L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

 Le livre de JOB

(Dieu, le mal et la souffrance)

 

Chaque fois que, dans notre vie, nous rencontrons
le malheur, la misère, le mal, la souffrance, la mort,
nous nous posons instinctivement la question :
"Mais Dieu, qu'est-ce qu'il fait ? A-t-il quelque chose à voir avec le malheur ?
En est-il responsable, ou reste-t-il indifférent ?
A cette question, le livre de Job essaie de répondre.

 

3 - Pour comprendre le livre

A - La charpente de l'oeuvre

Regardez le tableau ci-dessous. Vous remarquerez que le livre de Job, tel qu'il est dans votre Bible, a été rédigé par phases successives, et qu'il a fallu plus de six siècles pour en arriver au texte actuel. On y découvre des éléments de style très différent.

Xe - XIe siècles (?)

Prologue
chapitres 1-2

Cadre en prose (Xe - IXe siècle)

Epilogue

chapitre 42, 7-17

Première moitié
du Ve siècle

Monologue
ch. 3

Dialogues
ch. 4 - 27

Monologue
ch. 29 - 31

Théophanie
ch. 38,1 - 42, 6

Milieu du Ve siècle

Elihu

ch. 32-37

IVe - IIIe siècle

 

La sagesse ch. 28

1 - Le conte primitif. Si vous ressoudez prologue et épilogue, vous avez un conte populaire on prose, tel qu'on l'entendait raconter sous les tentes des nomades, bien avant qu'Israël ne l'intègre dans son patrimoine. A en juger par les noms des personnes et des lieux, il semble que le conte soit né dans l'actuelle Jordanie. Le récit nous dit que Job vivait à Ouç : aujourd'hui c'est Tabouk, ville d'Arabie Saoudite sur la ligne de chemin de fer qui relie Damas à Médine. Donc l'origine du conte est arabe. Job n'est pas un Juif. Il est un "sage d'Edom". Ces sages, célèbres dans tout l'Orient, constituaient une caste internationale. Mais tout cela, c'est le cadre : un conte oriental, le cadre dans lequel viendra s'insérer le vaste poème.

 2 - Les dialogues poétiques. Dans la première moitié du Ve siècle un poète israélite de génie comprit tout le parti théologique qu'il pouvait tirer du vieux récit. Il écarta, comme les deux pans d'un rideau, les deux parties du conte primitif et dans l'espace ainsi ouvert, il entreprit de faire parler longuement Job (monologues des chapitres 3 et 29-31) et de le faire dialoguer, d'abord avec trois visiteurs, puis avec Dieu lui-même.

3 - Les discours d'Elihu. Vers 450 furent ajoutés, soit par le poète lui-même, soit par un autre rédacteur, les discours d'Elihu (chapitres 32-37) dont la problématique côtoie par moments celle du prophète Malachie (milieu du Ve siècle).

4 - Le poème sur la Sagesse (chapitre 28). Dernier en date des ajouts faits à l'oeuvre du Ve siècle, ce poème constitue une sorte de point d'orgue. Le rédacteur anonyme (IVe-IIIe siècle) qui l'a inséré à sa place actuelle a fait preuve d'un goût très sûr. Sans doute a-t-il voulu conclure les débats de Job et de ses amis en relativisant hardiment tout le savoir de l'homme et tous ses dires : l'homme ne connaît pas le chemin de la Sagesse et elle ne se trouve pas sur la terre des vivants. Le poète du chapitre 28 jette ainsi un pont entre les dialogues (4-27) et la deuxième moitié du poème, où Job, après avoir protesté de son innocence et lancé à Dieu son ultime défi (chapitres 29-31), verra à son tour contestés son pouvoir et sa sagesse.

B - LE PROBLEME DE LA SOUFFRANCE
AU TEMPS DE JOB

Le problème de la souffrance occupe une place déterminante dans la poésie antique des Hébreux, sous la pression de tragiques événements. Alors que ce problème n'existe que très peu dans la Torah. C'est seulement à partir du VIIIe siècle, et par suite des circonstances politiques, avec les deux royaumes d'Israël et de Juda qui commencent de chanceler, que se fait jour la question de la souffrance et du malheur. Cette question va devenir l'éducatrice du peuple hébreu.

Les grands prophètes dressent un tableau hallucinant des ruines qui laissent présager la catastrophe de 586 : prise de Jérusalem par Nabuchodonosor à la suite d'un long siège et de son cortège d'horreurs. Le roi Sédécias a été emmené en déportation, et le long des pistes jonchées de cadavres, les captifs marchent, chargés de chaînes. Parmi les sages et les prêtres, quelques-uns pensent que tout cela, c'est l'oeuvre de Dieu : il a cédé à sa terrible colère. Il punit son peuple. Les soldats babyloniens ne sont que des marionnettes entre ses mains. La souffrance du peuple, c'est l'oeuvre de Dieu qui frappe tout le monde, parce que tout le monde est solidairement coupable. Même les innocents. Il y avait un tas de braves gens qui étaient morts de faim dans ce siège, ou en déportation. Alors ?

Alors, eh bien, c'est sans doute qu'un de leurs ancêtres a péché. Voilà la terrible malédiction de Yahweh, qui continue de poursuivre une famille à cause de la faute d'un lointain ancêtre ! C'est comme en Grèce (la famille des Atrides par exemple). Fatalité inéluctable. Rappelez-vous David qui commet l'adultère avec Bethsabée : il sera puni. Non pas lui, mais son fils mourra. Dieu "poursuit la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations", dit le livre de l'Exode (20, 3). Mais progressivement cette idée de solidarité collective va s'atténuer, jusqu'à Ezéchiel, pour qui chacun n'est responsable que de ses propres fautes. Bien sûr, un seul innocent peut être puni pour les péchés du peuple (Isaïe 53, 2-5), mais cette idée perd du terrain : la religion devient une affaire personnelle. Chacun est responsable pour soi.

Pourtant, le problème n'est pas résolu. Quel sens pouvaient avoir la maladie, la ruine, les deuils, les humiliations, la mort ? Cela dépend de l'idée qu'on se fait de ce qu'il y a après la mort. Or, pour un brave juif de l'époque, après la mort commence un sort des plus misérables : le shéol. Sous la terre. Les morts y séjournent tout nus, dans une nuit totale. Une sorte de vie désincarnée. Enfermés sous clé, loin de Yahweh. Ils se nourrissent de poussière et des ordures laissées par les vivants. Pour les Hébreux, les morts ne sont pas torturés : ils se reposent. Mais ils ne jouissent d'aucun des bienfaits de la vie, surtout pas de la lumière. C'est donc très différent des Egyptiens. Il n'y a pas de sanction outre-tombe. C'est tout de suite, sur cette terre, que s'effectue le jugement, que Yahweh punit ou récompense. La récompense, c'est la richesse, une bonne santé, une longue vie et une nombreuse postérité. Donc, le succès terrestre est signe de la sainteté. Par contre, malheurs, adversité, maladie sont signes du péché et de la punition de Dieu. D'où respect de l'homme riche, de la mère de famille nombreuse, et surtout des vieillards. D'où mépris de la femme stérile, du pauvre, du malade, des veuves, des orphelins, des déshérités. D'où caractère intéressé de la prière. La prière, c'est un placement de père de famille.

Malheureusement, la vie se charge bien d'apporter de nombreux et cruels démentis à cette conception : des justes persécutés, les franches canailles qui jouissent de la prospérité, le onde n'en manque pas. Bon. Pour les justes, on peut chercher quelque péché secret et caché. Mais pour la franche canaille ? C'est un scandale. Le psaume 10, 12-13 s'indigne. Ce n'est pas de la jalousie, mais un scandale d'ordre métaphysique. Lisez donc le psaume 73, 2-6 ! Et comment expliquer le succès, la richesse du roi Jéroboam II, de Manassé, de Nabuchodonosor, toutes franches crapules ? Et puis, au retour de l'Exil, on voit des gens qui vivent à la mode païenne, qui se sont enrichis, alors que les rapatriés pieux, eux, restent pauvres. Double scandale. Et loin d'aider les malheureux, n leur jette la pierre. Rare est la pitié. Lisez également les psaumes 55, 13-15 ou 59, 21-22.

Nous voici donc devant un problème insoluble pou les théologiens. Ils disent bien : le mécréant dont les affaires prospèrent sera puni d'un seul coup par Yahweh... ou bien : terreur dans la nuit, l'impie torturé par sa conscience, cauchemars. Mais on se retrouve devant "le rire des gras" (c'est ainsi que la Bible appelle le riche sans scrupules). Alors ressuscite la vieille solution : l'impie sera châtié en la personne de ses enfants. Finalement, ce sont toujours les innocents qui paient. Il y a impasse . A l'époque, le problème de l'existence de Dieu ne se posait pas. Pour les esprits forts de l'époque (Ve-IVe siècle avant J.C.) la question religieuse est abordée par le problème de la punition ou de la récompense des justes et des méchants. Leur réponse : Dieu est sans pouvoir sur la vie humaine. Ils touchent là au point faible de la théologie.

D'autant plus que leur conception du rôle de Yahweh est étriquée. D'après la Torah, il s'agit d'un Dieu uniquement soucieux du péché de l'homme pour le punir. C'est l'intérêt qui semble être le motif de la vertu. Nulle part l'amour n'entre en ligne de compte. Même quand - dans le Deutéronome - on parle de l'amour de Dieu : l'intérêt bien compris du Juif doit l'amener à suivre Jahweh. Alors, le livre de Job ? Ce n'est pas une explication de l'énigme de la souffrance injuste. Il ne donne pas une solution du problème du mal. C'est plutôt une tentative de l'homme et désarroi pour se situer en vérité par rapport à Dieu, le Saint, le Tout-Puissant.

C - JOB, TEMOIN DE LA SOUFFRANCE HUMAINE

Le livre de Job est un réquisitoire contre l'atrocité de la souffrance humaine. Il y a un mystère toujours renaissant de la souffrance. Et ce mystère n'est pas résolu. Le chrétien qui souffre peut reprendre à son compte les cris de Job ; et celui qui ne souffre pas peut être tenté de reprendre à son compte les fausses consolations et les idiotes considérations des amis de Job.

* En face des grandes douleurs, il faut donc s'en tenir au silence respectueux et désolé.

* Ma souffrance a-t-elle un sens. Personne n'a le droit de me le suggérer. Personne, même mon meilleur ami. Mais moi, je puis la découvrir. C'est là une interprétation créatrice. Et alors il me faut me situer personnellement en face de Dieu. Job n'est pas seul. Il sait qu'il existe un tribunal humain. Et Job découvre par sa souffrance la souffrance des autres. Il refuse de tricher avec Dieu. Chez lui, il n'y a pas ces
"patiences, inventions anesthésiques
"mornes et sournoises abdications de la condition humaine
"platitudes calculées pour que le destin passe par-dessus"
dont parle Péguy.

Job refuse de courber l'échine et d'abdiquer. Dans ce livre, Dieu consacre lui-même les propos les plus hardis de l'homme qui souffre. Dieu témoigne, dans ce livre, en faveur de l'homme et contre la souffrance.

Et la réponse de Dieu, ce sera Jésus : Dieu qui se montre plus souffrant encore pour faire taire la plainte de l'homme.

Il est "celui qui souffre dans le silence et l'horreur de la nuit" (Pascal)

(à suivre, le 26 juillet)

Retour au sommaire