L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT JEAN

10 - La multiplication des pains (Jean 6)

Chose rare dans l'évangile de Jean : le récit de la multiplication des pains est très proche des récits qu'on trouve dans les évangiles synoptiques. Chez Jean, il est un signe central parmi les sept signes qu'il rapporte : il est le quatrième, et curieusement il englobe le cinquième signe : la marche sur les eaux, qui est placé entre le récit de la multiplication des pains et le discours sur le pain de vie. Ce discours, avec les choix qui le suivent, donne à l'ensemble une grande importance.

1 - Les récits (6, 1-25)

A - La tradition avant Jean.

Jean reçoit de la communauté primitive tout un héritage dont nous avons des témoins précis dans les synoptiques, qui contiennent 5 récits de multiplication des pains : deux dans Matthieu, deux dans Marc et un dans Luc. Les deux de Matthieu sont très proches des récits de Marc. Le premier récit de Marc (6, 30-44) est écrit pour un milieu palestinien, le second (8, 1-9) est passé par un milieu grec, celui des hellénistes. Luc n'a qu'un récit (9, 10-17), très semblable au premier récit de Marc. L'opinion générale des spécialistes est que tous ces récits se rapportent à un seul événement de la vie de Jésus, événement transmis par des voies différentes et surtout raconté avec une certaine diversité d'orientations catéchétiques.

En fonction du récit de Jean 6, il faut retenir de ces cinq récits synoptiques que Jésus avait, en multipliant les pains, figuré le repas de la Cène. Il a prononcé la bénédiction sur les pains et les poissons, rompu des pains et les a donnés à ses disciples (Marc 6, 19). De même à la Cène, Jésus a prononcé la bénédiction et rompu le pain (Marc 14, 22). En Marc 8, 6, Jésus avait rendu grâces - en grec "eucharistein", verbe plus hellénisé, employé aussi pour les récits de la Cène. De ce verbe grec vient le mot eucharistie.

On sait que dans les représentations des catacombes les pains et les poissons étaient figuratifs du repas eucharistique, notamment dans la catacombe de saint Callixte (IIe siècle). Mais c'est dès les origines que les premiers chrétiens ont fait un lien étroit entre multiplication des pains et Cène. Les pains étaient distribués par l'intermédiaire des disciples et "ceux qui venaient de loin" (les païens) avaient été invités à partager ce pain (Marc 8, 3)

Le thème du désert, qui sera si important dans le discours sur le pain de vie était déjà mis en relief dans Marc 8, 4. Le rapport entre pain et Parole, fondamental chez Jean, l'est aussi chez Marc : après avoir fourni l'enseignement, les disciples doivent aussi fournir le pain à la communauté (Marc 6, 30-37). Ils ont aussi l'esprit bouché pour passer à un autre plan que le plan matériel (Marc 8, 14-21). Tous ces motifs ressurgissent d'une manière ou d'une autre dans l'ensemble de l'évangile de Jean.

B - La perspective de l'évangile de Jean (6, 1-15)

Le récit de Jean suppose une tradition antérieure connue du lecteur. En effet il n'est pas question que la foule ait eu faim. Et la question "Où achèterons-nous les pains ?" vient d'une initiative de Jésus lui-même sans qu'en soit signalée la raison. Jean ne signale pas non plus que l'endroit est désert.

Par contre c'est Jean qui signale que cela se passe dans la montagne, comme en Matthieu 15. Et en disant que la Pâque approchait, il suggère le lien entre Pâque et Eucharistie. Comme pour Marc les gens sont assis dans l'herbe, détail qui peut évoquer le printemps (Pâque) où fleurit le désert. Marc signale l'herbe verte, peut-être pour évoquer les "verts pâturages du Psaume 22 où le Berger Messie emmènera reposer son peuple. Les chiffres de Jean (200 deniers, 5 pains et 2 poissons, 5 000 hommes, 12 paniers) sont conformes à la première tradition de Matthieu et Marc.

La portée eucharistique du récit lui-même est moins évidente que celle des synoptiques. Jean emploie lui aussi le mot "eucharistein". Bien des spécialistes ont saisi un rapport entre les morceaux de pain rompu rassemblés au verset 12 (Marc dit "ramassés") et le rituel eucharistique de la Didachè : "Comme le pain rompu autrefois disséminé sur les collines a été rassemblé pour devenir un, qu'ainsi ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre."

"Pour que rien ne se perde" évoque Jean 6, 27 : "Travaillez pour la nourriture qui ne se perd pas". Ainsi déjà serait mis en valeur le caractère figuratif de la nourriture distribuée par Jésus.

Deux traits particuliers donnent au récit une orientation particulière :

* Le motif de la question de Jésus à Philippe : "Il disait cela pour le mettre à l'épreuve, mais il savait bien ce qu'il allait faire (verset 6). Déjà surgit ici le thème de la mise à l'épreuve, de la tentation, thème qui sera essentiel tout au long du discours sur le pain de vie et qui éclatera à la fin, lorsque les disciples devront choisir, thème qui va se glisser dès la fin du récit, lorsque Jésus doit échapper à la foule et que s'amorce la déception.

* Un petit détail qui prend sa signification par rapport à la suite : les pains, chez Jean, sont des pains d'orge. Or la seule multiplication des pains dans l'Ancien Testament appartient à la geste d'Elie : sur l'ordre du prophète, on distribue les 20 pains à 100 personnes (2 Rois 4, 42-44). Cette allusion aux pains d'orge prépare la réaction de la foule : "C'est véritablement le prophète qui doit venir dans le monde ." (verset 14)

C- Dans la perspective historique de l'attente d'un peuple.

Historiquement, il se trouve que sous le mot de Messie, on attendait un roi-prophète. Au verset 15 : "Or Jésus, sachant qu'on allait l'enlever pour le faire roi, se retira à nouveau seul sur la montagne." La Vulgate traduit "s'enfuit". Il n'a sans doute pas été facile pour Jésus de se dérober à la foule. Signe du malentendu constant dont les quatre évangiles nous informent : le Christ, contrairement à ce que pensent les gens, ne vient pas restaurer la royauté en Israël. Sa mission est bien plus grande : achever la création et la conduire jusqu'à l'union de l'homme avec Dieu, après la nouvelle naissance qui rend l'homme capable de cette union.

Mais il faut comprendre les gens. A l'époque de Jésus régnait une grande effervescence dans les masses juives. Flavius Josèphe rapporte qu'il y a eu de nombreux soulèvements, vite étouffés par les Romains. C'est d'ailleurs un des aspects intéressants qu'a revêtu l'attente du Messie à l'époque de Jésus. On attendait un prophète qui trancherait des cas de conscience épineux ; on attendait un retour d'Elie. Selon d'autres traditions, Élie devait précéder et annoncer le Messie. On attendait aussi un nouveau Moïse. Relire Deutéronome 18, 15 : "C'est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d'entre tes frères. C'est lui que vous écouterez." Ce texte a beaucoup impressionné la tradition juive. Il est cité dans les écrits de Qumran. Il est cité dans les Actes des Apôtres qui l'appliquent à Jésus (3, 22 - 7, 37) Ce prophète attendu serait un libérateur des derniers temps. Il ferait pleuvoir de nouveau la manne. Ceci explique certaines allusions du discours sur le pain de vie.

Le prophète attendu réunissait dans sa personne des traits appartenant à Moïse, Elie, Elisée : les trois prophètes inspirés par un même Esprit étaient comme résumés dans les traits concernant le prophète à venir. On a un témoignage de cette attente dans Jean 1, 21-25 et 7, 40. Et les premiers chrétiens diront toujours de Jésus qu'il est le prophète attendu. Pour les foules de Jean 6, 15, c'est encore plus complexe : l'attente du Messie est d'abord l'attente d'un libérateur politique, avant celle d'un Messie pour une libération spirituelle. Il semble même, d'après une édition de Flavius Josephe, que la foule a fait pression sur Jésus.

Le renseignement de Jean 6, 15 éclaire le passage correspondant de Marc 6, 45 où Jésus, d'une part oblige les disciples à s'embarquer, d'autre part renvoie la foule. S'il y avait danger de soulèvement, on comprend que Jésus ait voulu se séparer de ses disciples qui auraient été les premiers à prendre la tête du mouvement. Resté seul avec la foule, il essaie de la disperser. D'après Marc, il va dans la montagne pour prier ; d'après Jean, il s'y retire ou il s'enfuit. Jésus a certainement vécu là un moment critique de son ministère.

D - La marche sur la mer (6, 16-25)

Les disciples dans la barque se débattent contre une mer démontée, qui figure assez bien leur marasme. Ils viennent de voir s'écrouler la plus belle occasion de faire une marche sur Jérusalem et de bâtir enfin le Royaume promis par les anciens prophètes. C'est la ténèbre (v. 17) Pour les anciens, la mer est habitée par des puissances maléfiques qui symbolisaient les force du mal. C'est là que Jésus va les rejoindre.

On peut comparer avec Matthieu 14, 22-33 et Marc 6, 45-52.

Jésus marche-t-il sur la mer ou au bord de la mer ? Grammaticalement, les deux interprétations sont possibles. La deuxième est une lecture rationaliste. Si c'était le cas, les disciples ayant aperçu Jésus dans la brume auraient pris peur ? Mais ils étaient alors certainement proches du rivage, si proche qu'ils auraient abordé (v. 21) Mais aucun des trois récits ne considère la marche de Jésus comme naturelle. Il est même probable que dans Jean l'apparition de Jésus vienne pour réconforter les disciples. "C'est moi, ne craignez pas". Cette formule, en grec "ego eimi", peut se traduire par "Je suis", le nom divin, Jahweh en hébreu. Alors Jésus, qui vient d'échapper à la royauté terrestre apparaît dans sa gloire de Fils de Dieu : c'est typiquement dans la manière de l'évangile de Jean. En toute hypothèse, la présence de Jésus a ramené le calme et la paix.

(A suivre le 1er mars)

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