L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'EVANGILE SELON SAINT JEAN 7 - L'entretien avec Nicodème (Jean 3, 1-21) 1 - Le dialogue.
C'est un procédé littéraire bien connu de l'antiquité comme des modernes. On a conservé les dialogues pleins d'humour de Lucien de Samosate. C'est une manière commode d'exposer ses idées. De même, plus connus encore, les Dialogues de Platon, où il est difficile de distinguer les idées de Platon de celles de Socrate. De nos jours, l'interview est un dialogue artificiel, puisque questions et réponses sont préparées d'avance et remaniées avec l'accord des parties.
Les dialogues de l'évangile de Jean se rapprochent des formes habituelles dont se servait la philosophie populaire de l'époque. Ils utilisent des procédés facilement repèrables, par exemple le malentendu. Dans le dialogue de Jésus avec Nicodème, c'est typique : Nicodème est là simplement pour donner la réplique ; bien plus, pour n'avoir pas l'air de comprendre. En effet, les rabbins juifs connaissaient le terme de "nouvelle naissance". Un maître juif n'aurait jamais eu l'idée de demander s'il fallait rentrer dans le ventre de sa mère, pour une nouvelle naissance. L'interlocuteur est donc là pour que le dialogue puisse rebondir, comme à la radio ou à la télé, un compère pose les questions préparées à l'avance, questions qui vont permettre de compléter et de préciser la pensée de l'auteur. Une méprise est une occasion de revenir sur une idée, de l'approfondir. C'est donc une manière vivante de présenter une catéchèse.
2 - Nicodème dialogue avec Jésus.
Commencez par relire le texte de l'évangile. C'est un texte riche, mais parfois difficile. Il utilise donc constamment ce procédé qu'est le dialogue avec tous ses malentendus. Et l'incompréhension de Nicodème permet d'aller plus loin dans l'enseignement des mystères de Dieu.
Nicodème nous est présenté quatre fois dans l'évangile de Jean. Son nom est un nom grec qui signifie : "Peuple de la victoire". Il fait partie du Sanhédrin, donc c'est un personnage en vue ; il représente ces juifs qui, en petit nombre, se posent des question au sujet de Jésus, qui ne manifestent pas d'hostilité systématique envers lui. On le trouve mentionné à trois reprises dans l'évangile de Jean : ici, au chapitre 3, puis au chapitre 7, 48-52, où il prend courageusement la défense de Jésus, et également au moment de la mort de Jésus : il participe à son ensevelissement (19,34). On fait sans doute également allusion à Nicodème, sans le nommer (12, 42), où l'on nous dit que même parmi les dirigeants du peuple juif, beaucoup avaient commencé à croire en Jésus, mais sans le proclamer publiquement, de peur d'être exclus. C'est peut-être, d'ailleurs, pourquoi Nicodème vient trouver Jésus de nuit.
Il donne l'impression de livrer à haute voix sa réflexion intime : s'il vient trouver Jésus, c'est qu'en voyant les signes que fait le Maître, il se dit que ce n'est pas possible de faire de telles choses, si on n'est pas "de Dieu". Et voici la première déclaration péremptoire de Jésus. Elle retentit comme une provocation : "Nul, s'il ne naît d'en-haut, ne peut voir le Royaume de Dieu."
3 - Quelques remarques
* "naître d'en-haut". Le verbe grec "anôthen" a un double sens : à la fois "d'en-haut'" et "de nouveau". Nicodème l'entend en ce deuxième sens. Il comprend qu'il s'agit d'une nouvelle naissance, ce qui n'est pas faux. C'est une allusion au baptême, naissance de l'eau et de l'Esprit. Ce thème d'une nouvelle naissance est commun à un certain nombre de religions orientales, et d'abord au judaïsme. Mais il faut aussi "naître d'en-haut". Et c'est le sens grec premier qui gouverne une grande partie de ce texte. Il est central dans la pensée de l'évangile de Jean. Et sur ce point, la catéchèse de Jean rejoint la pensée gnostique. L'opposition spaciale haut/bas se retrouve en 3, 31 : "Celui qui vient d'en-haut est au-dessus de tout. Celui qui vient de la terre est terrestre et parle de façon terrestre. Celui qui vient du ciel parle de ce qu'il a vu et de ce qu'il a entendu." Lisez également 8, 23 et 19, 11. C'est une manière précise d'exprimer l'incapacité du terrestre à atteindre ce qui est d'ordre divin.
* "Naître de nouveau" ou "naître d'en-haut" ? En fait, personne ne se donne la vie et de même que nous recevons d'autres personnes cette vie selon la chair, nous recevons de l'Esprit la vie des enfants de Dieu. Tous disent qu'ils vivent : ils font des projets et ils jouissent de la vie. pourtant il ne s'agit peut-être que de la vie selon la chair, la vie d'une personne non encore éveillée. L'autre vie, née de l'Esprit, est plus mystérieuse parce que l'Esprit est à l'oeuvre au plus profond de notre être. Nous voyons tout de l'extérieur. Nous observons le visage, le comportement de l'autre, mais nous ne voyons pas ce que Dieu opère en lui. Pourtant, un croyant attentif, guidé par l'Esprit, découvre peu à peu que ses raisons d'agir et ses ambitions ne sont plus les mêmes qu'avant. Il se sent bien avec Dieu et sans craintes près de lui. Il découvre que ce n'est pas tellement lui qui dirige sa vie, mais Un Autre vivant en lui, bien qu'il ne sache pas dire exactement ce qui se passe en lui.
* "Le Royaume de Dieu" : cette expression se retrouve deux fois (versets 3 et 5) dans cet épisode. Ce sont les deux seules fois où l'évangile de Jean l'utilise, alors qu'elle est excessivement fréquente dans les trois évangiles synoptiques. Jean préfère employer une expression similaire : il parle de "la vie" ou de "la vie éternelle".
* La chair et l'esprit. C'est une autre manière d'exprimer la même opposition que "d"en-haut et d'en bas".Je vous l'ai déjà expliqué : quand Jean parle de "la chair", il s'agit de l'homme, de la personne humaine dans sa condition faible et mortelle. On ne saurait donc se confier dans "la chair", mais dans "l'esprit". Donc, ne pas mettre sa confiance en soi. On retrouve cela dans toute la Bible. C'est même l'expérience fondamentale du peuple de Dieu. Pascal parlera de trois "ordres" : corps, pensée, charité, les deux premiers sont de l'ordre de "la chair", car la pensée humaine ne saurait percer les desseins de Dieu, tandis que l'ordre de "l'esprit" est celui de la charité.
* Toute la tradition biblique annonce l'Esprit comme celui qui sanctifie. Lire Joël 3,2, Ezechiel 36 25-29. Ezéchiel compare l'action de l'Esprit à une aspersion d'eau pure. Isaïe, lui, parle d'un souffle (4, 4), sprit de jugement et d'incendie. Isaïe 44, 3 le compare à un ruissemment sur une terre déssechée: toutes ces comparaisons sont images du baptême.
* Jean compare l'Esprit à un vent (verset 8). Le même mot, en hébreu (ruah) et en grec (pneuma) signifie souffle, vent et esprit. il est donc facile de passer du vent qui souffle où il veut à l'Esprit dont il faut naître.
* Au verset 11, l'évangile passe brusquement du "je" au "nous", pour indiquer une intervention de la communauté : "nous témoignons de ce que nous avons vu". Le thème du témoignage est essentiel à l'évangile. N'oublions pas que les apôtres sont d'abord essentiellement des témoins. Leur mission est de témoigner de ce qu'ils ont vu et entendu. Et cette parole n'est pas seulement un compte-rendu. La Parole est toujours efficace, créatrice ou restauratrice.
* Le verset 12 est difficile. "Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel ?" Mais ce verset est la plaque tournante du texte. Jusqu'ici, Jésus a parlé de choses connues dans le judaïsme : l'opposition chair/esprit, la nouvelle naissance. Du moins croyait-on en connaître la signification. Il y avait eu des révélateurs, Moïse, monté si haut au Sinaï, Hénoch enlevé au ciel pour percer les secrets cosmiques. De même, il y avait d'autres révélateurs dans les religions teintées de gnose : tous avaient fait des ascensions planétaires . Or, au verset 13, l'évangile affirme que "personne n'est monté au ciel sinon le Fils de l'homme". Toutes les révélations qui prétendaient donner le salut s'effacent devant la seule révélation, que donne Jésus. Il est l'unique qui puisse relier ciel et terre (comme au chapitre 1, 51).
* Or, quelle est cette révélation, devant laquelle toutes les autres ne sont que terrestres ? C'est celle du serpent d'airain. Vous connaissez sans doute cet épisode de la longue marche du peuple israélite au désert : Les gens doutent de la bienveillance de Dieu à leur égard et des serpents envahissent le camp. Tous ceux qui sont mordus meurent, jusqu'à ce que Dieu dise à Moïse de fabriquer un serpent de bronze, de le placer sur un poteau : il suffira de regarder vers le serpent d'airain pour être guéri. Voir l'histoire au livre des Nombres 21, 8. Le livre de la Sagesse, parlant du serpent d'airain, déclare que "par lui, c'était la Parole qui guérissait." L'image s'applique donc au Verbe, la Parole incarnée qui vient guérir l'humanité. (versets 14 et 15)
* Notez également le mot "élevé" qui a un double sens. Jésus sera élevé de terre, sur une croix, pour son supplice ; mais en même temps, cette élévation sera une exaltation, une glorification. Comme si l'ascension en croix se prolongeait par l'ascension céleste. Ou plutôt, il s'agit d'une même élévation. Peu à peu se révèle le mystère de la croix, l'abaissement étant le lieu de la gloire. Lire Isaïe 52, 13-15.
* Ce chapitre de l'évangile de Jean est essentiel, en ce qu'il comporte une démythologisation de toutes les autres révélations de toutes les religions. Révélation unique, qui seule donne le salut, parce qu'elle manifeste l'amour de Dieu (verset 16 : "Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique..." ) Le projet de Dieu est un projet de salut (verset 17)
* Depuis le verset 12 était engagée la question du "croire". Ce "croire" fait accéder l'homme à des réalités qui, de soi, lui échappent. L'objet fu "croire", c'est le Fils de l'homme élevé, dans le mystère cponjoint de sa cricifixion et de son exaltation (verset 14). Déjà, pour qui comprend, commence le scandale. Les derniers versets touchent au secret de l'adhésion de l'homme à la vérité. L'accent y est mis fortement sur la responsabilité humaine.
3 - Un jugement ?
Jésus parle d'un jugement (versets 18-20), mais après avoir dit que "Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé." En quoi consiste donc le jugement dont il parle ? Remettons le passage dans son contexte. Nicodème vient trouver Jésus de nuit, et commence par lui faire des compliments. Jésus va le désarçonner une première fois en lui parlant de "renaître". Et comme l'autre ne comprend pas (il se demande comment on pourrait rentrer dans le ventre de sa mère), Jésus lui parle du "serpent d'airain", signe de vie après avoir été signe de mort (c'est le caducée des médecins, l'enseigne des pharmaciens). Donc, dans la pensée de Jésus, quand il sera "élevé" (sur la croix), il suffira de regarder vers lui, donc de croire en sa puissance d'amour, pour être sauvé. Et Jésus ajoute : "Celui qui croit en lui échappe au jugement, mais celui qui refuse de croire est déjà jugé."
Qu'est-ce que ce jugement ? Essentiellement un choix que l'homme peut faire. Je ne suis pas jugé, c'est moi qui me juge, qui choisis, c'est-à-dire que c'est moi qui, dans ma liberté d'homme, me situe par rapport à Dieu. Dieu me laisse libre, il m'offre simplement les deux voies : ténèbres ou lumière, refuser de croire ou croire (faire confiance) à l'amour de Dieu. Pas de "salut" automatique. Dieu me respecte trop pour cela. Il n'a pas besoin de robots, il veut que l'homme libre réponde librement à son amour. Mais ce n'est pas lui qui juge : c'est à moi de me prononcer. Si tu crois que Dieu est amour, il ne manifeste pour toi que de l'amour. Mais si tu refuses de croire qu'il est Amour, tu l'empêches de t'aimer, puisque tu refuses cet amour paternel.
Il n'y a qu'un seul juge : l'homme. Et Dieu subit le jugement de l'homme. Il est impuissant en face de notre liberté. Il se contente de proposer et de dire : "Si tu veux...!" Et ce jugement est permanent. Hélas, il n'est pas fait une fois pour toutes. Il y a toutes nos hésitations, tous nos doutes. Nous le savons bien. Et même, souvent, nous préférons les ténèbres, pour qu'on ne voie pas nos œuvres. Faire la vérité en soi, ce n'est pas si facile que cela. On s'illusionne plus ou moins volontairement, et on se complaît dans l'ombre et dans le flou, plutôt que de "regarder" vers Jésus crucifié, donnant sa vie par amour. La croix du Christ nous "met le nez dans notre misère", dans notre mal, et nous n'aimons pas cela.
Ce que Jésus attend de nous, c'est que nous cessions de refuser cette aspiration à une vie de clarté, de joie et de bonheur ; que nous abandonnions l'orgueil à travers lequel nous croyons nous protéger et nous défendre ; que nous apprenions à vivre en toute simplicité, en toute vérité. Renoncer à tous les remparts que l'on dresse contre l'angoisse. Dépasser les zones-frontières de l'incertitude et du doute, comme pour traverser un pont jeté entre deux rives, vers un autre monde qui appartient à Dieu, et où le seul refuge est la confiance. Ainsi, nous sortirons des ténèbres pour gagner la lumière. Dieu n'adhère ni à la terreur, ni à la peur, ni à la tyrannie des fausses hontes. Il veut, pour nous, la vie. Choisissez.
(A suivre, le 18 janvier 2005)
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