L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT JEAN

8 - La Samaritaine (Jean 4, 1-42)

1 - Lisons le texte, verset par verset.

v. 1-3 : Nous avons là une de ces rares longues phrases presque toujours un peu embarrassées, que Jean emploie pour désigner les situations délicates.

v. 5 : Sychar, c'est une cité non loin de Sichem. Près de l'actuelle Naplouse, en Cisjordanie.

v. 6 : Le puits de Jacob. En Deutéronome 33. 28, Moïse déclare : "Elle coule à l'écart, la source de Jacob, vers un pays de blé et de vin nouveau." Il s'agit de la source qui alimente en eau vive le puits dit "de Jacob" . "C'était un puits. Tout puits est une source mais toute source n'est pas un puits. Quand l'eau jaillit de la terre, on parle de source. Mais si l'eau est à une grande profondeur, on l'appelle un puits." (Saint Augustin) Les rencontres au bord du puits sont célèbres dans l'Ancien Testament . Le serviteur d'Abraham (Genèse 24, 13 et suivants) y rencontre Rebecca, qui deviendra la femme d'Isaac, et en 29, 2-12, c'est Jacob qui y fait la connaissance de Rachel. C'est près d'un puits où Moïse chasse les garçons qui ennuient les filles (Exode 2, 15-21) qu'il fait le connaissance de Cippora, dont il fera sa femme. Nous trouverons au verset 14 : "celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle." Il y a ici une allusion à la légende du Puits-Rocher qui s'appuie sur plusieurs texte bibliques. Lisez Exode 17, 1-7 ; Nombres 21, 16-18 ; Psaume 78, 15-16. De même saint Paul y fait allusion en 1 Corinthiens 10, 4 : "Et tous ils buvaient la même boisson spirituelle, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait : ce rocher, c'était le Christ." Cette légende du Puits-Rocher qui avançait avec le peuple, pour qu'il ait de quoi boire dans le désert tout au long de la longue marche vers la terre Promise était très populaire au temps de Jésus.

Les puits et les points d'eau jalonnent l'itinéraire terrestre et spirituel des patriarches et du peuple pendant l'Exode. L'eau de source, c'est le symbole de la vie que Dieu donne, et qu'il donnera aux temps messianiques.

v. 6 : La sixième heure. C'est midi, le milieu du jour, l'heure de la pleine lumière. Notez le symbolisme du chiffre 6 dans saint Jean : les 6 urnes de pierre à Cana, les 5 maris + 1 de la Samaritaine, 6 jours avant la Pâque, c'est l'onction de Béthanie, et la 6e heure, c'est aussi celle où Pilate présente le Christ flagellé à la foule en disant : "Voici votre roi."

v. 7-42 : et voici l'initiation progressive au mystère du Christ, à travers le dialogue avec la Samaritaine et la suite du dialogue. Pour cette femme qui vient puiser de l'eau - la corvée quotidienne - et ensuite pour ses compatriotes, Jésus, c'est d'abord un Juif (v. 9), puis un prophète (v. 19), puis le Messie (v. 26), ensuite le Christ (v. 29) et enfin le Sauveur du monde (v. 42). Examinons cela en détail.

v. 9 : "Comment, tu me parles, toi qui es Juif, à moi, une Samaritaine ?" La rupture entre Juifs et Samaritain date des années qui suivirent l'exil à Babylone. Au début, ce fut une réaction des Samaritains contre le rigorisme de la réforme juive. Les Juifs de pure race (ceux de Jérusalem) considéraient les Samaritains comme des bâtards, des sang-mêlés et des hérétiques. En effet, lors de l'invasion des Assyriens, ceux-ci avaient repeuplé cette région de Samarie avec des déportés provenant de 5 peuplades païennes, et ces peuplades étaient restées plus ou moins fidèles à leurs dieux, d'où un brassage de populations et un brassage politico-religieux. Peut-être la mention des 5 maris de la Samaritaine est-elle une allusion à cette situation historique.(Lire 2 Rois 17, 24-41) La haine entre les deux religions était implacable. Traiter quelqu'un de Samaritain était la pire injure. Lire le Siracide 50, 26 : "Il y a deux nations que mon âme déteste et la troisième n'est pas une nation : ceux qui sont établis dans la montagne de Séir (sans doute Edom), les Philistins et le peuple fou qui habite à Sichem." Les Samaritains étaient des hérétiques, car ils n'admettaient pas tous les livres de la Bible (on a encore aujourd'hui le Pentateuque samaritain et la secte des samaritains, extrêmement réduire, existe encore de nos jours) et ils étaient schismatiques parce qu'ils refusaient d'adorer Dieu au Temple de Jérusalem. Ils avaient leur lieu de culte sur le mont Garizim.

v. 10 : Jésus évoque le don de Dieu et se présente comme le dispensateur de l'eau vive. Cette eau vive n'est pas simplement celle de la source de Jacob, comme va le penser la Samaritaine. Le don de Dieu : entendons-nous bien, en grec, il s'agit toujours d'un don gratuit, d'un cadeau. C'est ce que saint Paul appelle la grâce. En Ephésiens 4, 7, il écrit : "A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ."

v. 11-12 : La source existe toujours. Elle est maintenant souterraine et captée par un puits, à 1 kilomètre de Sichar. Depuis le IVe siècle, les pèlerins connaissent le puits de Jacob, près de Naplouse. On n'a pas pu y aller lors de mon deuxième pèlerinage en Terre Sainte. Par contre, en 1981, on avait pu entrer dans l'enceinte (gardée alors par des militaires israéliens) où il y a une église qui abrite le puits et un jardin bien reposant. Les archéologues connaissent bien ce puits. il est profond de 32 mètres.

v. 13-14 : C'est l'explication du verset 10. Cette eau dont il est ici question est nettement indiquée comme symbole de l'Esprit Saint en 7, 37-39.

v. 15 : La Samaritaine ne pense qu'à une eau merveilleuse. De même, les Juifs interprètent les paroles de Jésus dans un sens matériel. Par exemple : "Détruisez ce temple..." Il y a ainsi des tas de malentendus chez Jean. Cf. 6. 27-31 ; 7. 33-36 ; 11. 11-13 et 23-23 ; 13. 36-37 ; 14. 5-8. Le Christ de l'évangile de Jean aime utiliser des mots qui, pris au sens naturel,sont compris seulement des interlocuteurs, mais qui ont un sens surnaturel; figuré, que seuls les disciples peuvent comprendre : Temple, renaissance, eau, pain, réveiller, élever, laver. D'où une méprise qui permet à Jésus de développer son enseignement.

v. 18 : Jésus sait tout sur chacun de ses interlocuteurs. Rappelez-vous Nathanaël, en Jean 1, 48

v. 19 : "Tu es un prophète". Alors la Samaritaine fait dévier la conversation sur un sujet religieux.

v. 20 : Cette montagne. C'est le mont Garizim, sur lequel les Samaritains avaient jadis édifié un temple rival de celui de Jérusalem. Ce temple avait été détruit par Jean Hircan en 129 avant J.C.

v. 21 : "L'heure vient". Dans l'évangile de Jean, sept fois est annoncée que "l'heure vient", et sept fois que "l'heure est venue". Et dans trois cas, il lie les deux formules. Pour Jean, c'est l'annonce du Messie, fils de David = 14 fois annoncé.

v. 22 : Le salut vient des Juifs. Israël est exemplaire pour l'humanité entière. Dans son expérience, c'est toute l'expérience spirituelle de l'homme qui est décrite. Jésus se situe en Juif. Et quand il s'opposera aux Juifs, ce sera non de l'extérieur, mais du centre le plus profond d'Israël.

v. 23 : "En esprit et en vérité." Le don de l'Esprit promis par Jésus permettra de connaître et d'adorer Dieu comme Père. C'est là le culte en vérité, différent de tout autre culte, et notamment opposé à celui du Temple de Jérusalem, désormais dépassé et révolu.

v. 24 : "Dieu est esprit". Ne pas lire cette expression comme s'il s'agissait de décrire un "pur esprit", spirituel différent du corporel. Dieu est esprit en tant que source des dons spirituels.

v. 26 : "Je le suis" : C'est comme Dieu qui se présente à Moïse au buisson ardent en lui disant : "Je suis", "ego eimi" en grec, Yahweh en hébreu. Non divin que Jésus emploie ici pour se dire.

v. 27 : Les disciples sont surpris, étonnés, pas seulement à cause des usages ( cela ne se fait pas, un homme qui parle seul à seule à une femme) ; leur étonnement va plus loin. pourquoi Jésus transmet-il la Parole à une femme, d'abord, et à une Samaritaine, de surcroît.

v. 34 : "Accomplir l'oeuvre (de celui qui m'a envoyé)" : il s'agit de l'oeuvre de salut pour laquelle il est venu.

v. 35 : "Encore quatre mois...", un proverbe pour inciter à la patience : après les semailles, il n'y a qu'à attendre la moisson. En regardant pousser, on peut estimer le temps. La moisson eschatologique a commencé et elle doit s'étendre à toutes les régions du monde, en premier, aux Samaritains qui s'approchent.

v. 38 : "Je vous ai envoyé moissonner..." En fait, Jésus ne les enverra moissonner qu'en 20, 21, mais sa décision est déjà prise. Les moissonneurs, ce seront les apôtres ; les semeurs, ceux qui les ont précédés et surtout Jésus lui-même.

v. 42 : Ils ont commencé à croire sur le témoignage de la femme. Mais ensuite, les Samaritains ont fait le chemin vers l'épanouissement de la foi : ils écoutent directement la Parole. Il est le "Sauveur du monde" : on trouve le mot Sauveur appliqué à Jésus dans quelques passages du Nouveau Testament, mais une seule fois - ici - il est dit de Jésus qu'il est le "Sauveur du monde." Signe de l'universalité du salut, symbolisée par la conversion des Samaritains. Nous avons donc là, tout au long de ce récit, une progression dans la révélation, jusqu'à ce point culminant : Sauveur du monde.

2 - Quelques remarques

* Les Juifs détestaient cordialement les Samaritains. D'autre part il était impensable, en ce temps là de parler à une femme dans un lieu public. Mais Jésus s'élève au-dessus des préjugés de race ou de société : il entame une conversation avec une Samaritaine. Il accueille en cette femme tout le peuple palestinien. La femme était d'une autre province avec une religion rivale, mais Samaritains et Juifs partageaient les mêmes promesses de Dieu et attendaient le Sauveur.

* Première préoccupation de la femme : comment étancher sa soif. Les ancêtres allaient de source en source avec leurs troupeaux. Les plus connus d'entre eux (comme Jacob) avaient creusé des puits autour desquels le désert commençait à fleurir. C'est donc ici comme une parabole : les hommes cherchent partout à étancher leur soif, mais ils doivent travailler dur pour creuser et ce n'est jamais que de l'eau de puits. Heureux encore si leurs bassins ne sont pas fissurés (Jérémie 2, 13). Jésus par contre donne l'eau vive, le don de Dieu pour ses enfants, c'est-à-dire l'Esprit Saint (7, 37). Quand il y a de l'eau dans le désert, même si elle ne parvient pas à la surface, on la reconnaît par la végétation plus dense. C'est la même chose pour nous, quand nous vivons vraiment : nos actions se font meilleures, nos décisions plus libres, nos pensées s'orientent vers l'essentiel. Mais nous ne voyons pas l'eau vive d'où proviennent tous ces fruits : c'est la vie éternelle contre laquelle la mort ne peut rien.

* Seconde préoccupation de la Samaritaine : où se trouve la vérité ? Jésus lui dit : "tu as eu cinq maris..." Cela fait penser au destin de beaucoup : ils ont servi bien des maîtres ou "maris" sans jamais voir en lequel reconnaître leur Seigneur. Et pour commencer, quelle est la vraie religion ? Les Samaritains avaient leur Bible, un peu différente de celle des Juifs et, là même, à quelques kilomètres du puits de Sychar, se trouvait leur temple qui avait rivalisé avec celui de Jérusalem. Jésus maintient que la religion juive est la vraie : le salut vient des Juifs. Il ne partage donc pas l'opinion de ceux qui disent : "Peu importe l'Église à laquelle nous appartenons, puisque Dieu est le même pour tous." Cependant, même si l'on a la chance d'être dans la vraie religion, il faut toujours en arriver à une connaissance spirituelle de Dieu. L'Esprit que nous recevons du Fils nous permet d'adorer Dieu dans la vérité. Le Père désire de tels adorateurs qui entrent en rapport intime et personnel avec lui. "Adorer en esprit et en vérité" : ce ne sont pas nos prières que Dieu cherche, mais la simplicité et la noblesse de notre esprit.. L'Esprit de Dieu ne peut être communiqué qu'à ceux qui le cherchent en vérité et qui vivent selon la vérité dans un monde de mensonge.

* Ce récit est comme une parabole de notre vie. Nous sommes tous cette Samaritaine. Cette rencontre au puits de Jacob est l'histoire de notre propre rencontre avec Jésus. Les voies par lesquelles Jésus conduit cette femme à le reconnaître et à l'aimer sont les voies par lesquelles il accomplit notre conversion, pas à pas. A la fin, la femme devient disciple de Jésus et par sa propre expérience, elle devient aussi son apôtre. La connaissance personnelle de Jésus est source de l'apostolat. Evangéliser, c'est partager notre expérience avec autrui.

3 - Un commentaire

Décidément, Jésus ne fait jamais rien comme les autres ! Il est envoyé par son Père pour apporter au monde une Bonne Nouvelle. On aurait pu imaginer que, pour transmettre la Bonne Nouvelle, il s'adresserait à un homme, à un compatriote Juif, à quelqu'un d'honorable. Non ! Il s'adresse à une femme, une Samaritaine, et, qui plus est, à une femme dont la réputation est certainement douteuse.

Jésus, en effet, avait trois bonnes raisons de ne pas s'adresser à la Samaritaine. D'abord, parce que c'était une femme et qu'à cette époque-là, jamais un homme ne se permettait de s'adresser seul à seule à une femme qui n'était pas la sienne. Deuxièmement, cette femme était une Samaritaine, et depuis 700 ans, les Juifs considéraient les Samaritains comme des bâtards, des hérétiques, des ennemis. On ne se parlait plus. Enfin, il y avait une troisième bonne raison pour ne pas s'adresser à cette femme : c'est qu'elle en était à son sixième mari, et donc qu'aux yeux de ses compatriotes, elle ne devait pas avoir une réputation de sainteté !

Et pourtant, c'est grâce à cette femme, à la Samaritaine, que nous est parvenu, à nous aujourd'hui, le grand message de l'Amour de Dieu. Il nous aime tellement qu'il nous envoie son fils, bien plus, il nous donne sa vie. Jésus dit à la Samaritaine : "Si tu savais le don de Dieu ET qui est celui qui te parle, tu lui demanderais de l'eau vive".

Il nous faut réfléchir sur ce don que Dieu nous fait en son fils Jésus. Je lisais récemment, dans les journaux, une information concernant les empreintes génétiques. Vous savez que maintenant, grâce à une simple prise de sang, un homme peut savoir, par exemple, s'il est vraiment le père de tel enfant. On peut également se servir de cette méthode pour conduire une enquête policière. Chaque être humain est unique et transmet une part de ce qui fait son identité à ses descendants. Quand un homme donne la vie, il ne se contente pas de transmettre la vie, il donne un peu de SA vie. Il donne certains traits qui sont de lui, et de lui seul ; il transmet certains traits qui fondent sa propre identité. De même, Dieu ne nous donne pas seulement la vie, mais SA vie. C'est-à-dire que par certains aspects de notre personnalité, nous ressemblons à Dieu, notre Père. C'est cela que Jésus veut nous dire quand il parle du don de Dieu : il nous communique sa vie d'amour, comme une source jaillissante de vie éternelle.

C'est donc une révélation extraordinaire que Jésus fait à cette femme. Et s'il l'a fait à la Samaritaine, ce n'est pas pour rien. Car cette vie qu'il nous communique comme une source d'eau vive, elle jaillit pour nous, et elle nous transforme pour que nous puissions être nous-mêmes source d'eau vive. Est-ce que nous avons soif ?

En tout cas, la Samaritaine, elle, avait soif. Pas seulement soif de l'eau qu'elle venait puiser plusieurs fois par jour au puits de Jacob, une soif qui s'éteignait seulement pour quelques instants quand elle avait bu. Elle avait soif d'absolu, je crois. Elle avait une soif d'amour : six couples : les cinq premiers ratés, et le sixième ? "Je n'ai pas de mari". Le sixième ne devait pas encore être le bon. Elle voulait trouver l'amour, et elle cherchait désespérément jusqu'à ce qu'elle rencontre le "septième homme", celui qui vient se présenter pour apaiser toute sa soif d'amour. Avons-nous soif ?

A la Samaritaine, Jésus a fait faire des "passages". Je pense qu'elle n'a peut-être pas très bien compris le premier passage : de l'eau ordinaire à l'eau vive. Jésus voulait lui dire qu'il y avait toutes sortes de soifs, et pas seulement la soif ordinaire d'une boisson quelconque : toutes nos soifs humaines, faim et soif de respectabilité, de bonheur, d'amour. Est-ce que nous avons ainsi soif d'absolu, soif d'un amour total ? En tout cas, Jésus va lui faire faire ce passage. Et bien d'autres passages ! La Samaritaine, comme nous tous, avait dans l'idée un Dieu lointain, et voilà que d'un seul coup, elle fait la rencontre d'un Dieu tout proche. Elle pensait "religion", et même (pardonnez-moi l'expression) "boutique". Faut-il adorer sur la montagne ou à Jérusalem ? Jésus l'invite à passer de la religion-boutique au culte "en esprit et en vérité". Elle va parvenir à la vraie foi. La Samaritaine a fait ces passages très rapidement, et ensuite, elle est allée crier sa foi aux gens de son pays. Avons-nous soif ?

(à suivre, le 1er février)

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