L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT JEAN

4 - LECTURE CONTINUE (1)

Nous avons la manie de classifier, de planifier. C'est une des caractéristiques de notre monde occidental en particulier : notre logique. Ainsi, on voudrait bien trouver un plan logique à cet évangile de Jean. Or chez les sémites, cette logique-là n'existe pas. Nous n'allons donc pas faire un plan de l'évangile de Jean, mais simplement le lire, chapitre après chapitre. Les thèmes se suivent, s'enchaînent plus ou moins bien, souvent s'entrelacent. On le signalera de temps en temps. L'essentiel est donc, conformément au titre de cette série, d'arriver à entrer dans "l'intelligence des Ecritures". Pas de commentaires pieux. De simples remarques qui vous permettront, du moins je l'espère, de laisser entrer pleinement en vous le message de l'Évangile de Jean. Un simple conseil, avant de commencer : ayez toujours sous les yeux le texte de l'évangile.

La mission de Jean-Baptiste ( 1, 19-51)

A - Vocabulaire (explication de quelques mots)

Les juifs. Pourquoi l'auteur de l'évangile, qui lui-même est juif, emploie-t-il fréquemment ce terme pour désigner des gens qui sont hostiles à Jésus. En fait, il ne désigne pas l'ensemble du peuple d'Israël, les Israélites, mais seulement, je crois, les habitants de la Judée, appelons-les "Judéens". La Palestine de l'époque de Jésus comprenait trois provinces : Galilée au nord, Samarie au centre, et Judée au sud. Les évangiles parlent fréquemment des Galiléens, habitants de la Galilée, des Samaritains, habitants de la Samarie. Dans le même sens, il faut dire : les Judéens, quand on parle des habitants de la Judée, capitale Jérusalem. Au point de vue religieux, il y avait divorce complet entre Judéens et Samaritains. Quant aux Galiléens, ils étaient considérés comme des Israélites de seconde zone, un peu comme des bâtards. La pure race, la pure religion, c'était en Judée. On méprisait les Galiléens. donc, si on lit "les Juifs", il ne faut pas entendre le mot selon sa signification actuelle. Il s'agit simplement des habitants de la Judée, qui sont les tenants de la vraie religion et se méfient de tous les déviationnistes. Sans doute, Jean, qui baptise, est-il suspect. Jésus, ce Galiléen, le sera encore bien davantage.

Les prêtres (verset 19). Il y a deux mots en grec et en latin pour traduire les deux mots hébreux. Nos bibles traduisent toujours pas "prêtres", alors qu'il s'agit de deux réalités. Les "prêtres" dont il est ici question - ainsi que dans tous les évangiles -, ce sont les hiereis en grec, en latin sacerdotes : essentiellement ceux qui offrent les sacrifices. Dans le mot, il y a donc une idée de sacré. Les vieilles traductions protestantes parlaient des "sacrificateurs", ce qui permet de ne pas tout mélanger. Ceux-là, il fallait qu'ils sachent égorger proprement les animaux offerts en sacrifice. Le deuxième mot, c'est en grec presbutéros, en latin presbyter, qui signifie le vieux, l'ancien. On le trouve dans les lettres de saint Paul, qui désignait des "anciens" comme responsables de communautés. On a traduit logiquement en français par "prêtre". J'ai personnellement reçu l'ordination presbytérale : je ne suis pas un sacrificateur, je suis un "ancien", un "vieux" si vous voulez. Et l'évêque reçoit l'ordination épiscopale. Il est, étymologiquement, un "surveillant".

Le messie (verset 20). Mot hébreu (meschiah) traduit en grec par christos, christ. C'est celui qui a reçu l'onction avec de l'huile. Pour comprendre le sens de la question des envoyés de Jérusalem, il faut savoir que le mot "messie" s'appliquait, dans l'ancienne alliance, à quiconque avait reçu une onction qui en faisait un prêtre, un roi, un prophète. Le mot n'est donc pas réservé, comme on le fait habituellement, à Jésus Christ. Le roi David, par exemple - mais aussi Moïse lui-même - est appelé "l'oint du Seigneur". Et à la suite de bien des malheurs, le peuple d'Israël , à l'époque de Jean-Baptiste, attendait la venue d'un "messie", descendant de David, qui serait à la fois "prêtre, prophète et roi." Il faut également remarquer que jamais Jésus lui-même ne dira qu'il est le messie. Ce sont les autres, notamment ses disciples, qui lui donnent ce titre. Et si Jésus ne se donne pas ce titre, c'est parce qu'il sait bien toutes les espérances terrestres, politiques, nationalistes et économiques qu'on mettait sous ce nom de Messie.

Les pharisiens (verset 24). Le sens du terme est discutable. Pour la plupart des spécialistes, le mot signifie "les séparés". Mais séparés de quoi ? De qui ? Une autre interprétation possible (parmi bien d'autres) se demande si pharisiens (traduction du mot hébreu perouschim) ne désigne pas ceux qui décident du sens des textes sacrés, ceux qui tranchent en ce qui concerne l'interprétation du texte. Quoi qu'il en soit, les pharisiens représentent l’une des quatre sectes juives (avec les sadducéens, les esséniens et les zélotes) décrites par Flavius Josèphe (Guerre des Juifs, 2 162-166). Il semble que l’origine historique de ces perushim soit à chercher chez les Hassidim (« pieux »), groupe d’hommes « dévoués à la Loi » qui rejoignit Mattathias et ses compagnons lors de la révolte macchabéenne (I Macch., 2, 42). Minoritaires au début, ils se sont multipliés et ensuite étendus, numériquement et doctrinalement, en Palestine et ailleurs. D’après Josèphe, ils étaient six mille qui refusèrent de prêter serment à Hérode (Antiquités juives, XVII, 42) ; il faut ajouter le lot, plus nombreux encore, des sympathisants. À la différence des sadducéens, les pharisiens formaient un mouvement de piété assez populaire, laïque en majorité et touchant les classes moyennes et même pauvres du pays. Leur rôle politique connaîtra un déclin constant à partir de 63 avant Jésus-Christ (intervention de Pompée) pour ne se rétablir qu’après la grande Révolte juive. Ils seront en effet les farouches défenseurs de l’indépendance contre Rome. Jésus était proche des pharisiens, par un grand nombre d'aspects de leur doctrine.

Le baptême (verset 28). Le mot grec, issu du verbe baptô, signifie "plonger". Baptiser quelqu'un, c'est le plonger dans l'eau. D'où une double signification du geste : l'eau purifie et lave de nos saletés, et le plongeon jusqu'au fond de l'eau, ce n'est pas pour y rester, mais pour en ressortir, en ressurgir. "Jean fut probablement le maître ou l’animateur d’un groupe d’ascètes juifs qui, semble-t-il, évoluèrent dans la région méridionale du Jourdain. Sa mission ne peut guère se comprendre que par rapport à divers mouvements qui se manifestèrent au sein du judaïsme palestinien, et dont il faut exclure les sadducéens, les zélotes et même les pharisiens. Restent alors quelques unités plus ou moins importantes dont le cadre était la vallée du Jourdain ; elles s’y distinguaient par la vie ascétique et l’usage familier du baptême. Les esséniens et les fraternités successives du désert de Juda, que les manuscrits de la mer Morte ont révélées, représentaient probablement le bloc le plus marquant de ce mouvement « spirituel » qui comportait une certaine diversité. Au sein du judaïsme, ces groupes professaient une vraie « spiritualité du désert », avec laquelle les traits de Jean s’accordent bien."

Le baptême de Jean se distingue du baptême juif, qui avait pris une importance croissante. On ne se contente plus de se plonger dans l’eau : c’est Jean en personne qui administre le baptême. Ce détail, retenu par Josèphe et par les évangélistes, lui valut son nom, le Baptiste. Il semble que Jean se soit inspiré du baptême d’initiation lié à l’entrée dans la fraternité, tel qu’on le pratiquait à Qumran.

L'agneau de Dieu (verset 29).Jean-Baptiste désigne Jésus sous cette appellation qui peut nous paraître bizarre : il est "l'agneau de Dieu qui soulève (porte, supporte) le crime du monde." Le mot "agneau de Dieu" était parlant pour les auditeurs de Jean. Il y avait au moins deux références facilement comprises par ses contemporains : l'agneau de la Pâque (Exode 12, 3) et l'agneau dont parle Isaïe (chapitre 53). Dans les deux cas, il s'agit d'un agneau qui est victime, qui est sacrifié.

Pourquoi traduire le grec hamartia, en latin peccata, les péchés, par "le crime" ? Simplement parce qu'au cours des siècles, le mot "péché", employé à tort et à travers, s'est édulcoré et risque de ne plus rien nous dire aujourd'hui, sauf une signification légèrement nauséabonde. "Péché", c'est trop imprécis, trop vague et confus. Par contre, chacun de nous sait ce que c'est qu'un crime, un massacre, une oppression, alors que le mot péché risque de n'être plus clair dans notre conscience.

Enfin, le mot airein, en latin tollere, signifie à la fois porter, supporter et enlever. Jean parle de "l'agneau de Dieu qui porte, supporte, et enlève le crime du monde."

Les disciples (verset 35) Tout le monde emploie le mot disciple pour traduire le grec mathétès (cf.mathématiques), mais ce mot est peu satisfaisant . Le disciple, chez les Hébreux, c'est celui qui reçoit communication de la science, de la connaissance. A ce titre, il est appelé le fils de celui qui enseigne. Et celui qui enseigne est appelé père. En somme, il s'agit d'étudiants. Mais on ne peut pas traduire ici par étudiants, parce que le terme est trop universitaire. Et le mot élève renvoie trop à l'école primaire. Apprenti est trop manuel. Celui qui reçoit la science , ou l'information, voilà qui est mieux. Ou, mieux encore simplement "celui qui apprend.;;" L'information va de celui qui la possède à celui qui ne la possède pas. Elle va de Dieu, qui est la source première, l'origine de l'information créatrice, à celui à qui Dieu communique l'information intelligible (le prophète, par exemple), qui à son tout la communique au peuple hébreu, qui à son tour est chargé de la communiquer à toutes les nations païennes.

Il est probable que l'un des deux disciples de Jean est celui qui a écrit le texte original de cet Evangile. Il ne se nomme jamais. Pourquoi ?

La dixième heure (verset 39). Dans le système hébreu ancien, la journée commence le soir, au coucher du soleil. La journée est divisée en deux parts : la moitié nocturne, du coucher au lever du soleil, et la moitié diurne, du lever au coucher du soleil. Chaque moitié est divisée en douze heures. Lors de l'équinoxe, la première heure commence vers 6 heures du matin. La dixième heure, c'est donc quatre heures de l'après-midi. Ce système horaire est celui de tout le Nouveau Testament.

Le fils de l'homme (verset 51). En hébreu ben ha-adam. On trouve cette expression particulièrement dans le prophète Ezéchiel et ensuite dans le livre de Daniel (7, 13). Pour comprendre cette expression hébraïque, il faut d'abord savoir qu'en hébreu ha-adam signifie l'Homme, l'humanité envisagée dans son ensemble, l'espèce humaine, et que d'autre part l'hébreu n'a pas d'expression pour dire : un individu appartenant à l'espèce de... Pour exprimer l'appartenance d'un individu à une espèce donnée, il emploie précisément l'expression : fils de... Un fils de l'Homme, c'est donc un individu appartenant à l'espèce humaine, c'est donc un homme. Il reste que cette expression utilisée constamment par Jésus, ainsi que l'attestent les évangiles, avait probablement une autre signification, qui se rattachait sans doute à Daniel 7, 13. La question est de savoir ce que le Seigneur entendait par là. La question reste ouverte.

B - Commentaire.

J'aime citer Confucius qui déclarait : "Si j'étais empereur de Chine, je prendrais un décret pour définir les mots." C'est ce que nous venons de faire. Il me reste à ajouter quelques précisions. Alors, vous serez entré dans "l'intelligence des Ecritures", du moins partiellement, car ce n'est jamais fini.

* Il semble que l'image de l'agneau ait été appliquée, en divers milieux, au futur chef d'Israël. Dieu ferait pousser les cornes du frêle agneau et le transformerait en bélier vainqueur. C'est ainsi qu'on évoquait la revanche des pauvres et des faibles. L'image pouvait être reportée sur le messie à venir. Comme, selon l'attente générale, le messie devait instaurer dans le pays un règne de sainteté et de justice, l'expression placée dans la bouche de Jean-Baptiste est à la fois dans la ligne de la pensée juive de l'époque ; mais parce qu'il parle du "crime du monde" il élargit la perspective à l'humanité entière.

* Pour les chrétiens à qui s'adresse l'évangile de Jean, il y a davantage. L'Agneau avait triomphé par la croix : l'image est donc proche de celle de l'Apocalypse où l'Agneau possède sept cornes, symboles de sa puissance. Un chrétien pouvait également faire le rapprochement avec l'agneau pascal, mais en dépassant l'image de la souffrance : l'agneau qui "porte, supporte, soulève le crime du monde apporte la délivrance. L'image résonne d'espérance. C'est dans cette perspective que se vont se rassembler les disciples : "Nous avons trouvé le Messie."

* Deux des disciples de Jean l'ont quitté pour suivre Jésus qui passe. De proche en proche, ils amènent d'autres disciples. Ces disciples vont utiliser plusieurs dénominations pour désigner Jésus : Rabbi, messie, fils de Joseph, fils de Dieu, roi d'Israël. Certains de ces titres sont courants (Rabbi, fils de Joseph), mais les autres sont de type royal (Messie, fils de Dieu, roi d'Israël.) Donc, dès le début on cherche à dire Jésus dans la complexité de sa personne. Le titre de "fils de Dieu" ne doit pas être entendu au sens théologique qu'on lui donne aujourd'hui. Dans le judaïsme, il a des sens divers. Ici, il est l'équivalent de l'autre appellation, "roi d'Israël". Lire le début du psaume 2 : "Le Seigneur m'a dit : tu es mon fils. Moi aujourd'hui je t'ai engendré." Il était courant de désigner un roi d'Israël sous cette appellation de "fils de Dieu."

* Jésus, quant à lui, préfère le titre de "fils de l'Homme". Il déclare : "Vous verrez le ciel ouvert t les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du fils de l'Homme." Cette parole fait référence au récit de la vision de Jacob à Béthel, quand il s'enfuit devant Esaü à qui il a volé son droit d'aînesse (Genèse, 28,17) : Jacob tombe de fatigue et s'endort sur le sol. Il voit en songe une échelle qui relie le ciel et la terre. Au-dessus de cette échelle circulait une foule d'anges qui montaient et descendaient. Or Jésus s'adresse à Nathanaël "véritable Israélite dans lequel il n'y a pas de tromperie" : ce dernier mérite bien le nom d'Israël, nom donné par Dieu à Jacob à la fin de son combat nocturne. Nathanaël, "le coeur pur" mérite de voir Dieu. A lui qui représente les croyants à l'âme simple et droite, Jésus dit : "Vous verrez..." Que verront-ils ? Ils verront s'accomplir le songe de Jacob : la relation (par les anges qui montent et descendent) est établie entre Dieu et l'humanité, grâce à la venue du "fils de l'Homme." 

( à suivre, le 7 décembre 2004)

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