avant d'être insérée au début de l'Évangile. On sait qu'à l'exemple des assemblées juives, orthodoxes ou dissidentes (comme Qumran) on chantait beaucoup dans les premières assemblées chrétiennes. Il semble même que beaucoup de ces chants étaient plus ou moins improvisés sur place, sous l'inspiration de l'Esprit, un peu comme les communautés charismatiques d'aujourd'hui. En tout cas, on a plusieurs exemples d'hymnes chantées par les assemblées et reprises dans les lettres du Nouveau Testament, particulièrement par saint Paul. Le plus célèbre de ces textes est celui qui se trouve dans la Lettre aux Philippiens (2. 5-14). Vous le connaissez tous : "Le Christ, qui était de condition divine... s'est abaissé, prenant la condition humaine... jusqu'à la mort sur une croix... c'est pourquoi Dieu l'a élevé... ".
Bien, maintenant, regardez...
B - La structure du texte
A - versets 1-5. Le Verbe auprès de Dieu, créateur, vie, lumière
B - versets 6-8. Apparition de Jean-Baptiste.
C - versets 9-11. Le Logos, présent dans le monde, n'a pas été reconnu.
D - versets 12-13. Mais à ceux qui l'ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.
C' - verset 14 - Le Logos, Fils unique, émerveille les siens de sa présence.
B' - verset 15. Disparition de Jean-Baptiste.
A' - versets 16-18. Le Fils dans le sein du Père a communiqué les richesses de Dieu.Avez-vous remarqué les correspondances ?
A et A' - B et B' - C et C' se correspondent parfaitement. C'est bien construit, n'est-ce pas ? Et au centre, D, les versets 12-13, comme la conséquence de la révélation de la Bonne Nouvelle. Regardons cela d'un peu plus près. (Traduction de la Bible Bayard)A - versets 1-5.
"Au commencement, la parole, la parole avec Dieu, Dieu, la parole. Elle est au commencement avec Dieu. Par elle tout est venu et sans elle rien n'a été de ce qui fut. En elle, la vie, la vie, lumière des hommes et la lumière brille à travers la nuit. La nuit ne l'a pas saisie."
"Au commencement". Immédiatement on pense aux premiers mots de la Bible (Genèse 1, 1) : "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre". Allusion ? Et nouvelle allusion au verset 5, avec l'opposition entre lumière et ténèbres : au premier jour de la création, Dieu sépare la lumière de la ténèbre. Un Targum (commentaire en langue populaire de la Torah) précise que "le monde était désert et vide et la ténèbre était répandue sur la surface de l'abîme. La Parole de Yahvé était la lumière et illuminait." L'évangéliste reprend à son compte ce thème de la Parole-Lumière.
"La parole avec Dieu". Claude Tresmontant traduit, plutôt que "la parole", par "le parler". Pour lui, le mot "parole" ne traduit pas exactement l'expression primitive. Il s'agit plutôt, dit-il, de l'acte de parler, qui, ici, appartient à Dieu. C'est Dieu qui parle. "Dieu avait son propre parler. L'acte de parler appartenait à Dieu." La traduction latine s'en tire bien : "Et Deus erat Verbum", ce qu'on peut traduire de deux manières. Ou bien "Dieu était le parler" ou bien "le parler était Dieu." Notez bien que le Verbe de Dieu n'est pas un être autre que Dieu lui-même. Ce n'est pas un "Dieu second", comme le disait un philosophe du IIIe siècle.
Tresmontant traduit le mot grec Logos par "le parler", pour être plus fidèle, dit-il, à la pensée hébraïque. Beaucoup traduisent : "Au commencement était le Verbe". Si le mot a l'inconvénient de signifier tout autre chose pour les écoliers français, il a l'intérêt de traduire tout un courant de pensée et d'expression propre au judaïsme de culture grecque du temps de Jésus, et même d'auparavant : c'est toute la littérature de sagesse (Proverbes, Ben Sirac...) de l'Ancien Testament : le Logos grec, qui est aussi une notion philosophique propre aux stoïciens et aux néo-platoniciens qui a pu imprégner les mentalités des auteurs bibliques, y compris de l'évangile de Jean.
"La nuit ne l'a pas saisie". C'est plus fort, je crois que la traduction de la TOB, qui dit "les ténèbres ne l'ont pas comprise." Ce que l'auteur de l'évangile veut dire, c'est que la parole créatrice de Dieu, celle par laquelle l'Univers entier est créé, rencontre une résistance lorsqu'elle s'adresse à l'humanité, qui est comme une ténèbre par rapport à la lumière. C'est l'expérience séculaire des prophètes juifs, que cette résistance à la parole de Dieu, de la part de l'humanité.
B - versets 6-8.
"Il y eut un homme envoyé par Dieu nommé Jean. En tant que témoin il est venu témoigner de la lumière afin que tous, par son intermédiaire, aient foi. Il n'était pas la lumière mais il s'en portait témoin."
Bizarre, cette apparition de Jean-Baptiste qui témoigne en faveur de la lumière. Pourquoi apparaît-il ainsi au milieu d'une hymne ? On pense communément qu'il y a eu insertion dans l'hymne chrétienne au Logos, de ces deux passages B (versets 6-8) et B' (verset 15). Le plus simple serait de penser au contraire que l'évangile commençait par ces versets sur Jean-Baptiste et que ce sont les paroles de l'hymne qui ont été ensuite rajoutées. De toute manière, dans le texte actuel, Jean-Baptiste apparaît comme le grand témoin humain du Christ. En sa personne il résume toutes les voix prophétiques de l'histoire.
C - versets 9-11.
"Elle, la seule et vraie lumière, en venant au monde, a éclairé chaque homme. Elle a été dans le monde, le monde fait par elle et le monde ne l'a pas reconnue. Elle est venue chez elle et les siens ne l'ont pas reçue."
Deux manières de traduire le verset 9. Ou bien c'est la lumière qui, en venant au monde, a éclairé chaque homme. Ou bien c'est la lumière qui a éclairé chaque homme qui vient au monde.
Selon la traduction ci-dessus, il s'agit d'une allusion à l'incarnation. Et Jésus a été rejeté par le monde et par les juifs ("les siens"). Cette explication s'appuie sur la mention de Jean-Baptiste juste avant et sur l'affirmation au verset 12 (verset central) que "deviennent enfants de Dieu ceux qui croient en son nom". Cette interprétation a contre elle le fait que "le Verbe s'est fait chair" n'apparaît qu'après, au verset 14, et que la traduction latine de saint Jérôme ("omnem hominem venientem in hoc mundo") précise bien que la lumière qui a éclairé "tout homme qui vient au monde". Résignons-nous à faire de ces versets une double lecture. On n'a pas fini d'en trouver chez saint Jean, des textes qu'on peut interpréter en double sens.
D - versets 12-13
"Mais à tous ceux qui l'ont reçue, elle a donné le pouvoir d'être enfants de Dieu, et ceux qui font confiance à son nom ne sont plus nés du sang ni de la volonté charnelle ou virile, mais de Dieu."
Malgré l'infidélité générale, la lumière du Logos a donc été accueillie et ceux qui l'ont accueillie ont reçu la capacité de devenir enfants de Dieu.
Nous voilà au coeur de la révélation. J'ai la possibilité d'être réellement enfant de Dieu. Dans sa première Lettre, Jean écrit : "Voyez de quel grand amour le Père nous a fait don pour que nous soyons appelés enfants de Dieu - et nous le sommes."
Nous sommes nés de Dieu, si nous faisons confiance à son nom : il s'agit bien entendu d'une naissance spirituelle, d'un re-naissance. on retrouvera ce thème dans la conversation de Jésus avec Nicodème.
C' - versets 14
"Et la parole a pris chair, parmi nous elle a planté sa tente, et nous avons contemplé son éclat, éclat du fils unique du Père plein de tendresse et de fidélité."
Dans la strophe C, verset 10, la présence du Logos dans le monde est une présence non vue, non reconnue. Ici, au contraire, éclate l'émerveillement de la Présence.
Nous passerons plus tard un certain temps sur cet verset 14, qui me paraît capital puisqu'il affirme avec force l'incarnation du Verbe.
B' - verset 15
"Jean témoigne, il s'écrie : "C'est lui dont je disais : Lui qui vient après moi, est plus grand que moi car il était avant."
Deuxième insertion baptiste, qui apparaît dans ce schéma comme symétrique de la première, à la strophe B, versets 6-8. Cette fois le Précurseur se retourne, pour ainsi dire, vers celui qui vient de se manifester dans la chair. "Avant moi il était": Jean-Baptiste s'efface devant Celui qui le précédait de toute éternité.
A' - versets 16-18
"De sa plénitude nous avons tous reçu tendresse sur tendresse. La Loi fut donnée par Moïse, par Jésus la tendresse et la fidélité. Dieu, personne ne l'a jamais vu, mais le fils unique, Dieu, appuyé contre le coeur du Père, l'a raconté."
Tiens ! L'évangile de Jean a des idées semblables à celles de Paul. L'opposition entre la Loi de Moïse et la grâce accordée par Jésus, c'est l'un des thèmes centraux de la prédication de Paul, dès l'an 44, à Antioche de Pisidie (Actes 13, 38). On retrouvera de pareilles similitudes tout au long de notre étude.
"Dieu, personne ne l'a jamais vu" : c'est une pensée qui court dans toute la Bible. On ne peut voir Dieu sans mourir. Moïse et Elie, particulièrement, nous racontent leur expérience. A Moïse qui lui demande s'il peut le voir, Dieu, au Sinaï, répond que c'est impossible de "voir sa face", mais qu'il va se montrer "de dos", et Moïse en restera marqué à vie : son visage est tellement rayonnant, irradié, qu'il met un voile sur son visage. Quant à Elie, c'est dans une brise légère qu'il perçoit quelque chose de la divinité. Seul le Fils unique pourra nous le révéler. Tout l'évangile développera cette doctrine.
Le verset 18 rejoint le début du Prologue qui montrait le Verbe en Dieu. Le Fils unique est "dans le sein du Père". Le titre de Logos fait place à celui de Fils. C'est le Fils qui désormais "parle" Dieu, le raconte. L'Évangile sera ce récit que le Fils fait du Père. Pas seulement en discours : toute sa personne, sa manière d'être, ses actes expriment et manifestent qui est le Père. "Qui me voit, voit le Père", dira Jésus.
C - Le verset 14
Traduction de la Bible Bayard "Et la parole a pris chair, parmi nous elle a planté sa tente, et nous avons contemplé son éclat, éclat du fils unique du Père plein de tendresse et de fidélité."
ou encore (TOB) "Et le Verbe fut chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père."
et pour Chouraki "Le logos est devenu chair. Il a planté sa tente parmi nous. Nous avons contemplé sa gloire, gloire comme celle d’un fils unique auprès du père, plein de chérissement et de vérité."
oOo Le logos est devenu chair. Le Verbe, la Parole, le Logos dont nous avons appris qu'il était "au commencement" et que c'est par "le parler", autre traduction possible du mot , que Dieu a tout créé. Car le Verbe est Dieu lui-même, incréé, hors du temps et de l'espace, qui créée l'espace-temps par son "parler", par l'acte de parler. Eh bien, voilà que le Verbe incréé devient chair. Qu'est-ce que cela veut dire, cette expression bien connue : "Le Verbe s'est fait chair" ?
Dieu qui est du domaine de l'être va passer dans le domaine du devenir. Pour me faire bien comprendre, je prends une expression courante : "Dieu existe". Eh bien non ! Dieu n'existe pas. Il est. Les philosophes distinguent l'essence (il est) de l'existence (il existe). Vous voyez bien la différence ? Donc, nous apprenons ici que Celui qui est de toute éternité, le Verbe éternel, entre dans le domaine du temps et de l'espace, se met à exister en prenant chair.
Cela ne veut pas dire qu'il a revêtu une chair humaine comme on revêt un manteau. C'est pourquoi la TOB traduit par "le Verbe fut chair", ce qui est plus précis que les deux autres traductions, d'une certaine manière, encore que les trois exemples se justifient parfaitement. A condition de bien savoir ce que la Bible en grec met sous le mot "chair". Il ne s'agit pas d'un corps, désigné par un autre mit grec. Ici il s'agit de l'homme tout entier, corps et esprit, de l'être vivant, existant sur terre, mais chargé d'un coefficient de fragilité et de faiblesse. A commencer par sa condition mortel. Mais surtout ne pas opposer ici le corps et l'âme. Il s'agit de l'être humain vivant.
Voilà donc la Parole personnifiée. Parole créatrice et éternelle, qui se fait humaine et qui épouse tous les aléas de la condition humaine. Ecrivant cela, je pense à un passage du prophète Isaïe (40, 5-7) écrit à une époque de grande détresse : la déportation d'un peuple à Babylone. Israël, écrit Isaïe, va être consolé; "Tous les êtres de chair sont de l'herbe ; ils sont comme la fleur des champs. L'herbe sèche, la fleur se fane quand le souffle du Seigneur vient en rafale. Oui, la multitude, c'est de l'herbe : l'herbe sèche, la fleur se fane, mais la Parole de notre Dieu est debout pour l'éternité." Eh bien, c'est cette Parole, qui a créé les mondes, qui les pénètre de son énergie et de sa puissance, cette Parole qui a créé l'homme, qui devient elle-même humaine, prenant la fragilité de la fleur des champs. Le Logos qui se fait "herbe".
Il a planté sa tente parmi nous : c'est beaucoup plus parlant que "il a habité parmi nous". D'abord parce que vivre sous la tente, c'est la condition des nomades, c'est ne pas vouloir se sédentariser. Epouser la condition humaine, cela va jusque-là : ne pas s'installer comme si c'était pour toujours, alors que la vie humaine est un chemin, on le sait bien. Il y a également là une allusion à "la tente de la Rencontre" qui était le lieu de la présence divine tout au long de la longue marche entre l'Egypte et la Terre promise. Plus tard, Salomon bâtira le Temple de Jérusalem, qui aux yeux des Israélites, était comme la "résidence secondaire" de Dieu. Mais tout au long de son évangile, Jean montrera que le vrai Temple de Dieu, c'est Jésus lui-même, seule véritable présence de Dieu parmi les hommes .
Nous avons contemplé sa gloire. La Bible Bayard traduit : nous avons contemplé son éclat, sans doute parce que le mot "gloire" est un mot trop compliqué pour nos contemporains. Quand les auteurs bibliques parlent de "la gloire de Yahvé", ils désignent l'attribut le plus saint et le plus redoutable de Dieu. Dieu même en tant qu'il révèle sa puissance et sa majesté. Il est "le très haut, le très redoutable", comme le chante un psaume. Sa gloire se manifeste dans le tonnerre, l'ouragan, l'orage, les éléments déchaînés. Alors pourquoi l'évangéliste dit-il qu'il a vu la gloire du Verbe, plein de tendresse et de vérité ? Il n'avait pourtant rien de redoutable, en la personne du Fils de l'homme ! Eh bien, justement, c'est à ma question que répondra tout l'évangile de Jean.
( à suivre, le 23 novembre 2004)
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